Provocateurs, les trois membres de General Idea (1969-1994) inventent leur histoire, qu’ils se chargent ensuite de transformer en réalité. « Nous voulions être célèbres, glamour et riches. Au fond, nous voulions être artistes, mais nous savions qu’en étant célèbres et glamour, nous pourrions nous dire artistes et être artistes […]. C’est exactement ce qui est arrivé. Nous sommes artistes, célèbres et glamour! » Le groupe, composé d’AA Bronson, de Felix Partz et de Jorge Zontal, se forme à Toronto à la fin des années 1960. Les trois vivront et travailleront ensemble pendant 25 ans. General Idea cesse ses activités en 1994, quand Partz et Zontal meurent prématurément, des suites du sida.
Avant General Idea
À l’origine de General Idea, il y a Ronald Gabe (1945-1994), Slobodan Saia-Levy (1944-1994) et Michael Tims (né en 1946). Les trois se rencontrent à Toronto, en 1969, où les attire la contreculture en pleine éclosion. Ils prendront respectivement les noms de Felix Partz, Jorge Zontal et AA Bronson. D’abord anonyme, General Idea se cristallise peu à peu en un groupe intentionnellement tripartite.
Gabe (Felix Partz) grandit à Winnipeg, au Manitoba, et fait des études à l’École des beaux-arts de l’Université du Manitoba. En 1967, pour un cours de gravure, il photocopie des œuvres célèbres d’artistes divers, dont Andy Warhol (1928-1987), Frank Stella (né en 1936), Nicholas Krushenick (1929-1999), Richard Smith (né en 1931) et Roy Lichtenstein (1923-1997), qu’il réunit sous le titre ludique de Some Art That I Like (Quelques œuvres d’art que j’aime), préfigurant les premières œuvres de General Idea, dans les années 1970. En 1968, il va en Europe et à Tanger. De retour à Winnipeg, il peint une série de ziggourats, inspiré par les motifs islamiques observés pendant ses voyages. General Idea intégrera d’ailleurs la ziggourat dans son imagerie. L’année suivante, Gabe rend visite à son amie Mimi Paige au Collège Rochdale, à Toronto, et choisit de rester dans la métropole.
Saia-Levy (Jorge Zontal) naît de parents juifs yougoslaves dans un camp de concentration à Parme, en Italie, à la toute fin de la Seconde Guerre mondiale. Après la Suisse, la Yougoslavie et Israël, la famille est admise par les services d’immigration du Venezuela et s’établit à Caracas. Dans les années 1960, Saia-Levy part étudier l’architecture à l’Université Dalhousie, à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Il étudie aussi le cinéma et le théâtre et se rend régulièrement à New York pour des cours d’art dramatique. À la fin de la décennie, le voilà à Vancouver, où il étudie la vidéo à l’Université Simon-Fraser (USF) et travaille avec Intermedia. Simultanément, il suit des cours d’interprétation auprès de la danseuse Deborah Hay (née en 1941). Ce séjour à Vancouver est significatif : c’est celui de la première rencontre entre Saia-Levy et Tims, qui dirige alors un atelier à l’USF. En 1968, Saia-Levy quitte Halifax dans l’intention de s’établir à Vancouver. Comme pour Gabe, un passage à Toronto se transforme en une installation permanente. Dans la métropole, il croise à nouveau Tims au Theatre Passe Muraille et fait la connaissance de Gabe.
