Bertram Brooker (1888-1955) est l’un des premiers peintres abstraits au Canada. Autodidacte et polymathe, en plus d’être un artiste visuel, Brooker est lauréat du prix du Gouverneur général en tant que romancier. Il est également poète, scénariste, dramaturge, essayiste, rédacteur publicitaire, concepteur graphique et cadre dans le domaine de la publicité. Malgré le fait que Brooker ne reçoit pas de formation artistique officielle, il peint dans une grande diversité de styles, créant des images modernistes avant-gardistes.
Jeunesse
Bertram Brooker naît en 1888, à Croydon, une banlieue de Londres en Angleterre, de parents issus de la classe ouvrière. Son père, Richard, est un contrôleur de billets pour le chemin de fer; sa mère, Mary Ann (née Skinner), est ménagère. Bertram a trois frères et soeurs aînés, Harry (mort en bas âge), Ellen Edith (appelée Nell) et Ann (morte en bas âge); son frère George Cecil (appelé Cecil) est d’un an son cadet. Brooker quitte l’école à l’âge de douze ans pour travailler comme domestique et ensuite à la Laiterie Fuller’s dans la ville voisine d’Upper Ashridge afin de subvenir aux besoins de sa famille. Malgré la brièveté de sa scolarité, il est entreprenant, avec une motivation intérieure le poussant à apprendre en autodidacte. Par exemple, dans sa jeunesse, il est un lecteur passionné (il va même jusqu’à économiser son argent de poche pour acheter des livres) et il est demeuré ainsi pour le reste de sa vie.
Au cours de sa jeunesse, Brooker est profondément troublé par l’asthme sévère dont souffre son frère. Il est témoin de la morosité du foyer dans laquelle vit sa famille en raison de la maladie de Cecil et il commence à spéculer au sujet de questions telles que l’injustice et l’existence de Dieu. Il « interroge son âme » pour la « réalité, la vérité, Dieu, le Christ, la preuve de l’existence d’une âme immortelle ». Pour un certain temps, il est intrigué par la cause de la gravité et, en général, il essaie de « réconcilier la religion et la science. »
Dans « Le visiteur inconnu », l’un de ses premiers romans, un roman autobiographique inédit (nous ne savons pas à quelle époque Brooker a composé cette œuvre), Bernard, le protagoniste de Brooker, a tellement de plaisir à colorer que sa mère prédit qu’il deviendra un artiste. Ce personnage écrit des histoires et croit que des anges lui dictent ce qu’il doit écrire. La première œuvre d’art de Brooker qui a survécu et nous est parvenue est une aquarelle réalisée en 1899. Il la peint alors qu’il a dix ou onze ans, elle comprend un portrait du Christ exultant et illustre le vers : « Je m’accroche simplement à Ta croix » tirée de l’hymne célèbre « Rocher des siècles » publié en 1763.
Le jeune Brooker est attiré par la musique : à l’âge de douze ans, il chante dans la chorale de l’église anglicane St. James de Croydon. Il est fort probable qu’il peut lire la musique, mais il ne joue pas d’instrument et ne compose pas, le chant constituant son principal moyen d’expression dans ce domaine.
Au début de 1905, alors que Brooker a dix-sept ans, sa famille immigre à Portage la Prairie, au Manitoba. Ils choisissent une période fascinante pour s’établir dans l’Ouest canadien. L’économie est en plein essor et il y a un flux massif d’immigrants en provenance d’Angleterre et d’ailleurs en Europe, voulant améliorer leur vie. À Portage la Prairie, Brooker travaille en compagnie de son père pour le chemin de fer Grand Trunk Pacific Railway dans un emploi subalterne. Il fréquente l’école du soir, ce qui lui permet d’obtenir du travail de bureau au chemin de fer.
