Dans la première moitié du vingtième siècle, Ozias Leduc (1864-1955) était l’un des peintres les plus importants du Québec. Il naît trois ans avant la signature de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et décède alors que se devinent les signes avant-coureurs de la Révolution tranquille. Il n’est pas une figure de transition, mais plutôt une personnalité qui marque la continuité. Les changements qui se produisent dans son œuvre traduisent les transformations socioculturelles qui l’affectent dans la permanence d’une pensée centrée sur le rôle de l’art. Pour Leduc, l’art doit manifester les plus hautes valeurs de l’être humain, et celles-ci s’expriment par le beau. Son œuvre exigeante définit un idéal artistique centré sur la recherche et l’étude qui doivent mener à une meilleure connaissance de soi. Leduc a profondément marqué l’art canadien non seulement par l’œuvre qu’il a créée, mais aussi par l’empreinte durable qu’il a laissée sur ses élèves.
La formation d’un autodidacte
Au départ, rien n’annonce qu’il deviendra l’un des artistes les plus importants de sa génération. Né à Saint-Hilaire (Québec) le 8 octobre 1864, Ozias Leduc est le fils d’Émilie Brouillette (1840-1918) et d’Antoine Leduc (1837-1921), menuisier-charpentier et cultivateur. Dix enfants sont issus de ce mariage contracté en 1861, mais six seulement atteignent l’âge adulte, dont l’aîné, Ozias. La fratrie semble fort liée et Leduc entretient des liens étroits avec ses sœurs, Délia (Adélia) (1870-1946) et Ozéma (1878-1956), et ses frères, Origène (1876-1952), Honorius (1877-1959) et Ulric (1880-1965). Ozéma et Honorius lui serviront de modèles, ce dernier sera également l’un de ses assistants.
Saint-Hilaire est une localité située à 35 km au nord-est de Montréal. La famille habite une petite maison sur le rang des Trente située à moins de 2 km de la rivière Richelieu, juste au pied du mont Saint-Hilaire, tel que représenté dans le dessin Vue du lac, mont Saint-Hilaire, 1937. Les Leduc possèdent un vaste terrain en dénivelé qui s’étend depuis la montagne. Celle-ci, une des neuf collines montérégiennes, s’élève à 410 m au-dessus de la vallée du Richelieu. Son sol accidenté recèle une carrière, des grottes et un lac. Sa richesse en minéraux, la diversité de sa flore et de sa faune fascinent Leduc qui en fera un objet de recherche et la source de son imaginaire. À ce paysage vertical répond en contrepoint la rivière Richelieu, affluent du Saint-Laurent. Le cours d’eau semble jouer un rôle moins important dans son œuvre bien que ses mouvements fluides et ondoyants, proches de l’Art nouveau, se retrouvent dans plusieurs de ses productions traduisant l’activité qui unit les formes naturelles. On les retrouve, par exemple, dans les méandres de la neige de Neige dorée, 1916, ou dans les formes ondulantes qui encerclent les figures dans L’Annonce de Marie corédemptrice, v.1922-1932. Le contact avec la nature est primordial dans sa pensée et sa vie à Saint-Hilaire forme le centre d’un univers qu’il n’a eu de cesse d’explorer.
Leduc est mince et petit de taille, ce qui contraste avec ce paysage démesuré. Il porte une barbe à partir des années 1890 et un chapeau couvre alors sa calvitie partielle, tel qu’il se dépeint dans un autoportrait de 1899. Les photos le montrent toujours bien mis : complet, chemise blanche, cravate. Peignait-il dans cette tenue? Plusieurs amis ont témoigné de sa personnalité. En 1954, plusieurs années plus tard, le collectionneur et ami Louis-J. Barcelo écrit ceci : « Ce qui m’a frappé surtout c’était la beauté du regard. Un regard très doux, comme baigné de rêve, mais lumineux et pénétrant, qui suivait avec curiosité et intérêt les mouvements de son interlocuteur, avec parfois une lueur de malice amusée. […] ce rêveur est avant tout l’homme de son métier, l’artisan probe et exigeant. »
Si Leduc se définit comme autodidacte, sa formation est cependant jalonnée de plusieurs apprentissages. Au premier titre, on peut considérer que le cadre familial a instauré des habitudes de vie. Le travail manuel que pratique son père et la régularité que nécessite l’entretien d’un verger ont sans doute fourni au jeune Leduc une disposition pour le travail minutieux, réglé et constant. Toute sa vie, il ne dérogera pas d’une pratique continue à l’atelier, étudiant, dessinant et peignant.