Tims (AA Bronson) voit le jour à Vancouver en 1946 dans une famille de militaire ballottée un peu partout au Canada en fonction des affectations. Il s’installe à Winnipeg en 1964 pour étudier l’architecture à l’Université du Manitoba. C’est là qu’il rencontre Gabe, par l’intermédiaire d’une amie commune, Mimi Paige. Il décroche en 1967 avec quelques camarades pour créer une communauté alternative qui comprend une école libre, une commune, un marché gratuit et un journal d’avant-garde, intitulé The Loving Couch Press, auquel il collabore comme rédacteur. À la même époque, Tims est apprenti sans solde auprès d’un thérapeute spécialisé dans les communautés intentionnelles. Ce travail l’amène à sillonner le Canada et c’est dans ce contexte qu’il rencontre Saia-Levy à Vancouver et découvre le travail d’Intermedia. Désireux d’explorer d’autres communes, Tims se rend à Montréal puis à Toronto, où il s’installe au Collège Rochdale et devient bientôt membre de l’équipe des éditions Coach House Press et du Theatre Passe Muraille.
Cette expérience cumulative de l’architecture, du théâtre, du cinéma, de l’art, des communautés intentionnelles, de la Gestalt-thérapie et de l’édition indépendante porte les germes de l’œuvre de General Idea. Pour Bronson, le groupe est le fruit du « psychédélisme de la fin des années 1960, qui vibrent des révolutions étudiantes, des affiches fluorescentes, des journaux d’avant-garde et des idées de Marshall McLuhan, et il s’inspire d’Intermedia, premier centre d’artistes autogéré du Canada ».
Gestation d’un groupe
En 1969, Ronald Gabe, Slobodan Saia-Levy et Michael Tims sont à Toronto et se rencontrent au Theatre Passe Muraille pendant les répétitions d’une pièce intitulée Home Free (libre chez soi). Le théâtre a été créé dans le sillage du Collège Rochdale, une université libre et gratuite à caractère expérimental. Il s’agit d’une scène de la contreculture qui attire de nombreux visualistes. Bronson précise : « La contreculture était plutôt restreinte à l’époque, et s’épanouissait surtout en trois endroits : le Collège Rochdale, le Theatre Passe Muraille et la maison d’édition Coach House Press ».
Peu après leur rencontre, les trois emménagent dans une maison du centre-ville torontois, au numéro 78 de la rue Gerrard Ouest, en compagnie de Mimi Paige (qui est alors la petite amie de Gabe) et de Daniel Freedman (ami et acteur). Bronson se rappelle qu’ils sont alors tous chômeurs et s’amusent à créer de fausses vitrines dans les fenêtres de la maison qui a d’abord été un magasin.
Un jour, ils y mettent en scène des romans d’amour dont les protagonistes sont des infirmières. Leur cible : les pensionnaires de la résidence voisine, qui appartiennent précisément à cette profession. La vitrine donne à croire que la maison est une librairie, mais les clients sont empêchés d’entrer par un écriteau sur la porte annonçant le retour du libraire dans cinq minutes. Fait intéressant : le groupe ne considère pas ces premières expériences comme de l’art.
Les installations subséquentes sont publiques et à la fois plus ambitieuses et plus complexes. C’est le cas notamment de Waste Age (L’ère des rebuts), en 1969, une exposition collective présentée dans la maison, qui réunit des œuvres de Saia-Levy, Gabe, Tims et Mary Gardner. Nombre de ces premiers projets font appel à des techniques éphémères, dont le mail art, la performance, la photographie et le cinéma. Les amis travaillent tantôt en collaboration, tantôt seuls. Gabe expose des peintures, Saia-Levy, des photographies, et Tims se rend à Vancouver pour y donner une performance expérimentale.
En 1970, à Toronto, General Idea participe à une première exposition collective, intitulée Concept 70, dans une galerie appelée A Space, dont le nom remplacera peu à peu celui de Nightingale Gallery. Le groupe veut présenter une œuvre baptisée General Idea (Idée générale). Les propriétaires de la galerie se méprennent et inscrivent le groupe sous ce nom. Bronson raconte que c’est de là que le trio tire son nom. « C’était le titre d’un de nos premiers projets […] mais personne n’a compris! Tout le monde a pensé que c’était le nom du groupe ». Les artistes décident alors d’en faire leur nom. Au départ, le terme n’a donc aucune signification particulière, même s’il évoque l’armée et des sociétés comme General Electric. À la blague, Bronson précise qu’il s’agit de donner une « idée générale » de ce que fait le groupe et que l’allusion au commerce, loin d’être « politiquement correcte, à l’époque, est même assez radicale ». Le nom aide à gommer les identités de chacun des protagonistes et bat en brèche le mythe de l’artiste individuel comme génie.
