Renommée pour ses dessins à grande échelle, ses thèmes énigmatiques et ses œuvres de collaboration, Shuvinai Ashoona (née en 1961) est une artiste inuite de la troisième génération originaire de Kinngait, au Nunavut. Son œuvre, qui bouscule les idées préconçues confinant l’art inuit à ses formes stéréotypées, témoigne des profondes transformations subies par les peuples du Nord, notamment la sédentarisation dans les villages et l’accès à la culture populaire. Son travail en constante évolution est exposé lors des biennales et manifestations d’envergure tant nationale qu’internationale.
Années de jeunesse
Shuvinai Ashoona naît 1961 au poste de soins infirmiers de Cape Dorset (qui a repris récemment son nom d’origine : Kinngait). Son père, Kiugak Ashoona (1933-2014), un chasseur et maître sculpteur, acquiert une renommée internationale de son vivant. Il est lui-même le fils benjamin de la grande artiste inuite de première génération Pitseolak Ashoona (v. 1904-1983). Pour sa part, la mère de Shuvinai, Sorosilutu Ashoona (née en 1941) est la seconde épouse de Kiugak et, elle aussi, une artiste à part entière. Contrairement à la coutume inuite, elle ne confie pas son aînée (Shuvinai) à ses parents. Elle aura quatorze enfants, dont trois meurent à la naissance. Quatre filles — Inuquq, Odluriaq, Mary et Goota Ashoona (née en 1967) — naissent après Shuvinai et la famille adopte six autres enfants : quatre garçons (Salomonie, Inutsiak, Cee et Napachie Ashoona [né en 1974]) et deux filles (Haiga et Leevee). Étant l’aînée, Shuvinai aide sa mère en s’occupant de ses jeunes frères et sœurs.
La famille vit dans le village de Cape Dorset, où Shuvinai dit fréquenter l’école primaire durant à peu près cinq ans. Shuvinai ne se rappelle pas avoir eu envie de faire de l’art à un jeune âge, mais elle aime les activités et les histoires en classe. Elle garde un souvenir tendre des étés passés sur le territoire lorsqu’elle et sa famille ramassent des palourdes, font des excursions en bateau et partent en camping. Plus tard, elle reproduira de nombreuses scènes de sa vie sur le territoire et dans le village de Cape Dorset, comme Clamming (La cueillette de palourdes), 2009, et Outside School (École en plein air), 2015.
À l’époque où Shuvinai est prête à entrer à l’école primaire, la collectivité de Cape Dorset est toute récente. Elle fait partie de la première génération d’enfants à fréquenter l’école de la communauté. Encouragée par deux de ses enseignants, M. et Mme Hohne, et par ses parents, Shuvinai est l’une des très rares élèves de son âge à vouloir fréquenter l’école secondaire à Iqaluit, la plus grande ville du Nunavut, située à deux heures de vol de Cape Dorset. Le déménagement bouleverse Shuvinai, qui n’a jamais vécu loin de sa famille. Elle se souvient qu’on lui a attribué une chambre dans le dortoir, mais ne se rappelle pas l’avoir occupée. Elle est perturbée de se trouver si loin de chez elle et rentre à Cape Dorset peu après son arrivée. En 1977, à l’âge de seize ans, Shuvinai donne naissance à Mary, née de sa relation avec son ami Joe Ottokie. Même si la petite est adoptée par les parents de Shuvinai, cette dernière reste avec sa famille et prend soin de sa fille.
Shuvinai, la petite Mary et le reste du clan Ashoona adoptent un mode de vie différent : ils quittent tous Cape Dorset vers 1979 et, durant presque dix ans, ils vivent indépendamment dans des camps éloignés à Luna Bay et à Kangiqsujuaq, et ne retournent à Cape Dorset que pour les fêtes ou l’arrivée du transport maritime, un cargo équipé d’une grue qui approvisionne annuellement les localités les plus éloignées de l’Arctique. À l’époque (fin des années 1970 et début des années 1980), très peu de familles sont toujours nomades sur le territoire et survivent principalement grâce à la chasse et à la pêche. Ce mode de vie inuit traditionnel marque profondément la pratique artistique de Shuvinai : il lui donne dès la fin de l’adolescence une connaissance intime du territoire pour lequel elle développe un immense respect. Le dessin Tent Surrounded by Rocks (Tente au milieu des pierres), 2004-2005, illustre des souvenirs de l’époque où Shuvinai campait et chassait sur le territoire avec sa grande famille-communauté. Elle adoptera plus tard des thèmes fantastiques, mais son œuvre demeure profondément enracinée dans l’expérience du paysage nordique.