Dès ses débuts, Ozias Leduc montre un intérêt pour le livre et la lecture. En 1880, après avoir terminé sa sixième année à l’école du rang des Trente, il s’inscrit à l’école modèle du village où il reçoit l’encouragement de l’instituteur Jean-Baptiste-Nectaire Galipeau. Celui-ci y enseigne pendant 25 ans et dirige la fanfare locale. Leduc s’attache à cet enseignant qui lui fournit des modèles pour dessiner.
Leduc s’entoure d’une bibliothèque importante qui lui fournit les bases de sa formation, des livres qui constituent un vaste répertoire de connaissances et d’images dont il peut s’inspirer. Il est abonné à plusieurs périodiques d’art de France, d’Angleterre et des États-Unis dont Studio International, Art et décoration, Arcadia et la série Masters in Art. Ses natures mortes, telles que La phrénologie, 1892, ou Nature morte dite « au mannequin », 1898, et ses scènes de genre, dont Le jeune élève, 1894, mettent en valeur ces imprimés qu’il regroupe autour des outils de son art ou qu’il associe à des adolescents en train de lire. La présence du livre signifie l’importance que l’artiste lui accorde comme instrument de formation et comme mode d’accès à la connaissance de la nature et de l’art.
Premières commandes
Ses tout premiers pas en peinture sont accomplis dans le domaine de l’art religieux, au sein du cercle d’artistes italiens actifs à Montréal. En effet, grâce aux liens qu’entretient le clergé avec Rome, plusieurs commandes sont passées à des artistes italiens dont un certain nombre viennent travailler au Québec. Au dix-neuvième siècle, un réseau d’artistes se partage le marché de la peinture religieuse : les artistes locaux, qui forment une tradition faisant passer les décors d’une suite de tableaux – François Baillairgé (1759-1830), Jean-Baptiste Roy-Audy (1778-v.1848), Joseph Légaré (1795-1855), Antoine Plamondon (1804-1895) – à un traitement unifié prenant en charge l’ensemble du décor architectural – Napoléon Bourassa (1827-1916), François-Édouard Meloche (1855-1914). Puis les artistes italiens et allemands, qui introduisent l’influence des Nazaréens et, enfin, les artistes religieux (prêtres ou religieuses), qui font surtout des copies de tableaux célèbres pour orner les églises et lieux de dévotion.
À partir de 18 ans, selon la tradition orale, Leduc est engagé comme peintre de statues pour l’atelier de Thomas Carli (1838-1906) qui réalise des sculptures en plâtre. En 1886, il devient l’apprenti de Luigi Capello (1843-1902), peintre décorateur d’églises, dont celle de Saint-Rémi. Originaire de Turin, Capello a épousé en 1881 la cousine germaine de Leduc, Marie-Louise Lebrun (1859-1939), et il réalise la commande d’un panorama représentant l’intérieur de la cathédrale Saint-Pierre de Rome (disparu) auquel collabore Leduc. Au cours de la même année, Leduc décore la chapelle Saint-François-Xavier de la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré (détruite).
En 1892, il reçoit une commande pour compléter le décor de l’église Saint-Paul-L’Ermite, dans ce qui est maintenant le secteur Le Gardeur, à Repentigny, commencé par Capello. Entretemps, il a également assisté l’artiste Adolphe Rho (1839-1905) de Yamachiche dans la réalisation de certains travaux dont un Baptême du Christ destiné à l’église Saint-Jean-Baptiste, Ein Karem (près de Jérusalem), un lieu de pèlerinage visité par les Canadiens français. Leduc demeurera attaché à Rho et à sa famille. Cet artiste touche-à-tout offre un modèle de l’artiste bricoleur et entrepreneur qui doit faire preuve de débrouillardise pour répondre aux multiples demandes du marché.