En quête de sa vision
À une certaine période entre 1910 et 1912, alors qu’il est au début de la vingtaine, Brooker retourne brièvement en Angleterre, puis ensuite à New York. Le but de son voyage est de « se tenir au courant des événements se produisant dans le monde de la littérature, du théâtre et des arts. » Malheureusement, aucun détail ne nous est parvenu concernant les œuvres d’art qu’il a vues ou la musique qu’il a entendue. Durant ces voyages, il a sans doute l’occasion d’assister à des pièces de théâtre moderne et une passion pour l’art contemporain émerge en lui. À Londres, l’historique première exposition postimpressionniste organisée par Roger Fry (1866-1934) a lieu en 1910 et la seconde en 1912. Des œuvres de Paul Gauguin (1848-1903), Édouard Manet (1832-1883), Henri Matisse (1869-1954) et Vincent van Gogh (1853-1890) sont présentées dans le cadre de ces deux expositions. Si Brooker avait vu les œuvres de la Ashcan School à New York, elles auraient été résolument dépassées en comparaison. Au même moment, 291, la Galerie d’Alfred Stieglitz (1864-1946) à New York, présente des œuvres progressistes des dadaïstes, Marcel Duchamp (1887-1968), Pablo Picasso (1881-1973) et Constantin Brancusi (1876-1957).
Brooker acquiert une bonne part de ses connaissances sur les arts plastiques et la musique à partir de livres et de périodiques. Il est intrigué par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900), qui rejette les valeurs matérialistes et préconise les valeurs spirituelles, et durant cette période où Brooker voyage (vers 1912), il élabore ses propres théories à partir de son interprétation de Nietzsche.
Vers 1912-1913, peu de temps après son retour à Portage la Prairie, Brooker réalise les premiers dessins et aquarelles qui ont survécu (exception faite de l’aquarelle de son enfance datée de 1899). Ultrahomo, v.1912-1913, est l’un de ces dessins au crayon qui représentent une version du surhomme de Nietzsche (un personnage héroïque qui symbolise l’avènement d’un nouvel ordre spirituel). Les lignes sinueuses témoignent d’un emprunt à l’Art nouveau.
Un amour pour le théâtre
Aucune preuve ne confirme que Brooker ait fait du dessin ou de la peinture entre la création d’Ultrahomo, v.1912-1913, et 1920. Mais il trouve d’autres moyens d’expression artistique. En 1912, son frère Cecil et lui-même déménagent à Neepawa, un petit village au nord-est de Brandon, au Manitoba. Selon une source, les frères sont « persuadés que le cinéma est la prochaine révélation. » Ils ouvrent donc un cinéma dans un édifice appelé le Neepawa Opera House. Lorsque Brooker se plaint auprès de la Vitagraph Company of America, un studio basé à Brooklyn et le plus important producteur de films à cette époque, qu’elle lui envoie des films qui ne sont pas dignes d’être présentés à l’écran, la compagnie invite Brooker à écrire ses propres scénarios. Relevant le défi, Brooker compose et vend plusieurs scénarios mettant en vedette le détective Lambert Chace, un personnage semblable à Sherlock Holmes. Un certain nombre de ces films sont réalisés et trois d’entre eux ont survécu.
Entre 1911 et 1914, Brooker participe à des productions théâtrales locales à Portage et à Neepawa. Il effectue la mise en scène d’une pièce intitulée Much Ado About Something à l’Opéra de Portage, et il semble avoir joué dans plusieurs productions locales. Un article dans le journal indique : « M. Brooker est un acteur amateur d’une capacité considérable. Les personnages qu’il incarne dans plusieurs productions amateurs à Portage ont toujours occupé une place importante dans la pièce. En tant que dramaturge, il se distingue dans une certaine mesure, puisque ses pièces sont avidement recherchées par plusieurs producteurs de films. »
Plus tard, au milieu des années 1930, Brooker collabore avec le dramaturge et metteur en scène avant-gardiste Herman Voaden (1903-1991), qui met en scène certaines des pièces de Brooker. Au théâtre et au cinéma, Brooker voit comment l’on peut donner vie à des idées et des concepts.
Un journaliste
Le succès de Brooker en ce qui a trait à l’écriture de films et de pièces de théâtre à l’échelle locale l’inspire à poursuivre une carrière dans le domaine du journalisme ainsi qu’en conception de mise en page de journaux à Neepawa, puis à Portage la Prairie, où il retourne en 1914. Il devient l’éditeur du Portage Review, un journal local financé par le parti conservateur.
