Prudence Heward est une figure marquante du milieu de l’art montréalais des années 1920 jusqu’aux années 1940 et s’inscrit dans le mouvement de l’avant-garde canadienne du début du siècle. Reconnue principalement pour ses tableaux figuratifs, elle fait appel aux principes du modernisme européen, notamment par l’usage de couleurs expressionnistes. Dans les années 1970, les historiennes de l’art féministes redécouvrent son œuvre et, depuis plus récemment, les chercheurs se penchent sur sa représentation des femmes de race noire.
Le Groupe de Beaver Hall
Même si elle ne fait pas officiellement partie du Groupe de Beaver Hall, Prudence Heward est proche de plusieurs des dix-neuf membres, dont Sarah Robertson (1891-1948) et Mabel Lockerby (1882-1976). Le Groupe de Beaver Hall (aussi connu sous le nom de Groupe de Beaver Hall Hill) réunit des artistes qui exposent ensemble et partagent un atelier à Montréal, au 305, côte du Beaver Hall. Née dans une famille aisée, Prudence Heward a son propre atelier aménagé au dernier étage de la maison qu’elle habite avec sa mère, située rue Peel au centre-ville.
Créé en 1920, le Groupe de Beaver Hall n’a pas de manifeste, mais occupe une place importante dans l’histoire de l’art canadien, puisqu’il s’agit du premier collectif d’artistes où des femmes jouent un rôle clé. Auparavant, les peintres de sexe féminin sont généralement considérées comme des amateures plutôt que des artistes professionnelles. Le Groupe de Beaver Hall est notamment la première association d’artistes au pays constituée principalement de femmes qui non seulement peignent, mais exposent et vendent leurs œuvres. Il y a des divergences sur la longévité du groupe, mais la plupart des spécialistes s’entendent pour dire qu’il se dissout vers 1921 ou 1922 à cause de problèmes financiers.
Exposition avec le Groupe des Sept
Malgré le penchant marqué de Prudence Heward pour le portrait, un critique d’art du quotidien montréalais The Gazette écrit en 1932 qu’elle est connue comme « une fille adoptive du Groupe des Sept » parce qu’elle partage les cimaises avec ces paysagistes à trois reprises. Cette description est peut-être exagérée, mais il est vrai qu’elle expose ses tableaux La crique Jones (Jones Creek), 1928, et Tonina, 1928, avec les membres du Groupe à l’Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario) l’année de leur réalisation, en 1928. Deux autres tableaux de la même année, soit Au théâtre (At the Theatre) et Les immigrantes (The Emigrants), sont inclus en 1930 dans une exposition du Groupe à l’Art Gallery of Toronto et à l’Art Association of Montreal. Enfin, l’année suivante, elle expose trois œuvres à nouveau avec le Groupe des Sept à l’Art Gallery of Toronto : Femme sous un arbre (Girl Under a Tree), 1931; Cagnes, v.1930; et Rue de Cagnes (Street in Cagnes), v. 1930.
A. Y. Jackson (1882-1974) admire l’œuvre de Prudence Heward. Il rédige d’ailleurs le texte du catalogue de la grande exposition commémorative itinérante organisée en 1948. Malgré ses relations avec les membres du Groupe des Sept, Prudence Heward poursuit son travail avec les sujets humains jusqu’à ce que la maladie l’empêche de poursuivre son art, en 1945. Elle peint tout de même plusieurs paysages au cours de sa carrière, comme Paysage laurentien (Laurentian Landscape), v. 1935, et La rivière du Nord en automne (The North River, Autumn), 1935. Elle peint souvent en plein air sur des panneaux de bois, une technique rappelant celle des impressionnistes français comme Claude Monet (1840-1926). Elle aime beaucoup partir en excursion en Ontario et au Québec avec ses collègues A. Y. Jackson, Anne Savage (1896-1971) et Sarah Robertson (1891-1948) pour faire des croquis.