Ces premières commandes lui permettent d’acquérir les rudiments de son art et lui accordent assez de temps pour développer ses propres projets et s’affirmer comme artiste. En 1890, sur le terrain familial, il construit son atelier, nommé Correlieu, qui s’agrandira plus tard pour devenir sa résidence.
À la recherche de sa voie
Entre 1887 et 1900, Leduc réalise quelques portraits, ceux de ses parents et du maître d’école Galipeau, et il explore le genre de la nature morte en prenant comme sujet des objets tirés de son environnement immédiat. Nature morte aux livres, 1892, lui vaut le premier prix pour un artiste de moins de trente ans qui n’est pas membre de l’Académie royale des arts du Canada (ARC). Ses natures mortes exposées à l’Art Association of Montreal (AAM), dont Nature morte, violon, 1891 (disparue), Nature morte, livres, 1892, Nature morte, livre et crânes, 1895 (disparue), reçoivent l’attention de la critique et sont acquises par des amateurs d’art.
En 1893, à 29 ans, il obtient un premier contrat d’importance pour décorer de 25 tableaux l’église Saint-Charles-Borromée de Joliette. Il s’agit de quinze sujets représentant les mystères du Rosaire, de huit tableaux montrant des scènes de la vie du Christ, ainsi que des figures de David et de sainte Cécile placées près de la tribune de l’orgue. Cette imposante commande, que Leduc réalise en moins d’un an, repose sur des « arrangements » ou des « interprétations » d’œuvres gravées ou photographiques de maîtres anciens, dont L’Annonciation de Guido Reni (1575-1642), L’Assomption de Titien (v.1488-1576) ou La Présentation de Jésus au temple de Rubens (1577-1640).
C’est pour le décor de l’église de Saint-Hilaire, exécuté entre 1898 et 1900, que Leduc propose pour la première fois un ensemble de compositions originales. Elles ont pour thème les sept sacrements auxquels s’ajoutent les quatre évangélistes, Saint-Hilaire et L’Assomption au-dessus des autels latéraux et, dans le chœur, L’Adoration des mages et L’Ascension. Dans le but de réaliser cette commande, Leduc se rend en Europe au cours de l’année 1897. Il fait un court séjour à Londres avant de se diriger vers Paris où il réside de la fin mai à la fin décembre. On sait peu de choses de ce passage, si ce n’est qu’il loue un atelier au 103, rue de Vaugirard et fréquente le Louvre. Il visite certainement les édifices ornés de peintures murales, dont le décor du Panthéon par Puvis de Chavannes (1824-1898) dont il rapporte des bases qui sont appliquées à l’église de Saint-Hilaire.
De retour, Leduc se plonge dans le décor de l’église du village. La vallée du Richelieu, où a grandi l’artiste, a été au cœur des soulèvements de 1837-1838 en faveur d’une plus grande autonomie politique et culturelle pour les Canadiens français. Ainsi, l’influence dominante du clergé se double-t-elle d’une indépendance d’esprit et Leduc a connu des personnes qui ont été mêlées à cette rébellion, une génération plus tôt. L’insurrection inspire d’ailleurs à son ami Ernest Choquette (1862-1941) le roman Les Ribaud (1898), à la suite duquel l’artiste réalise un tableau représentant une embuscade contre les troupes britanniques. Le texte, adapté pour le théâtre sous le titre Madeleine, sera d’ailleurs joué en 1928 avec des décors de Leduc.
En 1899, il produit une suite de grands fusains dont seize illustrent un autre roman de Choquette, Claude Paysan (1899), qui se déroule sur les bords du Richelieu. Avec sa famille, Ernest Choquette est un moteur de sa jeune carrière. Il réalise, dès 1901, trois grands tableaux inspirés de la région de Saint-Hilaire à la demande du juge Philippe-Auguste Choquette (1854-1948), frère d’Ernest : La ferme Choquette, Beloeil, Les foins et Labour d’automne. Ses liens avec un autre membre de la fratrie, Mgr Charles-Philippe Choquette (1856-1947), professeur de sciences au séminaire de Saint-Hyacinthe, renforcent son intérêt pour l’histoire, l’astronomie et la géologie.