Retour au village
Vers la fin des années 1980, Shuvinai et sa famille retournent s’installer au village de Cape Dorset. Au début, elle partage une maison avec deux de ses sœurs tandis que sa fille, Mary, vit avec une autre sœur, Odluriaq. Toute la famille, mais surtout Shuvinai, qui est dans la vingtaine avancée, trouve difficile la transition entre le nomadisme sur le territoire et la vie en communauté.
Selon Mary, sa mère souffre énormément à cette époque. Elle se souvient qu’un jour où elle était chez elle, on l’a appelée pour aller retrouver sa mère. Mary la trouve les muscles du cou et du dos si tendus que sa tête était penchée vers l’arrière, la bouche grande ouverte. Cette description des symptômes évoque une crise épileptique, mais Shuvinai est persuadée qu’elle est possédée par des démons. Mary croit que la condition de sa mère est probablement d’origine génétique, puisqu’une tante de Shuvinai a été dans le même état, tout comme une sœur et un neveu.
Shuvinai n’est pas une de ses patientes, mais la psychiatre Allison Crawford, qui visite Kinngait régulièrement, la connaît bien. Elle dit de son processus mental : « Je le qualifierais probablement de tangentiel avec relâchement des associations. Dans l’ensemble, on peut qualifier sa personnalité de bizarre ou d’excentrique […] mais c’est déjà stigmatisant. » Quant à son impulsion créatrice, la Dre Crawford explique : « On constate facilement comment […] les excentricités de son esprit sont aussi des apports positifs à sa création artistique et aux processus sous-jacents nécessaires à la créativité, comme la pensée divergente. »
Même si Shuvinai est reconnue pour ses scènes du quotidien, comme dans Shuvinai’s World – At Home (Le monde de Shuvinai — À la maison), 2012, elle trouve aussi une façon d’y représenter ses visions et une altération de la perception de la réalité. Avec son paysage étrangement distordu, Rock Landscape (Paysage rocheux), 1998, en est un exemple. Des dessins tels Composition (Two Men and a Spider) (Composition [Deux hommes et une araignée]), 2007-2008, et Titanic, Nascopie, and Noah’s Ark (Le Titanic, le Nascopie et l’Arche de Noé), 2008, ne sont que deux des nombreux dessins réalisés par l’artiste après 2000 qui démontrent comment elle fusionne fantastique et quotidien dans son œuvre. Le premier dessin comprend des figures humaines aux traits hybrides, tandis que le deuxième montre un ours polaire ailé et des distorsions de format, telle la pieuvre de nombreuses fois plus grosse que les bateaux de pêcheurs qu’elle pourchasse.
S’inspirer de ses racines
Peu après le retour de sa famille à Cape Dorset à la fin des années 1980, Shuvinai se rend pour la première fois à la West Baffin Eskimo Co-operative. C’est sa jeune sœur Goota Ashoona, qui exerce déjà son art, qui lui fait découvrir les réputés ateliers de dessin, de gravure et de sculpture. Goota croit que le dessin peut permettre à Shuvinai de devenir autonome en gagnant un revenu. Leur tante, la célèbre Napachie Pootoogook (1938-2002), encourage elle aussi Shuvinai à dessiner.
À la coop, Shuvinai a accès à du matériel d’artiste qu’elle apporte chez elle pour se livrer à des expériences. Même si au début elle dessine chez elle, Shuvinai fréquente bientôt régulièrement la coop, un refuge où elle peut travailler au chaud. Comme les deux générations d’artistes inuits qui l’ont précédée, elle ne reçoit aucune formation en bonne et due forme, mais elle a sans l’ombre d’un doute beaucoup d’occasions d’apprendre de ses aînés en les observant à l’œuvre.
