L’ensemble de l’œuvre de Pitseolak Ashoona, sa diversité et sa profondeur, sont le fruit de deux décennies d’efforts soutenus et d’énergie créative considérable. Une des premières Inuites à créer des images représentant le mode de vie traditionnel de son peuple, Pitseolak contribue à la constitution d’une forme d’art inuit qui connaîtra un grand succès populaire et commercial à l’échelle du globe. En même temps, ses œuvres jouent un rôle clé dans la transmission des valeurs et du savoir traditionnels inuits. Au-delà de ses propres réalisations, elle exercera une influence sur plusieurs générations d’artistes inuits, nous laissant un legs important et durable.
Une pionnière de l’art inuit
Pitseolak Ashoona fait partie de la première génération à créer de l’art inuit moderne, qui représente la plus récente phase de l’expression esthétique distincte de ce peuple dont les origines, qui remontent plusieurs millénaires, peuvent être retracées aux populations de l’Arctique canadien, les Sivullirmiut (premier peuple) et les Thuléens (ancêtres des Inuits). Au milieu du vingtième siècle, la sculpture, le dessin et la gravure, de même que le travail sur tissu, sont introduits au sein des collectivités inuites. Il s’agit de créer des incitatifs économiques avec l’appui de diverses agences gouvernementales. Pour les Inuits, ces formes d’art sont sans précédent, tout comme le complexe concours de circonstances résultant des changements rapides auxquels donne lieu l’intervention du gouvernement dans le Nord. Le succès critique et commercial que rencontre l’art inuit contemporain repose sur les fondations établies durant cette période par les artistes de la génération de Pitseolak.
La popularité que connaissent au Canada et à l’étranger les gravures en provenance de Cape Dorset, en particulier, entraîne un intérêt croissant pour l’art inuit dans les années 1960 et 1970. Le travail de Pitseolak, de par sa représentation de la culture inuite et son attrait esthétique, permet de bien ancrer l’art inuit dans la psyché canadienne, grâce à de nombreuses expositions et à la vaste diffusion de reproductions dans des publications. Par ailleurs, le succès des estampes basées sur les dessins de Pitseolak et de ses contemporains contribue à la renaissance de la gravure qui a lieu partout au Canada dans les années 1970, un fait rarement mentionné dans le contexte plus vaste de l’histoire de l’art.
Inuit qaujimajatuqangit
Inuit qaujimajatuqangit est une phrase employée en langue inuktitut pour décrire les valeurs et le savoir traditionnels; la traduction directe en serait : « ce que les Inuits ont toujours tenu pour vrai ». Les dessins de Pitseolak sont d’une grande importance, tant parce qu’ils transmettent cet inuit qaujimajatuqangit que pour la fierté que ces valeurs et ce savoir communs inculquent à sa collectivité. Pitseolak comprend le pouvoir de communication de l’art; elle comprend également que ses dessins présentent la culture intellectuelle, spirituelle et materielle des Inuits à l’ensemble du Canada et à travers le monde. La dimension didactique de son art est le produit de son désir de communiquer aux autres, qu’il s’agisse de non-Inuits ou des générations futures d’Inuits, un mode de vie qu’elle a elle-même connu. Comme le confirme son fils Kiugak Ashoona (1933-2014), « Les dessins de ma mère illustrent précisément notre mode de vie en tant qu’Inuits dans la région de Netsilik. » Dans Pictures Out of My Life (1971), Pitseolak décrit en détail la vie quotidienne des Inuits et le grand nombre de compétences qu’une telle existence exigeait, que ce soit l’art d’attraper des oiseaux ou de confectionner des vêtements, des kayaks et des abris à partir de peaux.
Pitseolak choisit de ne pas trop s’attarder sur les rigueurs de la vie dans les campements, ni sur la transition difficile vers un mode de vie sédentaire dans les collectivités de l’Arctique. Si les artistes inuits d’aujourd’hui formulent désormais des commentaires sociaux et politiques par le biais de leur art, à l’époque de Pitseolak, il s’agit plutôt de se concentrer sur les vertus de la vie traditionnelle dans les campements, et d’ainsi transmettre un savoir dont ils craignent qu’il pourrait autrement disparaître.