En 1913, il épouse Mary Aurilla (« Rill ») Porter, qu’il avait rencontrée alors qu’ils étaient tous deux membres de la chorale anglicane de St. Mary’s à Portage. Rill acquerra plus tard une très bonne connaissance et appréciation des tableaux et des dessins de son mari. En 1915, avec la Première Guerre mondiale qui fait rage, les Brooker s’installent à Winnipeg, où Bertram s’engage dans le Génie royal canadien, quoiqu’il n’ira jamais outre-mer. Son fils Victor naît à Winnipeg, en 1917, et sa fille Doreen, deux ans plus tard. (Leur plus jeune enfant, Phyllis, naîtra à Toronto en 1924, après que les Brooker s’y soient installés.)
Entre 1919 et 1921, Brooker travaille pour plusieurs journaux, d’abord à Winnipeg (la Tribune), puis à Régina (le Leader-Post), puis de nouveau à Winnipeg (le Free Press). Winnipeg est l’une des villes les plus prospères au Canada à cette époque, c’est donc un excellent endroit pour mettre à l’épreuve ses habiletés croissantes en rédaction et en conception. Au Free Press, il joue divers rôles : directeur des promotions, rédacteurs des sections sur la musique, sur le théâtre et sur les automobiles. De plus, il présente des illustrations et des dessins à des magazines tel que Collier’s.
En 1919, durant la grève générale de Winnipeg, l’un des événements les plus conflictuels de l’histoire du mouvement syndical au Canada, Brooker joint les rangs des gendarmes spéciaux ou les « spéciaux », des citoyens à qui l’on donnait le droit de « perturber » (violenter) les grévistes. Il ne reste aucun document qui expliquerait pourquoi Brooker s’est joint à ce groupe. Son employeur à cette époque, le Free Press, était fermement opposé à la grève, et c’est possible qu’il ait subi des pressions au travail pour qu’il devienne un « spécial. » Quoi qu’il en soit, et contrairement aux intentions des gens influents comme les banquiers, les politiciens et les dirigeants des plus importants journaux en ville qui avaient engagé les gendarmes spéciaux, Brooker voit son rôle comme étant celui d’un pacificateur et il éprouve de la sympathie envers les grévistes qui forment les piquets de grève. Sa première toile à l’huile conservée jusqu’à ce jour, The Miners (Les mineurs), 1922, témoigne d’une préoccupation pour les travailleurs, alors qu’on y voit des mineurs se dirigeant vers la fosse.
La publicité et un retour à l’art
En 1921, Brooker et sa famille déménagent à Toronto pour qu’il puisse travailler au journal le Globe, ainsi qu’au Marketing, une revue spécialisée consacrée à l’industrie canadienne de la publicité. En 1924, il achète Marketing et en devient l’éditeur et le directeur de la rédaction. En 1927, il vend Marketing à son propriétaire original et il accepte un poste chez A. McKim & Co.; c’est ainsi que débute une longue carrière dans l’industrie de la publicité. Deux ans plus tard, il se joint à l’agence de publicité J. J. Gibbons en tant que responsable du premier bureau de recherche et de développement dans le domaine des médias au Canada. Il occupe ce poste jusqu’en 1936, avant de passer chez MacLaren Advertising, l’agence de publicité où il demeure jusqu’en 1955, au moment de sa retraite, alors qu’il en est le vice-président.
Au sein des trois agences, il passe la majeure partie de son temps à rédiger du matériel publicitaire, à assister à des réunions de gestion et à superviser des subalternes. Il commence également à effectuer de la recherche sur la psychologie de la publicité, en étudiant comment une campagne publicitaire réussie parvient à persuader les consommateurs à acheter un certain produit. Et il publie trois manuels sur la profession, le deuxième sous le pseudonyme de Richard Surrey : Subconscious Selling (1923), Layout Technique in Advertising (1929) et Copy Technique in Advertising (1930). Au cours des années 1920, il rédige soixante-dix-sept articles sur différents aspects de la publicité, sous quatorze pseudonymes différents.