À propos de la désinvolture du trio, Bronson explique : « On n’était qu’un groupe de personnes qui s’amusaient bien. On allait partout ensemble, dans les fêtes, partout. On était toujours ensemble. » Tous trois privilégient la manière théâtrale et mettent soigneusement en scène chacune de leurs présences publiques, arrivant aux vernissages en compagnie de tout un entourage.
Création de l’identité tripartite
Au début des années 1970, cédant à une pratique populaire des artistes de l’époque, Ronald Gabe, Slobodan Saia-Levy et Michael Tims se choisissent des pseudonymes. Gabe utilise d’abord les noms Felicks Partz et Private Partz, avant de fixer son choix sur l’insolent Felix Partz. Saia-Levy emprunte à un vieux disque le nom de Jorge Zontal (prononcé hori-zontal). Enfin, Tims devient AA Bronson, d’après le pseudonyme créé par l’éditeur d’un livre pornographique intitulé Lena, que Bronson a écrit avec Susan Harrison. En réalité, le pseudo est A. L. Bronson, mais la mémoire défaillante des amis en fait A. A. Bronson. Les points abréviatifs seront ensuite abandonnés.
En 1970, General Idea s’installe dans un loft situé au 87, rue Yonge, au-dessus du restaurant Mi-House, au cœur du district financier de Toronto. Au début de la décennie, la composition du groupe est volontairement amorphe. Partz rappelle : « On cachait à dessein qui était General Idea parce qu’on travaillait et qu’on vivait avec des gens différents, et chacun d’eux était General Idea. »
Le groupe crée quelques œuvres à partir du concept des concours de beauté, et c’est dans ce cadre que le personnage de Miss General Idea devient la muse du trio. À ce sujet, Partz explique : « C’était notre regard sur le monde des arts […], une interrogation sur la fabrication, la validation et le choix des chefs-d’œuvre auxquels on voue un culte. » The Miss General Idea Pageant (Le concours Miss General Idea), 1970, est mis en scène à l’occasion de l’événement multimédia What Happened (Ce qui s’est passé), présenté en 1970 à l’occasion du Festival of Underground Theatre au St. Lawrence Centre for the Arts et au Global Village Theatre. Le groupe reprend la même forme l’année suivante pour Le concours Miss General Idea 1971, 1971, plus élaboré, qui culmine en une performance au Walker Court du Musée des beaux-arts de l’Ontario. Le concept du concours de beauté montre l’intérêt précoce du groupe pour l’imitation satirique de manifestations populaires comme critique de la société. Aux dires du conservateur Frédéric Bonnet, le groupe a compris que l’artiste « n’est plus seulement une personne qui fabrique des choses qu’on accroche au mur; il est devenu un commentateur de la société ».
En 1972, General Idea présente une première exposition dans une galerie commerciale : la Carmen Lamanna Gallery, à Toronto. C’est le début de la relation avec le galeriste Carmen Lamanna, qui aura une influence considérable sur l’œuvre du trio. Cette même année, Bronson, Partz et Zontal, qui n’ont pas 30 ans, s’engagent à travailler et à vivre ensemble jusqu’en 1984, une promesse qui confirme la structure tripartite du groupe. Partz explique : « Il était devenu assez évident que Jorge, AA et moi étions le cœur du groupe General Idea, les plus engagés de tous. »
Déjà, une relation domestique s’est établie entre eux, et leur production artistique fait partie de leur vie commune. Bronson précise l’importance du choix de 1984 : « Pour nous, c’était un symbole orwellien de l’avenir. Je pense d’ailleurs que cette date a cimenté notre groupe : on pouvait toujours dire qu’il restait sept ans, puis quatre et ainsi de suite, jusqu’à ce que notre vie et notre travail collectifs soient devenus si habituels qu’on ne savait pas comment faire autrement. L’intensité de notre relation globale de vie et de travail nous droguait. » Au milieu des années 1970, les trois artistes commencent à clarifier leur identité, dissipant peu à peu l’ambiguïté qui a, jusque-là, entouré à dessein la composition du groupe. Partz assimile leur objectif à celui d’une campagne publicitaire : il s’agit de « définir l’image de marque de General Idea ». Les œuvres Showcard Series (Fiches), 1975-1979 et Pilot (Pilote), 1977, en sont la démonstration.