Les représentations culturelles iconiques que produisent les premiers artistes inuits ne tardent pas à devenir des thèmes que développeront les générations subséquentes. Non seulement Pitseolak contribue-t-elle à établir ce vocabulaire visuel, mais elle jette aussi les bases de l’exploration de nouveaux sujets grâce à la nature autobiographique de son œuvre. Cette influence critique peut être décelée chez sa fille Napachie Pootoogook (1938-2002), puis chez sa petite-fille Annie Pootoogook (1969-2016), dont le travail autobiographique a redéfini l’art inuit contemporain.
Une des perceptions les plus communes au sujet de l’art inuit de l’époque de Pitseolak voudrait que les artistes n’aient pas tendance à se représenter, ni à représenter leurs familles ou les événements de leur vie. Au cours de la première décennie de sa pratique artistique, Pitseolak a la réputation de représenter « l’ancien mode de vie »; bien que son travail soit culturellement spécifique et fidèle, il n’est pas attendu qu’elle aborde ses expériences personnelles par le biais de son œuvre. Suivant la publication de Pictures Out of My Life en 1971, on reconnaît pour la première fois le contenu autobiographique de ses dessins. À la fin de sa vie, cette dimension de son œuvre est clairement établie. Jean Blodgett, l’éminente historienne de l’art et ancienne conservatrice de la Winnipeg Art Gallery, relève cette nouvelle perspective dans Grasp Tight the Old Ways (1983) : « Plusieurs des œuvres de Pitseolak sont imbues d’un élément très personnel, qui illustre de véritables personnes et événements de son passé, comme elle s’en souvient. »
Le sentiment d’intimité se dégageant des images de Pitseolak explique une grande partie de leur attrait. Pourtant, ses dessins sont ambigus; en effet, il est rare qu’ils fassent référence à sa vie de façon évidente. Il est possible qu’elle se représente différemment de la manière dont le ferait un artiste occidental. Il existe deux raisons à ce phénomène : premièrement, en tant qu’artiste, Pitseolak est encouragée par James Houston et par la demande croissante pour des représentations « exotiques » du mode de vie inuit, réalisant ainsi des images qui privilégient l’identité collective plutôt que l’identité individuelle; deuxièmement, sa conception d’elle-même s’exprime différemment de la conscience de soi qui est le produit de l’individualisme caractéristique de l’Occident moderne.
Pendant des siècles, dans les campements du Nord, les groupes formés de membres de familles élargies entretiennent des rapports très étroits; l’identité est formée en grande partie par le partage et les pratiques de dénomination. Des liens forts avec les autres consolident le sentiment de cohésion identitaire qui est essentiel au maintien de relations harmonieuses. Les dessins de Pitseolak en sont le reflet, comme en témoigne Esquimaux sur un bateau en peau de phoque, v. 1966-1972.; bien qu’ils soient autobiographiques, ils représentent des activités de groupe et ne mettent personne au premier plan. Les événements ne sont pas relatés de façon à suggérer « ceci m’est arrivé »; ses images véhiculent une histoire commune — « ceci nous est arrivé » — sans toutefois nier l’identité de leur auteure. Vue de l’extérieur, il peut sembler qu’une société collectiviste mène à l’anonymat; pourtant, on pourrait aussi bien affirmer que les individus appartenant à une plus petite collectivité ont une plus forte conscience de soi que ceux qui vivent dans de grands centres urbains.
Devenir artiste
Étant une des premières artistes à réaliser des dessins pour l’atelier de gravure de Cape Dorset au début des années 1960, Pitseolak n’a pas de maîtres et a accès à très peu d’exemples d’œuvres sur papier dont elle peut s’inspirer. De petits livres promotionnels tels que Canadian Eskimo Art de James Houston (1921-2005), publié en 1964 par le ministère du Nord canadien et des Ressources nationales, nous indique quel type d’art trouve preneur à l’époque, mais cet ouvrage ne fournit presque aucune précision sur les techniques et les procédés picturaux alors employés. Des artistes de passage offrent de la formation propre à des médias particuliers — comme c’est le cas d’Alexander Wyse (né en 1938) qui introduit la gravure à Cape Dorset au début des années 1960, et de K.M. Graham (1913-2008) qui encourage les artistes à explorer l’emploi de l’acrylique à la fin des années 1970 —, mais rares sont les Inuits de la génération de Pitseolak qui ont l’occasion d’étudier des techniques ou des méthodes artistiques. Par conséquent, Pitseolak parvient à des solutions à certains problèmes artistiques — comment communiquer le mouvement des figures ou les placer dans le paysage, par exemple — par le biais de ce que nous pourrions décrire comme un programme autodirigé axé sur la répétition de dessins. « Le dessin exige-t-il beaucoup de planification? Ahalona! Ça demande de réfléchir beaucoup, et je trouve qu’il est difficile de réfléchir. C’est aussi difficile que le travail domestique », affirme-t-elle.