La coopérative est un lieu de rencontre pour les artistes de Cape Dorset, dont bon nombre exercent fort probablement une influence sur la pratique artistique de Shuvinai. Les artistes inuites de deuxième génération Napachie Pootoogook et Mayoreak Ashoona (nées en 1946) — les tantes de Shuvinai — ainsi que Kenojuak Ashevak (1927-2013), leur aînée de la première génération, l’inspirent plus particulièrement. Son cousin Ohito Ashoona (né en 1952) est sculpteur, tout comme son frère cadet Napachie. Shuvinai travaille étroitement avec ses cousines Annie Pootoogook (1969-2016) et Siassie Kenneally (née en 1969), et avec le temps, elles se mettent à explorer de nouvelles idées dans leurs dessins.
Les plus anciennes des premières œuvres que vend Shuvinai datent de 1993. Il s’agit de dessins délicats à petite échelle, comme par exemple Waterfall (Cascade), 1993-1994. Les thèmes abordés dans ce premier groupe de dessins, dont la plupart sont conservés aux Archives Cape Dorset de la Collection McMichael d’art canadien à Kleinburg en Ontario, laissent entrevoir les nouvelles orientations de son œuvre, comme le Christ flagellé et des paysages difformes.
Affirmer sa voix
En 1997, Shuvinai fait son entrée dans la collection annuelle d’estampes de Cape Dorset grâce à deux dessins transposés en estampes, soit Interior (Intérieur) et Settlement (Établissement). Depuis, on ajoute sporadiquement aux tirages annuels des estampes basées sur ses dessins. En 1999, ses œuvres sont exposées pour la première fois, quand la Collection McMichael d’art canadien présente Three Women, Three Generations: Drawings by Pitseolak Ashoona, Napachie Pootoogook and Shuvinai Ashoona, une exposition qui fait date.
À l’aube de l’an 2000, Shuvinai, alors au début de la quarantaine, insuffle un nouveau dynamisme dans son œuvre : elle introduit graduellement la couleur dans ses dessins, commence à explorer son imaginaire et invente son iconographie personnelle. L’artiste et photographe William Ritchie (né en 1954), directeur des Ateliers Kinngait, l’encourage à aborder d’autres thèmes et à exploiter son imaginaire et les récits historiques inspirés de la culture inuite et populaire, et de l’iconographie chrétienne. Shuvinai introduit des créatures hybrides et des figures humaines évocatrices dans des paysages nordiques des plus détaillés (qu’elle réalise maintenant avec une grande adresse), comme on le voit bien dans Hunting Monsters (La chasse aux monstres), 2015. En comparant cette œuvre plus récente avec un dessin antérieur représentant une figure hybride comme Discombobulated Woman (Femme désarticulée), 1995-1996, on remarque l’usage de la couleur, un niveau de détail accru et une approche distincte à l’égard de l’espace négatif. Cette évolution marquée de son style témoigne d’une sensibilité artistique longuement mûrie.
Les galeries et les institutions d’art du Sud découvrent Shuvinai au début des années 2000. Le Musée des beaux-arts du Canada achète six paysages en 2001. Elle devient un membre prolifique de l’écurie d’artistes de Cape Dorset dont font également partie Tim Pitsiulak (né en 1967) et Ningeokuluk Teevee (née en 1963), et ses dessins se vendent à des prix de plus en plus élevés. Elle devient donc le principal soutien de sa famille élargie qui, encore aujourd’hui, dépend de son immense talent et de sa grande générosité.
Renommée internationale
C’est au milieu des années 2000 seulement que la carrière de Shuvinai prend son envol, après sa cousine Annie Pootoogook. Citant Jan Allen, la conservatrice Sandra Dyck écrit : « Le succès d’Annie Pootoogook — qui a eu droit à une exposition particulière à la galerie torontoise Power Plant et a remporté le Prix Sobey en 2006 — démontre « le potentiel d’une originalité frondeuse de l’art inuit contemporain à capter l’attention des publics du monde entier ». La réussite de Pootoogook a aussi ouvert la voie à ses pairs de sa région : le regard capricieux du milieu artistique était dorénavant braqué sur Cape Dorset. »
Les œuvres de Shuvinai et de Pootoogook sont accrochées à côté de celles de leur cousine Siassie Kenneally à l’Art Gallery of Alberta à Edmonton en 2006-2007 dans le cadre de l’exposition Ashoona: Third Wave, New Drawings by Shuvinai Ashoona, Siassie Kenneally and Annie Pootoogook. La galerie Feheley Fine Arts de Toronto organise une exposition personnelle de Shuvinai en 2006, tout comme la Marion Scott Gallery de Vancouver l’année suivante, et Shuvinai se rend dans le Sud à l’occasion de ces expositions. Depuis, elle participe régulièrement à des expositions de groupe aux quatre coins du Canada.