Au début des années 1970, General Idea fonde deux importantes institutions. Manifestant d’abord son intérêt pour l’appropriation de la forme des médias, le groupe lance le FILE Megazine, dont le logo est identique à celui de LIFE, populaire magazine d’information américain. Nous sommes en 1972, et FILE est conçu comme un « parasite du système de diffusion des magazines ». « On savait que les gens l’achèteraient, croyant reconnaître le magazine, et c’est ce qu’ils ont fait. On l’a imaginé comme une sorte de virus des réseaux de communication, un concept abordé par William Burroughs au début des années 1960 », raconte Bronson.
La seconde institution, c’est Art Metropole. À l’automne 1973, l’atelier de Partz, Zontal et Bronson est désormais au troisième étage du 241, rue Yonge, et Art Metropole occupe la partie avant de l’espace. Il s’agit d’un centre de distribution et d’archives, où l’on trouve à bon prix des livres d’artistes, des productions audio et vidéo et des multiples. Le but est de créer un système de distribution parallèle des produits artistiques. Toujours en fonction, Art Metropole tient une place importance dans l’histoire des lieux alternatifs au Canada.
Après le Pavillon
General Idea perce le marché des galeries et des musées européens en 1976. C’est le début d’une abondante histoire d’expositions en Europe, « le centre de notre vie commune » pour les dix années qui vont suivre, explique AA Bronson. En 1977, le groupe emménage dans un vaste atelier de la rue Simcoe. General Idea modifie alors le concept du concours de beauté et les trois adoptent le rôle d’archéologues de fiction, dans le sillage de la destruction du Pavillon 1984 de Miss General Idea, prétendument détruit par un incendie pendant le concours de Miss General Idea en 1984. Les trois artistes reprennent dans des expositions et des vidéos des documents de 1977 qui, déjà, annoncent et mettent en scène cette fausse destruction.
C’est ainsi que la vidéo Hot Property (Quartier chaud), 1977-1980, comporte des scènes filmées pendant le désastre fictif. Le commentaire en voix hors-champ souligne le mystère entourant l’événement : « Que s’est-il réellement passé? Pourquoi le pavillon de Miss General Idea 1984 a-t-il été rasé par l’incendie? Est-ce une réaction du public? D’un critique incendiaire? General Idea a-t-il voulu d’emblée étouffer les réactions avant le paroxysme? Beaucoup de questions sans réponse, beaucoup de détails inexpliqués, beaucoup d’ambiguïté et beaucoup d’indices. » Au cours d’expositions subséquentes, General Idea présentera les ruines présumées du pavillon et des objets censés en avoir été retirés. La création de reliques et de babioles venues du pavillon permet au groupe de profiter de la structure sous des angles divers et sur de multiples supports, tout en exploitant de façon nouvelle le concept du concours de beauté.
Le personnage de Miss General Idea disparaît progressivement vers la fin des années 1970. Une nouvelle iconographie émerge, où figure notamment le caniche, abondamment employé. Le chien apparaît parmi les ruines du pavillon en 1981, puis dans un portrait du trio déguisé, intitulé P is for Poodle (C pour caniche), 1983-1989, créé d’abord pour la couverture de FILE. Citons également une série de tableaux de grandes dimensions intitulée Mondo Cane Kama Sutra, 1984, exécutée avec une peinture luminescente et figurant des caniches en pleine fornication. Représentations métaphoriques des auteurs, les caniches sont un moyen codé de composer avec une identité trouble et de forcer les critiques d’art à parler de l’aspect sexuel des œuvres du groupe.