Pendant tout ce temps, l’art demeure un élément central. Dans sa vie sociale, il recherche des gens qui ont des idées semblables aux siennes ainsi qu’une passion pour les arts et la musique. La modeste résidence des Brooker sur l’avenue Glenview, dans le quartier de classe moyenne de Lawrence Park, devient un lieu de rencontre pour les individus créatifs, dont le chef d’orchestre Ernest MacMillan et les artistes Charles Comfort (1900-1994), Paraskeva Clark (1898-1986) et Kathleen Munn (1887-1974). Le quatuor à cordes Hart House String Quartet de l’Université de Toronto a joué à son domicile au moins à une occasion.
Aux alentours de 1922 à 1924, Brooker commence à travailler sur une série de tableaux non-objectifs, y compris différentes versions d’Oozles. Son retour aux arts visuels, après ce qui semble être une décennie d’inactivité dans cette pratique, est survenu en raison d’une profonde expérience mystique. Depuis qu’il avait interrogé son âme alors qu’il était enfant, ce qui l’avait amené à peindre la scène illustrant l’hymne « Rocher des siècles », Brooker est intrigué par ce genre d’événement mystique. En 1923, lors d’une visite à l’église presbytérienne de Dwight at the Lake of Bays en Ontario, Brooker, alors âgé de trente-cinq ans, vit un moment d’éveil beaucoup plus profond. Son attention captée par un bosquet près d’un ruisseau et, sans être entièrement conscient de ce qu’il fait, il quitte l’église et se dirige vers le cours d’eau. Une fois rendu là, tel qu’il le décrit dans son roman autobiographique inédit : « tout a été réuni; tout ce qu’il y a dans l’univers, dans le monde, ne faisait qu’un. » Après cette expérience, il invente le terme « unitude » pour décrire cet état de tranquillité (quiétude), jumelé à un fort sentiment de détermination (unité). Brooker croit que l’artiste en société a l’obligation d’enseigner aux autres comment entrer en contact avec leurs valeurs spirituelles intérieures. Cette expérience mystique renforce son spiritisme et le motive à tenter de l’exprimer par l’entremise de l’art.
Animé par ce nouveau sentiment de « conscience cosmique », Brooker entreprend Oozles et Noise of a Fish (Bruit d’un poisson), deux œuvres datées v.1922-1924, ainsi que d’autres tableaux non-figuratifs à la tempera qui témoignent de sa dette envers les vorticistes, un groupe d’artistes anglais, inspirés par les futuristes italiens, tels que Giacomo Balla (1871-1958), David Bomberg (1890-1957) et Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), qui utilisaient des formes abstraites pour illustrer la violence et le mouvement (voir, par exemple, The Mud Bath (Le bain de boue), 1914, de Bomberg). Brooker adapte le style, croyant qu’il lui permettra d’exprimer visuellement les spéculations mystiques auxquelles il est confronté. Ces petites œuvres de Brooker sont extrêmement colorées et vives, mais elles sont exécutées grossièrement. Il est évident que Brooker était en train d’apprendre à peindre en autodidacte.
Lawren Harris et le Groupe des Sept
En 1923, Brooker devient membre de la chorale Mendelssohn de Toronto et il est admis au Arts and Letters Club de Toronto, où il rencontre Lawren Harris (1885-1970) et d’autres membres du Groupe des Sept. Le Groupe avait vu le jour en 1920 en réaction à ce que ses membres considéraient comme des pratiques académiques abrutissantes prévalant en peinture à l’époque. Harris, Arthur Lismer (1885-1969), J. E. H. MacDonald (1873-1932), Frederick Varley (1881-1969), Frank Johnston (1888-1949), Franklin Carmichael (1890-1945) et A. Y. Jackson (1882-1974) étaient en quête de moyens pour saisir les aspects distinctifs du paysage canadien. Ils ont voyagé à divers endroits dans le Nord de l’Ontario, comme le dit Varley : « pour que l’on puisse se débarrasser de toutes les idées préconçues, se vider de tout sauf la nature qui est ici dans toute sa splendeur. » Brooker sympathise avec les visées nationalistes du Groupe, mais il croit qu’en mettant l’accent sur la nature sauvage, leur point de vue est trop limité, car il y a plusieurs autres manières de créer de l’art typiquement canadien.