L’artiste est proche du milieu littéraire canadien-français, il fréquente le journaliste et écrivain Arsène Bessette (1873-1921) et, lors de son séjour à Paris, le poète et journaliste Rodolphe Brunet (1869-1949) dont il réalise le portrait. Le chantier de l’église de Saint-Hilaire lui permet de faire la connaissance du jeune Guillaume Lahaise qui deviendra un poète important – connu sous le pseudonyme Guy Delahaye (1888-1969) – et un ami fidèle. Il est également proche de la famille Campbell, les seigneurs de Rouville, qui possède le mont Saint-Hilaire cédé en 1913 à Andrew H. Gault.
Peinture religieuse, portrait, nature morte, scène de genre, Leduc multiplie les tribunes pour se faire connaître et c’est par la voie de l’illustration qu’il entre pleinement dans le genre du paysage.
Une renommée grandissante
Si les premières années de la vie de Leduc sont mal documentées, il en va tout autrement à partir des années 1900, alors que l’artiste devient son propre archiviste et constitue son histoire professionnelle au fur et à mesure qu’elle se déroule. De plus en plus conscient de l’unicité de sa démarche, Leduc conserve une foule de renseignements le concernant et il note ses réalisations. Ces informations font en sorte que sa biographie se confond avec son œuvre, le peintre ne semblant pas avoir eu de vie en dehors de son travail. Ses activités et amitiés sont centrées sur la réalisation de son projet artistique.
Le peintre reçoit des commandes importantes, dont celle pour le Portrait de l’honorable Louis-Philippe Brodeur, 1901-1904, orateur de la Chambre des communes. Son rayonnement repose sur sa participation non seulement aux expositions annuelles de l’Académie royale des arts du Canada (ARC) dès 1893, mais également à celles de l’Ontario Society of Artists (OSA) à partir de 1902, où il expose entre autres : Nature morte, étude à la lumière d’une chandelle, 1893, Madame Ernest Lebrun, née Adélia Leduc, sœur de l’artiste, 1899. Leduc s’inscrit dans une génération de peintres qui émergent au cours des années 1890. Henri Beau (1863-1949), Joseph-Charles Franchère (1866-1921), Ludger Larose (1868-1915), Joseph Saint-Charles (1868-1956) et Suzor-Coté (1869-1937), par exemple, partagent les mêmes réseaux.
Les commandes religieuses se multiplient au cours de la décennie 1900, réduisant d’autant sa production de tableaux de chevalet. Il peint en 1901-1902 l’imposant décor de l’église Saint-Michel, à Rougemont, comprenant 19 compositions (détruit). En 1902, il s’associe avec son cousin Eugène L. Desautels afin d’élargir son marché à l’extérieur de la province. C’est ainsi qu’il exécute le décor de la cathédrale St. Ninian’s, à Antigonish en 1902-1903 (surpeint), la chapelle des Dames du Sacré-Cœur, à Halifax en 1903 (détruit). Les contrats pour l’église Sainte-Marie, à Manchester en 1906 (détruit) et St. Mary’s, à Dover en 1907-1908 (détruit), toutes deux au New Hampshire, répondent aux demandes du clergé issu des communautés francophones émigrées aux États-Unis. Il entreprend concurremment le décor de l’église Saint-Romuald, à Farnham en 1905-1907 (en partie surpeint), le chœur de la chapelle Notre-Dame-de-Bonsecours, à Montréal en 1908 (démonté), le tableau du maître-autel de l’église Saint-Barnabé (Saint-Barnabé-Sud), 1910-1912, et le décor de l’église Saint-Edmond, à Coaticook, 1911 (détruit). Ces nombreuses réalisations lui fournissent l’occasion d’expérimenter au plan formel et iconographique.
Le 31 août 1906, il épouse sa cousine germaine Marie-Louise Lebrun, veuve du peintre Luigi Capello. Le couple s’installe dans l’atelier où il reçoit ses amis. On connaît mal les liens qui unissent Leduc à son épouse, sauf pour la proximité des familles des deux sœurs, mères des époux, et le fait que Leduc ait habité chez les Capello lors de son séjour à Montréal, au cours des années 1890, période pendant laquelle Luigi travaillait surtout aux États-Unis.