En 2008, Shuvinai collabore avec l’artiste de Regina John Noestheden (né en 1945) à la création de Earth and Sky (Terre et ciel), 2008, une gigantesque bannière qui fait partie d’une installation d’art public à la Foire d’art contemporain de Bâle. Elle est ensuite exposée à la 18e Biennale de Sydney en 2012 puis au Musée des beaux-arts du Canada l’année suivante, lors d’une grande exposition internationale d’art autochtone intitulée Sakahàn. Art indigène international.
En 2009, la Justina M. Barnicke Gallery de l’Université de Toronto jumelle deux artistes contemporaines canadiennes, Shuvinai Ashoona et Shary Boyle (née en 1972), dans l’exposition Noise Ghost: Shuvinai Ashoona and Shary Boyle. Cette manifestation ouvre un nouveau dialogue et remet en question d’anciennes notions au sujet de l’art inuit, celle par exemple voulant qu’il s’agisse d’une production uniquement consacrée aux oiseaux, aux poissons et aux autres animaux, ou encore aux personnages de chasseurs et de mères. Noise Ghost remporte le prix de l’exposition de l’année décerné par l’Association ontarienne des galeries d’art. Deux ans plus tard, Boyle se rendra dans le Nord pour une résidence de travail de trois semaines avec Shuvinai aux Ateliers Kinngait.
Leur deuxième exposition conjointe, Universal Cobra: Shuvinai Ashoona and Shary Boyle, est organisée en 2015 par la galerie montréalaise Pierre-François Ouellette art contemporain, avec la collaboration de Feheley Fine Arts. Les deux artistes y exposent des œuvres personnelles et quelques dessins fantastiques qu’elles ont créé ensemble aux Ateliers Kinngait. Le répertoire de Shuvinai comprend des monstres et des espèces naturelles sauvages hybrides, des chasseurs, d’immenses icebergs et des femmes accouchant de planètes. Ces œuvres de collaboration, comme Exhibition (Exposition), 2015, et InaGodadavida, 2015, démontrent un recours accru à l’iconographie du territoire qui l’entoure. L’esprit aiguisé et ludique de l’artiste renverse la logique établie. Avec ces dessins, Shuvinai bouscule les idées préconçues qui confinent l’art inuit dans les formes particulières de représentation dont on fait souvent la promotion sous l’appellation de « traditionnel ».
Shuvinai jouit d’une grande renommée. Ses dessins et ses sérigraphies sont recherchés par les musées canadiens. Ces dernières années, ses œuvres ont été sélectionnées pour faire partie d’expositions d’art contemporain d’envergure internationale comme Oh, Canada: Contemporary Art from North North America au Massachusetts Museum of Contemporary Art (MASS MoCA) à North Adams au Massachusetts en 2013, et Unsettled Landscapes: SITElines: New Perspectives on Art of the Americas à SITE Santa Fe au Nouveau-Mexique en 2014-2015.
Shuvinai travaille aux Ateliers Kinngait tous les jours sans relâche depuis vingt-cinq ans. Elle est une force incontournable pour le développement et la notoriété du dessin contemporain, une discipline qui est maintenant très courante aux Ateliers, et elle est devenue une voix importante de l’art contemporain canadien. Meeka Walsh, l’auteur d’un merveilleux texte à son sujet publié dans Vitamin D2: New Perspectives in Drawing, conclut avec ses mots de Shuvinai : « « Je suis tellement une petite personne à côté d’un si grand univers. » Plus que cela, elle est une petite personne créant un grand univers. »