Pendant les siècles précédant la vie de Pitseolak et même de son vivant, les Inuits confectionnent et perfectionnent tout ce dont ils ont besoin pour survivre — outils, traîneaux, abris — en étant inventifs et en adaptant les ressources matérielles à leur disposition. Une telle approche exige d’innover et d’expérimenter par essais et erreurs et par la pratique concrète. Abordant leur art de la même façon, les artistes inuits de la génération de Pitseolak s’avèrent ingénieux dans leur quête de solutions pratiquables, même si ce processus se trouve compliqué par le fait que l’art n’a aucune fonction physique mesurable. Cette prédisposition naturelle pour l’expérimentation leur permet d’exceller dans des médias très variés. Chaque artiste doit inventer son propre style afin de communiquer ses idées, ce qui se traduit par une vaste gamme d’approches stylistiques et des modes d’expression directs qui sont caractéristiques de l’art inuit.
À l’opposé de nombreux artistes inuits qui évoluent exclusivement dans un style établi tôt dans leur carrière, Pitseolak s’engage sur la voie de l’expérimentation constante, des premières esquisses qui accentuent les lignes, jusqu’aux scène spectaculaires, caractérisées par une richesse chromatique et un souci de composition, sans oublier les qualités plus sobres et raffinées de ses dernières œuvres.
Évoluant principalement en marge des traditions occidentales, les artistes inuits sont décrits comme étant « naïfs » ou « primitifs », tant par leur style que leur approche de la pratique artistique, comme en atteste cette description formulée en 1969 de dessins réalisés à Cape Dorset : « des dessins enfantins aux couleurs de chambre d’enfant […] comme un documentaire innocent ». Contrant de tels clichés, les démarches autonomes de Pitseolak visant à développer sa propre expression visuelle s’apparentent à celles d’un artiste ayant reçu une formation formelle, et contribuent à faire reconnaître la validité des modes d’apprentissage inuits.
Les femmes inuites sont acceptées en tant qu’artistes dans les collectivités du Nord et parmi ceux qui soutiennent ces nouvelles formes d’art, tels que James Houston (1921-2005), Alma Houston (1926-1997) et Terrence Ryan (1933-2017) à Cape Dorset, sans oublier les galeries d’art se trouvant aux quatre coins du pays de même qu’à l’étranger. Pour les Inuits, il n’existe aucune idée préconçue de la place de l’art dans la répartition traditionnelle des rôles masculins et féminins; par conséquent, les femmes ont l’occasion de participer activement aux nouvelles initiatives économiques axées sur l’art et l’artisanat. En vertu de leurs nouveaux rôles d’artistes, d’historiennes visuelles et de soutien économique, elles acquièrent une certaine autonomie et contribuent à transformer la société inuite.
La représentation artistique des femmes et de leurs activités produite par des hommes constitue une perspective masculine et traduit souvent un respect objectif. Toutefois, seules les images des femmes produites par des femmes peuvent être vues comme donnant une voix à l’identité féminine. L’histoire visuelle de la culture inuite ne serait pas complète sans les contributions d’artistes comme Pitseolak. Ses images représentant les outils des femmes, la maternité et diverses scènes domestiques nous permettent de mieux comprendre le rôle des femmes au sein de la société inuite.
Dans la culture traditionnelle inuite, les activités font l’objet d’une nette démarcation, et la capacité d’une personne à accomplir certaines tâches — la chasse étant un domaine masculin et la couture, un domaine féminin, par exemple — consolide la perception de soi au sein de la plus vaste collectivité. Les nombreuses images de Pitseolak représentant des femmes au travail constituent bien plus que de simples documents visuels des tâches ainsi décrites. Par le biais de ces images, elle témoigne de la vitalité et de la force des femmes inuites, comme en témoigne Femmes vidant le poisson, v. 1960-1965.