En 1979, le Stedelijk Museum d’Amsterdam devient le premier à proposer une exposition individuelle de General Idea en contexte muséal. La présentation est fondée sur des œuvres produites pendant une résidence organisée en collaboration avec le de Appel Arts Centre d’Amsterdam. De Appel commande une œuvre pour la télévision, et l’exposition du Stedelijk Museum inclut la vidéo Test tube (Tube à essai), 1979.
L’attention suscitée en Europe atteste un réel succès. AA Bronson rappelle que la Suisse, l’Autriche et l’Italie auront été particulièrement réceptives à la production du groupe. Parmi les grandes expositions du début de la décennie figure la Biennale de Venise, en 1980. General Idea prend part à l’exposition collective intitulée Canada Vidéo. À Venise, le trio présente également Pilot (Pilote), 1977, et Tube à essai, 1979. En 1982, dans le cadre de Documenta 7, une importante exposition organisée à Kassel, en Allemagne, il propose Cornucopia (Corne d’abondance), 1982, ainsi qu’une installation qui comprend des constructions peintes et des œuvres sur papier. Cette même année, le groupe présente des œuvres photographiques et une performance à la Biennale de Sydney.
« Notre groupe était tellement ironique, relate Bronson, que personne ne nous prenait très au sérieux, au Canada. Les gens disaient qu’on ne pouvait pas être un groupe et être artistes parce que les artistes ne travaillent pas en groupe. En Europe, au contraire, […] on a vite retenu l’attention. Comme personnages politiques, voire marxistes, parce qu’on agissait en groupe et de manière consensuelle, à cause des visées critiques de notre travail et, dans une certaine mesure, à cause du volet sexuel, je pense : sans être ouvertement gais, on était pour le moins sexuellement ambigus. » L’accueil de la critique internationale, dont les échos retentissent en Amérique du Nord, influe à son tour sur la façon dont le groupe conçoit son art.
En 1984, la consécration vient sous la forme d’une vaste rétrospective itinérante intitulée The 1984 Miss General Idea Pavillion (Pavillon de Miss General Idea 1984). Bronson souligne l’importance énorme, pour la carrière du groupe, de cette exposition qui résulte d’une initiative de deux des musées les plus influents de l’époque : la Kunsthalle Basel et le Van Abbemuseum Eindhoven. Pour le trio, cette rétrospective européenne est l’occasion de réfléchir à sa production passée et de se réorienter. Les trois voient dans le symbolisme de cette année — 1984 — un moment charnière de leur pratique. « On s’était engagé à travailler ensemble jusqu’en 1984, rappelle Felix Partz, et on y était […]. On se consacrait à cette rétrospective, mais on travaillait aussi à la conclusion d’un projet. Ou peut-être pas? » General Idea n’est pas encore reconnu aux États-Unis et, selon Bronson, le groupe n’est toujours pas considéré avec sérieux au Canada, malgré une exposition à la Vancouver Art Gallery en 1984.
En 1985, General Idea est attiré par la ville de New York. Bronson insiste sur l’importance de l’exposition de 1986 à l’Albright-Knox Art Gallery de Buffalo, dans l’état de New York, et du fait d’être représenté par une galerie new-yorkaise, International With Monument. Le groupe découvre que New York est une plaque tournante des artistes et des conservateurs européens. En 1986, il loue un appartement au 120, 12e Rue Ouest, puis un atelier dans le quartier des abattoirs. Zontal passe la majeure partie de son temps à New York et Partz, à Toronto, tandis que Bronson voyage entre les deux.