Brooker est plus étroitement associé à Lawren Harris. Les deux artistes s’intéressent non seulement aux valeurs spirituelles, mais ils partagent également une volonté d’expérimenter avec l’intégration de ces principes à leur pratique picturale. Même si Brooker ne deviendra jamais membre de la Theosophical Society, il adhère, tout comme Harris, à certaines des idées de cette doctrine. Dans un passage clé de A Canadian Art Movement, Frederick Housser affirme : « Harris peint le paysage du lac Supérieur par dévotion à la vie et à l’âme, et il crée le sentiment qu’il s’agit du pays de l’âme. » Brooker n’a pas d’objection fondamentale à ce genre de déclaration, il croit qu’aussi longtemps que l’influence du Groupe des Sept libère les jeunes peintres canadiens de l’emprise miteuse et conservatrice de l’époque victorienne, il remplit sa mission. Par contre, il ne considère pas leurs tableaux comme étant véritablement modernes. Ils n’assimilent pas les tendances modernes de l’art européen, comme on peut les constater dans les œuvres de Wassily Kandinsky (1866-1944) et d’autres artistes d’avant-garde.
Épiphanies abstraites
Au début de 1927, Brooker a déjà progressé bien au-delà des premières œuvres abstraites de 1923, pour s’ouvrir à un monde artistique qui allait surprendre ses contemporains et les laisser perplexes. Sans fanfare ni trompette, il travaille sur une remarquable série de tableaux, qui ne ressemblent à rien qui avait été produit par un artiste canadien auparavant, par example Sounds Assembling (Rassemblement de sons), 1928, avec son mouvement et son énergie pénétrante, accentués par une exactitude géométrique. Dans de grandes compositions abstraites, audacieuses et majestueuses, Brooker force son auditoire à confronter la possibilité d’une réalité spirituelle. Il présente un territoire qui n’avait jamais été exploré auparavant par un artiste canadien.
Certaines de ces oeuvres, telles que Abstraction, Music (Abstraction, Musique) et The Way (La voie), datant toutes deux de 1927, démontrent clairement comment l’imagination de Brooker est alimentée par la musique. À cette époque, les images de Brooker semblent aspirer à atteindre l’état de la musique tel que présenté par les grands compositeurs. Ses goûts en matière de musique classique sont exhaustifs, mais il préfère les œuvres interprétées par des chorales, comme celle de Händel, et les compositeurs comme Beethoven et Wagner qui, dans des compositions de grande envergure, tentaient d’explorer la relation entre l’humanité et le monde spirituel.
En janvier 1927, une sélection tirée des plus récentes œuvres abstraites de Brooker est présentée lors d’une exposition modeste au Arts and Letters Club, organisée par Lawren Harris et Arthur Lismer et largement saluée comme étant la première exposition solo d’art non-figuratif au Canada. Aucun des tableaux que Harris avait peints jusque-là n’atteignait le degré d’abstraction que l’on pouvait voir dans ces tableaux. En fait, on peut soutenir que la transition ultérieure de Harris vers une plus grande abstraction a été influencée par Brooker, qui a affirmé au Toronto Star que ces tableaux « étaient des expressions de sentiments musicaux. »
Avec tristesse, Brooker décrit la réaction des gens qui ont assisté à l’exposition : « Il y avait un curieux silence qui régnait dans la salle, interrompu uniquement par les chuchotements de groupes qui ne voulaient pas s’approcher et discuter ouvertement [des tableaux] avec moi. » Manifestement, ces toiles radicales ne trouvaient pas d’écho favorable. Pire encore, ses tableaux furent sévèrement critiqués par J. E. H. MacDonald, qui, plus tard, offrira des excuses sournoises : « Je ne comprends pas votre méthode de travail. » Brooker, profondément blessé, est indigné par le fait que ses amis ne se sont pas portés à sa défense : « Je ne pouvais m’empêcher d’éprouver le sentiment que Lismer et Lawren m’avaient laissé tomber, abandoné, prenant la fuite sans annoncer quoi que ce soit, sans même remarquer à qui ces images appartenaient et ce qu’elles essayaient de communiquer. »
