Femme désarticulée 1995-1996
Femme désarticulée est l’exemple fascinant d’une œuvre de jeunesse qui laisse entrevoir les nombreuses figures désarticulées ou déconcertantes plantées dans des paysages qui peupleront le travail de Shuvinai Ashoona. Cette œuvre est celle d’une artiste inuite qui adopte une approche différente de celle de ses précédesseurs. On n’avait pas vu un tel style dans les dessins signés jusque-là par les artistes de Cape Dorset.
Dans ce dessin complexe, mais aéré, une tête de femme désincarnée (au sens propre) et ponctuée de deux yeux rouges émerge d’une base en roc. Les nombreux membres gigantesques qui surgissent de l’arrière de la tête peuvent être considérés comme des éléments du paysage rocailleux ou bien comme une série de ponts arqués. Des mains et des pieds pendent de certains membres étendus, tandis que d’autres ont plutôt l’apparence de troncs d’arbres. Des poids sont suspendus à des bâtons qui transpercent les membres. À la fois particulier et grotesque, ce dessin intrigant est de toute évidence le précurseur des œuvres très imaginaires qu’elle fera plus tard.
Lorsqu’on analyse la production de jeunesse d’un artiste, il n’est pas rare d’y découvrir des styles variés et exploratoires. Bien que le dessin soit réalisé d’un trait fin avec la même encre et la même délicatesse que l’on retrouve dans les premiers travaux de Shuvinai, Femme désarticulée se distingue de ses œuvres plus anciennes de 1993 qui représentent sa communauté et l’environnement qui lui est familier. Dans Community (Village), 1993-1994, un paysage monochrome de Cape Dorset, l’artiste a recours à la perspective à vol d’oiseau. Dans la baie au centre de la composition sont ancrés trois bateaux de pêche. Des tentes d’été et des édifices préfabriqués sont disséminés tout autour. Il ne s’agit nullement d’une représentation fidèle du village, bien qu’on y remarque des détails comme un mât de drapeau et des vêtements séchant sur des cordes à linge.
La palette de Femme désarticulée est estompée, mais on y remarque des accents de couleurs, une iconographie personnelle et un style plus intentionnel et plus expérimental auquel feront écho des dessins ultérieurs. Il vaut mieux ne pas interpréter le titre de cette œuvre au pied de la lettre puisqu’il n’a probablement pas été choisi par Shuvinai. La plupart des titres des œuvres réalisées à Cape Dorset sont attribués dans le Sud (notamment par Dorset Fine Arts), même si la situation tend à changer aux Ateliers Kinngait où les artistes donnent à l’occasion des titres à leurs propres œuvres.