Leur affection est-elle née au cours de l’enfance ou lors des visites montréalaises de l’artiste? En l’épousant, Leduc souhaite-t-il apporter un secours matériel à sa parente, la veuve de son premier maître? La mariée a alors 47 ans et l’époux, 41. L’union repose-t-elle autant sur la raison que la passion? On connaît à Marie-Louise Lebrun-Leduc des dispositions artistiques, on sait qu’elle a peint des fleurs. Les témoignages indiquent que le couple vivait en grande harmonie, Mme Leduc veillant à faciliter le travail de son mari et à lui rendre la vie matérielle la plus facile possible. Les visiteurs sont éloquents sur l’hospitalité souriante de Marie-Louise.
Les années symbolistes
Dès son séjour parisien en 1897, un nouvel intérêt pour le symbolisme se manifeste dans son traitement de la figure féminine. Il consacre, par exemple, dessins et tableaux au thème d’Érato, la Muse de la poésie érotique, qu’il associe à la nature mystérieuse : pensons à son Étude pour Erato (Muse endormie), 1898, ou Erato (Muse dans la forêt), v.1906. C’est dans la veine symboliste qu’il a peint son autoportrait en 1899. Ses recherches en ce sens se poursuivent dans ses décors religieux et elles aboutissent en une série de tableaux de chevalet à caractère symboliste peints à partir de 1911. En 1912, les illustrations pour le recueil de poèmes de Guy Delahaye « Mignonne, allons voir si la rose … est sans épines » constituent un tremplin pour son intérêt renouvelé pour le symbolisme. Certaines images, par exemple Horreur, horreur, horreur, se présentent sous la forme de rébus ironiques. De plus, l’artiste intègre des éléments allégoriques dans les portraits du poète qu’il peint en 1911 et 1912.
Les années 1913 à 1921 voient la création d’une suite de neuf paysages au caractère nettement symboliste, de Cumulus bleu, 1913, à L’heure mauve, 1921. Il s’agit sans doute de la part la plus personnelle de sa production dans laquelle Leduc investit, à partir d’observations tirées du paysage environnant, des propositions plastiques d’une grande complexité sémantique. Par son attention accordée au traitement des sujets, les surfaces picturales séduisent en même temps que la composition traduit une conception idéalisée de la nature. Pommes vertes, peinte en 1914-1915, fut acquise dès l’année suivante par la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) de même que Neige dorée, 1916, alors que l’artiste est élu membre associé de l’Académie royale des arts du Canada (ARC) la même année.
L’œuvre de Leduc continue d’être prisée par ses contemporains et le critique Albert Laberge (1871-1960) rapporte le commentaire de A. Y. Jackson (1882-1974) qui aurait déclaré à la vue de Pommes vertes : « Si cet homme-là se trouvait dans un groupe de peintres pour le stimuler, le forcer à produire, il serait le premier de nous, car il possède l’originalité et est un merveilleux coloriste. » Il est certain que Leduc ne pousse pas l’exploration du territoire comme le font les membres du Groupe des Sept, mais son intérêt pour la géologie et la nature observée de près le rapproche de la sensibilité de J. E. H. MacDonald (1873-1932) par exemple (voir Early Evening Winter (Début de soirée, hiver), 1912, ou The Tangled Garden (Le jardin sauvage), 1916). Dans chacune de ses œuvres, Leduc modifie les perspectives et les points de vue de manière à stimuler le regard. L’exemple le plus poussé est sans doute le détail rapproché d’une branche de chêne dans la neige traitée de manière monumentale dans L’heure mauve.
Peintre de Saint-Hilaire
En 1913, il entame les démarches en vue de la construction sur son terrain d’une plus grande maison. Bien que le couple Leduc n’y vivra jamais, il y installe un atelier dans les années 1920, jusqu’en 1940. L’artiste prend la charge du verger familial, ce qui l’accapare au printemps, au moment où se prépare la récolte, et à l’automne, lors de la cueillette des pommes, qui constitue une autre source de ses revenus. Les communications fréquentes et rapides par train entre Saint-Hilaire et Montréal permettent à Leduc de garder contact avec son réseau montréalais. Le tri postal assuré sur cette même liaison ferroviaire favorise des échanges épistolaires réguliers et Leduc est un correspondant assidu.