Malgré sa déception, Brooker continue à peindre. En 1928, 1930, et 1931, il participe aux expositions du Groupe des Sept, car il est évident que le Groupe reconnaît qu’il a des convictions qui sont compatibles avec leurs visées. Par contre, il présente seulement une œuvre abstraite en 1928, Rassemblement de sons, et aucune en 1930 et 1931. Il présente l’œuvre figurative The St. Lawrence (Le Saint-Laurent), 1931, dans le cadre de l’exposition du Groupe des Sept en 1931. En mars de la même année, lorsque huit de ses tableaux abstraits, y compris Rassemblement de sons et Alleluiah (Alléluia), 1929, sont présentés dans une exposition individuelle au Hart House à Toronto, Brooker a finalement le sentiment qu’il avait raison, déclarant qu’il s’agissait de : « la première fois que je voyais sept ou huit de mes tableaux abstraits ensemble sur un mur bien éclairé, j’en ai retiré toute une sensation. Je ne les avais jamais vus paraître aussi bien qu’à ce moment-là. »
Ses tableaux non-figuratifs exécutés entre 1927 et 1931 contiennent chacun une partie de la vision de l’artiste. Ainsi, ils peuvent êvre considérés comme faisant partie d’un programme, révélant un aspect de sa perception des possibilités qu’offre la vie. Telles les symphonies de Beethoven, ces œuvres, dont Résolution, v.1929, et Ascending Forms (Formes ascendantes), v.1929, présentent la philosophie de vie de Brooker : ce sont des images d’espoir et de rédemption; elles portent également sur la quête de vérité et la transition entre les sphères matérielle et spirituelle de l’existence. Dans leur totalité, elles demeurent une réussite audacieuse et monumentale.
Un tournant vers l’art figuratif
Malgré ses réussites artistiques, la peinture demeure un passe-temps pour Brooker. Il est mieux connu, et a tendance à se percevoir lui-même comme un écrivain plutôt qu’un artiste. Sur son papier à lettres personnalisé de 1930, on peut lire l’en-tête suivant : « Bertram R. Brooker * Écrivain * 107 avenue Glenview, Toronto, Canada. » Gagnant bien sa vie dans le monde de la publicité, il vit confortablement et n’aura jamais eu besoin de vendre son art pour subsister. Son épouse, Rill, qui se consacre à l’éducation de leurs enfants et à la gestion du ménage, protège le temps que son mari passe dans son studio, à l’étage supérieur de leur résidence.
Brooker bonifie ses revenus dans le domaine de la publicité en travaillant comme rédacteur pigiste. Ainsi, entre 1928 et 1930 il écrit « The Seven Arts », une chronique publiée à l’échelle nationale au sein de journaux de la puissante chaîne Southam, dont le Calgary Herald et le Ottawa Citizen. En 1929, il dirige une anthologie consacrée aux développements dans le monde artistique à travers le Canada : le Yearbook of the Arts in Canada (il y aura seulement un autre volume, en 1936, en raison des restrictions économiques causées par la grande dépression). Dans le volume de 1929, Brooker proclame : « il y a un esprit ici [au Canada], une réponse à la nouveauté, au naturel, à l’ouverture, au massif, par opposition à la petitesse ancienne, artificielle, confinée de l’Europe, qui devrait en fin de compte, lorsqu’on lui fera confiance avec moins de timidité, devenir activement créatif. » De plus, à partir de 1929, Brooker étudie la possibilité de publier ses dessins à l’encre illustrant la Bible et d’autres textes littéraires, mais il réalise rapidement que le marché pour ce genre d’œuvres a disparu. Seules ses illustrations pour Elijah, with illustrative drawings (Elie, avec illustrations), 1929, sont publiées.
Dans les deux éditions de Yearbook et particulièrement dans sa chronique « Seven Arts », Brooker écrit au sujet d’un vaste éventail de personnages littéraires et artistiques. Parmi les auteurs canoniques, on compte Keats, Goethe, Shakespeare et Yeats; parmi les auteurs contemporains, il y a Ernest Hemingway et Aldous Huxley. Chez les artistes, on retrouve parmi bien d’autres, Marcel Duchamp, Constantin Brancusi et Henri Matisse. L’écriture, particulièrement l’écriture d’une chronique nationale, lui permet d’atteindre un vaste public.