Les images de Pitseolak représentant les outils employés par les femmes sont soigneusement organisées de façon à montrer et partager sa connaissance de ces outils. Dans plusieurs de ses dessins, sa représentation de l’ulu, le couteau employé par les femmes, devient une métaphore féminine, suggèrent à quel point l’identité de la femme est indissociable de son travail.
Il est normal pour les femmes inuites de la génération de Pitseolak de donner naissance à de nombreux enfants; elle-même en a eu 17. On ne s’étonnera donc pas que son travail reflète fortement l’importance de la maternité dans la construction de l’identité féminine. Les enfants sont toujours présents alors que les femmes s’affairent à leurs activités quotidiennes, comme en atteste Scène de campement d’été, v. 1974.
La production artistique de Pitseolak atteint son apogée au milieu des années 1970, parallèlement au mouvement international des femmes et à la remise en question des inégalités entre les sexes qui est apparente dans le monde des arts. C’est dans un tel contexte que Pitseolak est alors célébrée pour son rôle et son influence à titre d’artiste de premier plan et de matriarche au sein d’une famille d’artistes. Une décennie après sa mort, Poste Canada inclut son portrait dans une série de timbres célébrant des femmes canadiennes, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, en 1993.
Le legs d’Ashoona
Motivée, du moins en partie, par le souvenir des années difficiles qui ont suivi la mort de son mari Ashoona, Pitseolak encourage ses enfants à s’adonner eux aussi à la pratique artistique, qu’il s’agisse du dessin ou de la sculpture. Par son exemple, elle leur inculque la volonté de se surpasser comme artistes en se lançant des défis techniques et stylistiques. Ce n’est pas un hasard si tous ses fils choisissent de pratiquer la sculpture sur pierre, faisant constamment preuve d’une grande éthique professionnelle. En 1953, Qaqaq Ashoona (1928-1996) et Kiugak Ashoona (1933-2014) figurent parmi les artistes prenant part à une exposition qui fera date, organisée par la galerie londonienne Gimpel Fils afin de célébrer le couronnement de la reine Elizabeth II. C’est cette exposition qui fera découvrir l’art inuit aux Britanniques. Qaqaq et Kiugak auront une très longue carrière et sont aujourd’hui reconnus comme des maîtres sculpteurs.
Pitseolak entretient une relation très étroite avec son unique fille, Napachie Pootoogook (1938-2002), et les deux femmes dessinent souvent ensemble. Sur le plan stylistique, Napachie tient beaucoup de sa mère, et certains de ses dessins des années 1960 sont pratiquement indissociables de ceux de Pitseolak. Curieusement, après la mort de sa mère, en 1983, le style de Napachie change et commence à s’aventurer dans de nouvelles directions.
Les encouragements prodigués par Pitseolak s’adressent également à ses belles-filles, comme en témoigne Sorosilutu Ashoona (née en 1941) : « La mère de mon mari m’a maintes fois demandé de dessiner. C’est elle qui m’a lancée, de même que ses deux autres belles-filles, Mayureak [Mayureak Ashoona (née en 1946)] et Mary, sur la voie du dessin. C’est aussi grâce à elle qu’elles dessinent. »
Suivant la lancée de Pitseolak, le nom d’Ashoona devient synonyme d’excellence artistique; la reconnaissance est acquise dès 1967, alors que l’exposition Carvings and Prints of the Family of Pitseolak, qui comprend 100 œuvres d’art, a lieu aux Robertson Galleries d’Ottawa. Dans l’introduction qu’il signe pour l’édition de 1979 de la collection annuelle de Cape Dorset, James Houston note que : « En la personne de Pitseolak, nous avons le noyau d’une remarquable famille d’artistes, dont les membres jouent un rôle important dans la production artistique de Cape Dorset. »
Le legs artistique de Pitseolak se prolonge grâce à Annie Pootoogook (1969-2016), Goota Ashoona (né en 1967) et Shuvinai Ashoona (née en 1961), qui côtoient longuement Pitseolak, puis grâce à plus d’une douzaine de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants qui évoluent eux aussi dans la sphère artistique.