Race et sexe
La plupart des tableaux de Prudence Heward représentent des femmes, de race noire ou de race blanche. Elle réalise également plusieurs portraits de sujets féminins autochtones, comme Tête d’Indienne (Indian Head), 1936. Soulignons que dans les titres d’œuvres qui ne mentionnent pas le nom de la personne portraiturée, elle utilise souvent le mot girl (fille) plutôt que woman (femme). Au début du vingtième siècle, les termes désignant les personnes de sexe masculin ou féminin ne sont pas analysés de façon aussi critique qu’aujourd’hui, et cette manière de s’exprimer est courante jusque dans les années 1970.
Nous ne savons pas exactement ce qui motive Prudence Heward à faire des portraits de femmes de race noire, mais elle doit avoir développé un intérêt particulier puisqu’elle en réalise plusieurs, ainsi que celui d’une fillette (Clytie, 1938). Que cet intérêt soit avant tout d’ordre formel (pour explorer une palette différente), altruiste (pour attirer l’attention sur les problèmes raciaux dans la société canadienne), pratique (les peintres montréalais du début du vingtième siècle ont facilement accès à des modèles de race noire puisque bon nombre sont des domestiques qui arrondissent leurs revenus en posant pour les artistes) ou une combinaison de tous ces facteurs, les historiens de l’art perçoivent ces œuvres de toutes sortes de façons. Ces portraits de Noires nues suscitent des réactions parfois hostiles, voire racistes, et des critiques sur leurs expressions corporelles ostensiblement peu attirantes, à cause des épaules courbées et de l’expression « mélancolique » des sujets, par exemple. Heward possède dans sa bibliothèque un exemplaire de The Adventures of the Black Girl in Her Search for God (1932) de George Bernard Shaw (paru en français sept ans plus tard sous le titre Les aventures d’une jeune négresse à la recherche de Dieu) illustré de gravures de John Farleigh, ce qui permet de croire qu’elle s’intéresse au sujet féminin de race noire peut-être dès le début des années 1930.
Les portraits de Noires et d’Autochtones réalisés par Heward évoquent des enjeux à la fois sur le sexe et sur la race au début du vingtième siècle au Canada. L’historienne de l’art Charmaine Nelson s’interroge : « Comment peut-on analyser sérieusement le portrait Dark Girl (1935) de Prudence Heward, une Noire seule et nue, à l’air mélancolique, au milieu de feuillage tropical, sans s’intéresser à l’évocation de l’Afrique, le ‟continent noir”, et sans mentionner l’intérêt de l’artiste pour les femmes et jeunes filles noires comme sujets d’autres tableaux tels Hester (1937), Clytie (1938), Fille à la fenêtre (1941) et Femme noire à la fleur (s.d.)? »
Charmaine Nelson souligne qu’au dix-neuvième siècle et au début du vingtième, les artistes canadiens de race blanche peignent parfois des femmes noires qui travaillent comme domestiques et modèles dans les écoles d’art et les centres communautaires. Puisque Prudence Heward est une femme blanche issue d’une famille montréalaise fortunée, ses relations avec les Noires sont forcément influencées par des enjeux de classe sociale autant que de sexe et de race. Ses portraits féminins — de Blanches, de Noires et d’Autochtones — appellent des interprétations théoriques critiques qui puisent dans les travaux de chercheurs pratiquant une approche féministe ou post-colonialiste en arts visuels.
Portraits de femmes
L’intérêt marqué de Prudence Heward pour le sujet féminin a suscité des comparaisons avec la peintre impressionniste française Berthe Morisot (1841-1895). Mais contrairement à cette dernière, Heward n’inclut pas d’enfants dans ses portraits de femmes. Par exemple, dans les portraits de sa nièce Ann et de son amie Eleanor, les femmes sont représentées seules, et jamais dans leur rôle de mère. Ce point de vue est peut-être une réflexion sur la façon dont les femmes commencent à s’insurger contre les attentes de la société concernant le mariage et la famille au début du vingtième siècle. D’ailleurs, la majorité des femmes associées au Groupe de Beaver Hall, à l’exception de Lilias Torrance Newton (1896-1980), ne se marieront jamais, ce qui leur laisse plus de temps pour se consacrer à leur art. En ne représentant pas les femmes comme mères, Heward marque un virage dans le paysage social du Canada tout en réfléchissant à sa propre expérience de femme moderne.