Brooker continue à peindre, et durant l’été de 1929, il vit une nouvelle épiphanie, lorsqu’il rencontre Lionel LeMoine FitzGerald (1890-1956), un artiste de Winnipeg qui travaille dans un mode figuratif. Sa réaction à l’art de FitzGerald est immédiate et profonde. Pour la première fois de sa carrière, il adopte une nouvelle manière de peindre. Il continue à produire ses grandes toiles abstraites, et ce, pendant encore deux ans, mais différentes formes d’art figuratif deviennent alors son moyen d’expression privilégié. Ce changement de direction a possiblement été en partie motivé par les réactions hostiles avec lesquelles ses tableaux non-figuratifs ont été accueillis, mais la transformation est plus fondamentale que cela. À l’été 1929, il avait déjà obtenu tout ce qu’il souhaitait des différents modernismes non-figuratifs européens et américains et il était prêt à entreprendre quelque chose de nouveau.
Contrairement à la relation que Brooker entretenait avec Lawren Harris, son amitié avec FitzGerald est franche. Les paysages et les natures mortes de FitzGerald, comme Doc Snyder’s House (La maison du docteur Snyder), 1931, et From an Upstairs Window, Winter (D’une fenêtre d’en haut, l’hiver), v.1950-1951, sont puisés de son entourage immédiat. FitzGerald est toujours soucieux de représenter l’essence de ce qu’il voit dans la nature. Il a recours à une observation directe pour extraire ce que l’on peut définir comme étant le noyau du sujet. Il veut capturer la forme vivante de l’objet, la vérité qui se cache derrière sa forme extérieure. Il réduit ses paysages à leur éléments essentiels et de cette façon, il introduit des éléments d’abstraction à ses œuvres.
C’est cette synthèse d’éléments abstraits et figuratifs que Brooker reconnaît immédiatement en FitzGerald, et une profonde empathie se développe entre les deux hommes. Brooker voit l’approche de FitzGerald comme une manière d’élargir son propre répertoire stylistique sans pour autant trahir ses principes artistiques fondamentaux. Le 28 décembre 1929, peu de temps après avoir rencontré FitzGerald, Brooker lui écrit pour lui dire que, grâce à son influence, son art avait effectué un virage considérable. Ce changement se perçoit aisement dans Manitoba Willows (Saules du Manitoba), v.1929-1931, et Snow Fugue (Fugue enneigée), 1930. Pour le reste de sa carrière artistique, Brooker expérimente avec différentes approches : certaines œuvres abstraites, certaines figuratives, mais la plupart combinant les deux langages. L’assouplissement de son rapport à l’art abstrait l’a probablement motivé à essayer un certain nombre de genres traditionnels, tels que le nu et, plus tard, les natures mortes et les portraits, et même la pratique de la sculpture.
En mars 1931, l’Ontario Society of Artists accepte Figures in a Landscape (Nus dans un paysage), 1931, de Brooker dans le cadre de son exposition annuelle. Le tableau représente deux femmes nues de dos, à l’extérieur. Les autorités de l’Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario), où l’exposition avait lieu, l’ont retiré de l’événement et du catalogue. La raison invoquée : inconvenance. Brooker, indigné, répond en publiant un essai, « Nudes and Prudes ». Dans cet essai, il soutient que la pruderie, en réponse aux images de nus, est apparue en grande partie car les aînés en société ne souhaitaient pas que les jeunes soient corrompus par des manifestations publiques de nudité.
En novembre 1931, Brooker assiste à la 30e édition de l’International Exhibition of Paintings au Carnegie Institute (aujourd’hui Carnegie Museums) à Pittsburgh. Il est impressionné par « la formidable prépondérance de tableaux représentant le corps humain dans tous les pays participants ». Sans aucun doute, il en est venu à la conclusion que sa récente décision de se tourner vers l’art figuratif s’inscrit dans les tendances contemporaines.
En plus de FitzGerald, Kathleen Munn, l’amie de Brooker, soutient son art durant les années 1930. Cette collègue artiste de Toronto expérimente, elle aussi, en combinant les modes d’expression, dans son cas, en associant le cubisme et la figuration. Dès 1916, Munn avait incorporé des éléments abstraits à ses compositions figuratives. Brooker avait exposé ce genre de tableaux avant Munn, mais il est possible que la pratique de Munn ait renforcé la sienne et non le contraire. Brooker aimait particulièrement la musicalité qu’il percevait dans les toiles de Munn et il a acheté Composition [Horses] (Composition [Chevaux]), v.1927, et Composition [Reclining Nude] (Composition [Nu allongé]), v.1926-1928.