En 1918, il prend part à l’aventure de la revue interdisciplinaire Le Nigog en concevant l’illustration de la couverture. Le périodique est fondé par ses amis, l’architecte Fernand Préfontaine (1888-1949), l’écrivain Robert de Roquebrune (1889-1978) et le musicien et critique Léo-Pol Morin (1892-1941). La revue, publiée seulement pendant un an, regroupe des textes portant sur l’architecture, la littérature, la musique, les arts visuels et le théâtre et jette un regard critique sur la création montréalaise dans tous ces domaines, en mettant à l’ordre du jour des questions alors controversées comme le choix du sujet en art et le régionalisme.
On note la particularité de Leduc d’attirer vers lui les esprits plus jeunes et novateurs que ses propos nourrissent et inspirent. Grâce à eux, Leduc fréquente l’élite artistique montréalaise et rencontre, entre autres, le peintre Adrien Hébert (1890-1967) et l’architecte Ernest Cormier (1885-1980). Leduc est un fin causeur et ses traits d’esprit font saillie. Aussi reçoit-il de nombreux visiteurs à Correlieu. Fernande Choquette, fille du docteur Ernest Choquette, écrit à ce sujet : « Gaies, spirituelles, amusantes ou profondes, coupées d’éclats de rires ou d’émotions trop vives, elles [les conversations interminables] furent souvent des incursions dans les creux replis de l’âme et du cœur, des jongleries avec les mots, des discussions sans fin au sujet de la nuance d’un vert, de la densité de l’ombre dans un intérieur de grange ou de la profondeur d’un pli en une tunique d’ange. »
Son humour est apprécié et des exemples nous en sont communiqués dans ses écrits. Par exemple, dans son Journal de Sherbrooke tenu entre 1922 et 1937, il écrit en date du 5 avril 1922 : « Vu, au Cinéma, “La Lumière éternell (sic)” dont on parle tant. On dirait un musée de cire en mouvement. Je suis resté jusqu’à la fin; mais je fus ravi de voir le Christ soulevé vers le ciel, d’ou (sic) il reviendra pour juger le “Cinéma” et ses nouveaux boureaux. (sic) », ou encore, le lendemain, 6 avril : « L’Hon J. N Francoeur Président de l’Assemblée législative, me fait savoir, par une aimable lettre qu’il se trouve beaucoup trop agé (sic) dans son portrait. Il paraît que tout le monde le trouve aussi même des connaisseurs. On le rajeunira plus tard. »
Parmi les amis rencontrés à cette époque, il en est un fidèle entre tous, Olivier Maurault (1886-1968), sulpicien, directeur artistique de la Bibliothèque Saint-Sulpice, dont il fait la connaissance en 1915. Leur amitié a duré quarante ans qui ont été marqués de nombreuses preuves d’admiration, d’affection et de confidences dont témoigne une abondante correspondance. Maurault présente en 1916 une première exposition des œuvres de Leduc à la Bibliothèque Saint-Sulpice. Il s’agit de la seule exposition d’importance du vivant de l’artiste. Elle regroupe 40 œuvres, dont plusieurs récentes comme Cumulus bleu, 1913, Pommes vertes, 1914-1915, et Le pont de béton, 1915. En 1921, il publie une brochure sur le décor de Leduc pour la chapelle du Sacré-Cœur de l’église Saint-Enfant-Jésus du Mile-End (Montréal) et, en 1938, alors qu’il est recteur de l’Université de Montréal, il lui fait décerner un doctorat honoris causa. Leduc n’est pas en peine et il réalise entre 1918 et 1924 des portraits dessinés et peints de son ami.