Au début des années 1920, Prudence Heward peint des bustes de femmes solitaires et sérieuses, comme Eleanor, 1924, et Mademoiselle Lockerby, v. 1924. On retrouve Mabel Lockerby (1882-1976), qui est aussi artiste, dans Au café (At the Café), v. 1929, où elle porte une bague à la main droite. La femme seule dans un café est un sujet populaire chez les artistes du début du vingtième siècle en Europe et en Amérique du Nord. Le portrait de Mabel Lockerby assise à une table s’inscrit dans cette lignée de femmes modernes représentées dans des lieux modernes.
Féminisme et post-colonialisme
L’histoire de l’art féministe et les études post-colonialistes fournissent des méthodologies utiles pour analyser l’œuvre de Prudence Heward. En 1971, l’historienne de l’art féministe américaine Linda Nochlin publie un article provocant intitulé « Why Have There Been No Great Women Artists? » (« Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de grandes femmes artistes? »). Elle ne défend pas l’hypothèse voulant qu’il n’y ait jamais eu d’artistes talentueuses, mais suggère plutôt que, à cause du sexisme systématique dans les domaines de l’histoire de l’art et de la conservation, elles sont exclues du canon.
Prudence Heward est admirée de son vivant. L’exposition commémorative tenue en 1948, peu après son décès, obtient un succès tant critique que populaire et ses œuvres font partie d’une exposition aux Continental Galleries à Montréal en 1964. Elle ne sera jamais complètement oubliée ni omise de l’histoire de l’art canadien après sa mort. Par exemple, elle est l’une des très rares femmes artistes dont parle Dennis Reid dans son ouvrage A Concise History of Canadian Painting. Il évoque notamment son tableau La fille du fermier (Farmer’s Daughter), 1945, dont il souligne « l’individualité vigoureuse […] audacieuse, excitante, il est presque choquant avec ces couleurs acides et son anonymat provocant ». Malgré cette marque de reconnaissance, on ne parle pas de Prudence Heward aussi souvent que de ses contemporains de sexe masculin dans les anthologies d’histoire de l’art canadien.
L’article de Linda Nochlin cité plus haut a notamment pour conséquence de jeter les bases du modèle de récupération de l’histoire de l’art féministe : la redécouverte des femmes artistes du passé et leur inclusion dans le canon de l’histoire de l’art par l’entremise d’expositions et de publications. L’exposition organisée en 1975 par Dorothy Farr et Natalie Luckyj au Agnes Etherington Art Centre de Kingston en Ontario, From Women’s Eyes: Women Painters in Canada, qui comprend des tableaux de Heward, s’inscrit dans ce mouvement. Onze ans plus tard, en 1986, Natalie Luckyj monte au même endroit L’expression d’une volonté : l’art de Prudence Heward. Son catalogue d’accompagnement est l’un des premiers textes consacrés exclusivement à une artiste canadienne.
La théorie postcoloniale nous fournit un autre cadre utile pour analyser la représentation des sujets de race noire dans les tableaux de Prudence Heward qui a, fait intéressant, très peu de nus de femmes blanches à son actif alors qu’elle peint plusieurs portraits de Noires plus ou moins dévêtues, tels que Femme noire à la fleur, s.d., et Négresse et tournesols, v. 1936 (il est possible qu’il s’agisse du même modèle dans ces deux tableaux). L’historienne de l’art Charmaine Nelson a examiné les représentations de la femme noire chez Heward, mais presque rien n’a été écrit sur le portrait d’une jeune Autochtone (Jeune Indienne (Indian Child), 1936), alors qu’il existe un corpus important de travaux sur les représentations de la femme autochtone dans l’art en général. Les historiens de l’art devront combler cette lacune dans la recherche.