Un homme à plusieurs facettes
Au début des années 1930, Brooker a de bons rapports avec d’autres membres de la scène artistique canadienne, notamment parce qu’il est l’un des membres fondateurs du Groupe des peintres canadiens (GPC). Le GPC a été fondé en 1933, la même année qui voit la dissolution du Groupe des Sept, dont le GPC a élargi et précisé le programme nationaliste à plusieurs égards. Le GPC croit que les artistes canadiens ont le potentiel de démontrer comment des groupes d’individus disparates peuvent se réunir et former un tout solide et cohérent. Brooker souscrit à cette notion de communauté et devient le champion de cette initiative en en faisant la promotion dans ses écrits. Quatre ans avant la formation du GPC, Brooker avait écrit sur ce sujet dans un essai intitulé : « When We Awake! » dans le Yearbook of the Arts in Canada 1928-1929. Il tentait d’y définir ce que l’art canadien avait établi ainsi que le travail qu’il restait à accomplir :
Mais nous ne sommes pas vraiment éveillés, nous ne sommes pas sensibles à l’unité nationale et nous ne sommes pas sensibles à l’unité universelle. Toutefois, il y a des signes qui démontrent que ces deux éléments pourraient s’épanouir et voir le jour. Ces signes, jusqu’à maintenant, ne peuvent être déduits qu’à partir d’œuvres occasionnelles réalisées par des individus isolés. Par contre, les occasions de bâtir un art ici et un public qui pourrait en être inspiré sont aussi grandes, sinon plus, qu’elles ne l’ont jamais été dans quelque nation que ce soit.
Malgré sa notoriété dans les milieux artistiques, Brooker n’a jamais fait la promotion active de ses propres œuvres auprès de musées, de marchands ou de collectionneurs d’œuvres d’art. Il n’était pas représenté par un marchand et au cours de sa vie, la majeure partie de ses œuvres n’ont pas été vendues. Parmi les quelques toiles qu’il a vendues, on retrouve Dentonia Park (Parc Dentonia), 1931, à Harry et Ruth Tovell, et un portrait de Morley Callaghan, peint en 1932, vendu au portraituré. À partir des années 1930 et jusqu’à la fin de sa vie, Brooker poursuit ses expériences picturales combinant des éléments abstraits et figuratifs, comme dans Pharaoh’s Daughter (La fille du pharaon), 1950. Dans ce tableau, le visage de la femme est visible, mais elle est inondée dans une mer de formes abstraites.
Lorsque Brooker atteint la maturité, il consacre une part considérable de son énergie créative à la littérature ainsi qu’aux arts visuels et à la publicité. En 1936, il publie le roman Think of the Earth, qui remporte le premier Prix Lord Tweedsmuir (renommé Prix du Gouverneur général en 1957) dans la catégorie romans et nouvelles. Sous le pseudonyme de Huxley Herne, il publie un autre roman en 1936, The Tangled Miracle, a Mystery, et un troisième, The Robber, sous son propre nom, en 1949. Il existe des manuscrits de plusieurs autres romans inédits, ainsi que de plus d’une soixantaine de nouvelles, complètes ou à divers degrés d’achèvement. Brooker compose également de nombreux poèmes qui ne sont pas publiés de son vivant.
Au cours de l’année 1954, la santé de Brooker se détériore. Quelques mois avant son décès, il quitte son emploi en publicité et prend sa retraite. Il décède le 22 mars 1955. C’était un homme prodigieusement talentueux, doté d’une énergie indomptable, qui a travaillé à son art et son écriture, jusqu’à la toute fin de sa vie, ou presque. Sa créativité l’a mené dans plusieurs directions : dramaturge, scénariste, acteur, rédacteur-concepteur, artiste, nouvelliste, romancier, essayiste, alors qu’il s’efforçait de communiquer sa vision spirituelle.