La collaboration se poursuit grâce au téléphone, au télécopieur, à de fréquentes visites et aux expositions. La majeure partie de la production de cette période est créée à Toronto. Au cours des sept années suivantes, de multiples projets internationaux font que les trois passent presque tout leur temps ensemble sur la route. Ils affirment avoir développé au fil des ans un langage propre et un esprit collectif, qui leur permet de travailler ensemble malgré la distance.
Projets SIDA
En 1987, la galerie Koury Wingate (auparavant International With Monument), qui représente le groupe à New York, invite le trio à l’exposition conçue au profit de l’American Foundation for AIDS Research (amfAR), qui a lieu en juin de cette année. General Idea crée pour l’occasion AIDS (SIDA), 1987, une peinture qui imite le célèbre LOVE peint en 1966 par Robert Indiana (né en 1928), en remplaçant les lettres du mot LOVE par celles du mot AIDS. À partir de cette date, le trio axe la majeure partie de son travail sur le VIH/sida, qu’il traite de manière explicite ou implicite.
Le logo AIDS devient en effet le fondement de nombreuses œuvres du groupe. La plupart sont temporaires, mais d’autres sont destinées à des musées et à des galeries commerciales. Toujours à partir du même logo, le trio crée une abondante série d’affiches, des installations picturales, une sculpture et une animation destinée à l’immense panneau Spectacolor de Times Square, à New York. L’objectif est de nommer l’innommable, de faire du sida un sujet de discussion dans la sphère publique.
La démarche est insolente. À la fin des années 1980, la maladie est taboue et engendre un climat de peur alimenté par une homophobie extrême et généralisée. Au début, en effet, elle est réputée n’affecter que les gais. En 1981, le premier article du New York Times sur le sida présente le virus comme le cancer des homosexuels. La presse diffuse des informations erronées et incendiaires qui nuisent forcément à la cause. La maladie reste mal comprise; à l’époque, on ne connaît pas la gravité ni l’ampleur de la pandémie. Les préjugés sont énormes et largement répandus, même dans la communauté médicale, étant donné l’impact initial du sida parmi la population gaie et le fait qu’il se transmet sexuellement. La maladie a donc une dimension morale à laquelle activistes et artistes tiennent à réagir.
En 1989, General Idea produit le dernier des 26 numéros du FILE Megazine, qui aura vécu 17 ans. C’est le début d’une période productive mais difficile. Felix Partz apprend en 1989 qu’il est séropositif pour le VIH et Jorge Zontal reçoit le même diagnostic l’année suivante. Tous deux choisissent de faire connaître leur état. Zontal parle de sa maladie en entrevue sur la chaîne anglophone de Radio-Canada. C’est un geste de poids au vu de la politique de l’époque et de la stigmatisation du sida.
L’état de Partz et de Zontal confère une urgence sans précédent aux projets de General Idea. L’une des grandes expositions au programme des années 1990 est la rétrospective itinérante intitulée Fin de siècle, centrée sur les œuvres produites par le groupe depuis 1984 et, surtout, sur les projets liés au sida. Lancée par la Württembergischer Kunstverein de Stuttgart, en Allemagne, l’exposition est présentée en 1992 et 1993 à Barcelone et à Hambourg, puis à Columbus (Ohio), à San Francisco et à Toronto.
Derniers mois
Zontal présente les premiers symptômes à l’été 1993 et la maladie progresse rapidement. Bientôt aveugle, il est confiné à son lit. Chez Partz, le sida se développe plus lentement. Bronson et Zontal quittent New York pour revenir à Toronto. Le trio partage à nouveau un logis, dans un appartement-terrasse de l’édifice appelé The Colonnade, au 131, rue Bloor Ouest.
