Bâtisseurs d’inukshuk 1968
Une des plus solides compositions de Pitseolak, cette estampe bien connue démontre combien des représentations a priori génériques de scènes de la culture inuite peuvent contenir de connaissances personnelles et historiques. Plusieurs années après avoir réalisé cette image de trois hommes en train de bâtir un inukshuk (une stèle de pierre), elle identifie l’homme plaçant la pierre au sommet comme étant son père, Ottochie. Pitseolak se souvient d’un moment précis où ces hommes ont érigé un inukshuk sur une côte située derrière la nouvelle collectivité de Cape Dorset, établie simultanément au poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) en 1913. L’inukshuk sert de balise pour les navires d’approvisionnement de la CBH, dont l’arrivée à Cape Dorset constitue un événement majeur. Les chasseurs montent la garde près de l’inukshuk et tirent des coups de feu dans l’air pour annoncer l’approche du navire. Les Inuits ont alors l’habitude de venir des camps éloignés afin d’aider au déchargement des provisions. C’est aussi l’occasion de prendre et de partager des nouvelles.
Même avant cette époque, les inuksuit (le pluriel d’inukshuk) reviennent souvent dans les légendes et les récits oraux de Cape Dorset, comme ils le feront plus tard dans les arts visuels; on les retrouve d’ailleurs dans la quasi-totalité des paysages et des scènes de campements de Pitseolak. Pour des familles comme la sienne, qui ont fait la traversée du Nunavik (Arctique québécois) à Qikiqtaaluk (île de Baffin), les inuksuit de Tikivak et de la pointe d’Inuksugaluit sont des balises bienvenues au terme du voyage.
Le dessin de Pitseolak pour Bâtisseurs d’inukshuk est retenu pour la collection annuelle de Cape Dorset, faisant ainsi l’objet d’une estampe. L’image devient populaire, bien que son contexte personnel et historique ne sera connu que des années plus tard. Dans les années 1960, tandis que les images inuites sont généralement perçues comme des représentations de l’ancien mode de vie, Pitseolak est non seulement consciente du fait que ses dessins sont une façon de faire découvrir le mode de vie inuit à un public extérieur, mais elle documente ainsi un certain savoir pour les générations futures d’Inuits. Cette motivation didactique est peut-être au centre de sa pensée, ce qui explique également pourquoi elle n’éprouve pas le besoin d’identifier clairement les individus qui apparaissent dans ses œuvres. Les images de Pitseolak mettent davantage l’emphase sur la représentation d’une histoire commune — une approche répandue parmi la première génération d’artistes inuits — plutôt qu’un besoin de communiquer telle ou telle expérience personnelle.