L’espace est de proportions assez généreuses pour accueillir un atelier — car la production ne cesse pas — et l’équipement médical. Avec l’aide de quelques amis proches, Bronson prend soin de Partz et Zontal, qui ont décidé tous deux d’affronter à la maison la maladie, alors fatale. Pendant leurs derniers mois ensemble, les trois réalisent des projets plus modestes, dont des peintures, comme celles de la série Infe©ted Mondrian (Mondrian ©ontaminé), 1994, qui s’approprient en la détournant l’esthétique linéaire épurée des abstractions caractéristiques du peintre néerlandais Piet Mondrian (1872-1944). Au début des années 1990, General Idea est honoré à plusieurs reprises. En 1993, par exemple, la Ville de Toronto lui décerne un prix pour l’ensemble de son œuvre.
Malgré les ravages du sida, le groupe vit à plein régime. Le 29 janvier 1994, il rend hommage à Zontal, à l’occasion de son cinquantième anniversaire, en donnant une fête dans l’appartement-terrasse de la rue Bloor. Plus d’une centaine d’invités y viendront, parfois d’aussi loin que Los Angeles, New York, Zurich, Londres et Amsterdam. Zontal y fait une dernière apparition courageuse. À sa demande, on l’habille comme un noble espagnol en référence à une toile du Greco (v. 1541-1614) intitulée Le chevalier à la main sur la poitrine, 1580.
Pendant les deux derniers mois de sa vie, Zontal est cloué à son lit. Il meurt des suites du sida le 3 février 1994. Partz est emporté à son tour quatre mois et deux jours plus tard, le 5 juin 1994. Cette même année, General Idea reçoit le Prix d’arts visuels Jean-A.-Chalmers à Toronto. Bronson se présente à la cérémonie dans le fauteuil roulant de Zontal, portant la chemise blanche à fraise qu’arborait ce dernier à son cinquantième anniversaire.
En 2012, Bronson explique qu’il s’est d’abord demandé comment il pourrait être artiste hors du groupe. Certaines de ses premières œuvres solo sont des hommages à General Idea. La plus connue est le portrait de Partz, intitulé Felix, June 5, 1994 (Felix, le 5 juin 1994), 1994. Il s’agit d’une impression numérique en laque sur vinyle aux dimensions d’un panneau d’affichage. L’image représente Partz chez lui, dans son lit, peu après sa mort.
Felix montre Partz tel qu’il a été au cours de ses trois dernières semaines. La photo saisit et dérange. Entouré d’objets favoris, dont un magnétophone, une télécommande et un paquet de cigarettes, il porte une chemise noir et blanc aux motifs exubérants. Sa tête repose sur une pile de coussins multicolores. Selon Bronson, la maladie a fait naître chez lui une prédilection pour les vêtements éclatants. « À l’approche de la mort, il a commencé à porter des couleurs plus vives, toujours plus claires. Il était fou de couleurs et de motifs. » Les yeux enfoncés dans les orbites et les pommettes saillantes expriment éloquemment le trauma du sida. À la fin, Partz est même trop faible pour fermer les yeux. Felix est un hommage poignant, un adieu et un témoignage de la ténacité de Bronson, qui choisit de continuer.
Depuis la fin du groupe, encore primé au vingtième siècle, la demande des œuvres de General Idea ne cesse de croître sur la scène internationale. En 2011, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris organise une rétrospective itinérante. Une autre exposition aura lieu en 2016-2017 en Amérique latine, pour souligner la publication du catalogue raisonné de General Idea. Le groupe est aussi l’objet d’expositions d’importance dans des galeries commerciales, dont celle d’Esther Schipper, à Berlin, qui s’emploie à révéler des aspects de l’œuvre du trio inconnus à ce jour. D’autres, dont Mai 36, à Zurich, et la galerie de Maureen Paley, à Londres, font connaître l’œuvre de General Idea dans les salons artistiques internationaux de même que dans leurs programmes d’expositions. Le trio continue également de figurer sur des palmarès prestigieux. En 2011, AA Bronson accepte au nom de General Idea le titre de chevalier de l’Ordre des arts et des lettres des mains de Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture de la France.
Bronson poursuit avec succès une pratique artistique individuelle. Il vit actuellement à Berlin.