Cette intense période créatrice s’accompagne également d’un investissement dans sa communauté. En 1918, Leduc accepte la charge de président de la Commission scolaire de Saint-Hilaire, responsabilité dans laquelle il est reconduit au cours des trois années subséquentes. L’achat de livres et l’amélioration des cours de récréation constituent quelques-uns de ses intérêts. De 1924 à 1937, il est conseiller municipal de Saint-Hilaire. À ce titre, il s’occupe surtout de la planification des routes et de la réfection des rues et supervise l’installation des lignes électriques.
Leduc met sur pied un comité d’embellissement de la municipalité, encore une fois en vue de fournir un cadre de vie plus attrayant à ses concitoyens. Il s’attache particulièrement à enjoliver les abords des bâtiments par la plantation d’arbres. Il occupe d’autres fonctions civiques : de 1923 à 1927, il devient membre de l’Association sportive de Saint-Hilaire, il préside le comité des fêtes de la Saint-Jean-Baptiste en 1925. De plus, en 1931, il accepte la tâche de marguillier de la paroisse.
La popularité de Leduc et la diversité de son œuvre le font remarquer d’adeptes de groupes idéologiques opposés qui interprètent différemment son message. Autant sa recherche symboliste intéresse les jeunes intellectuels, autant ses sujets à caractère rural sont lus par l’élite clérico-nationaliste comme un éloge des valeurs qu’elle défend tournées vers le terroir et la définition de la nation canadienne-française. Leduc ne semble pas se formaliser de cet écartèlement ni vouloir se positionner politiquement. Certains de ses commanditaires, dont le curé Philippe Perrier (Saint Enfant-Jésus du Mile-End) sont proches de la revue l’Action nationale dirigée par l’abbé Lionel Groulx. L’abbé Albert Tessier est familier de Correlieu. Leduc y reçoit également et encourage les jeunes Automatistes que lui présente Paul-Émile Borduas (1905-1960). Comme le confirme les noms des amis qui reçoivent en cadeau des dessins de la série Imaginations, 1936-1942, les rapports interpersonnels de Leduc ne semblent pas motivés par des questions sociopolitiques, mais plutôt par la qualité des liens amicaux qu’il pouvait nouer avec des individus et les affinités électives qu’il partageait avec eux.
L’arrivée sur le marché d’une génération de jeunes peintres formés à l’école de l’Art Association of Montreal (AAM), dont les membres du Groupe de Beaver Hall, et bientôt ceux de l’École des beaux-arts de Montréal, fondée en 1922, rend l’art de Leduc moins actuel. En même temps que sa peinture et son statut sont reconnus comme s’inscrivant dans une histoire de la peinture au Québec et au Canada, les commandes se font plus rares, la crise économique n’aidant pas la situation. On reconnaît l’apport de Leduc au renouveau de l’art sacré qui fait entrer la modernité artistique dans les commandes de l’Église. À cet égard, on le présente au peintre français Maurice Denis (1870-1943), lors de son passage à Montréal le 1er octobre 1927, ou encore au théoricien et artiste français Marie-Alain Couturier, o.p., (1897-1954) en février 1941, sans que ces rencontres n’aient d’influence importante sur sa pensée.
C’est dans les trente dernières années de sa vie que Leduc va réaliser deux de ses plus importants décors religieux, celui de la chapelle de l’évêché de Sherbrooke, 1921-1932, et celui de l’église Notre-Dame-de-la-Présentation de Shawinigand, 1942-1955. Dans les deux cas, il pousse la réflexion entamée dans les décors pour la chapelle du Sacré-Coeur (baptistère) de l’église Saint-Enfant-Jésus du Mile End, 1917-1919 (surpeint), et dans le baptistère de l’église Notre-Dame de Montréal, 1927-1929, ainsi que dans les tableaux réalisés pour l’église Saint-Raphaël, à l’île Bizard, 1920-1921, ou à l’église Sainte-Geneviève de Pierrefonds, 1926-1927.
Ces commandes s’inscrivent dans un vaste réseau d’amitiés comprenant architectes (notamment Louis-N. Audet), prêtres (Adélard Dugré et Albert Tessier) et commanditaires (les abbés Philippe Perrier, Alfred Nantel, Louis Bouhier, Arthur Jacob, ainsi que Fred et Florence Bindoff). Une nouvelle génération d’artistes fréquente l’atelier dont Rodolphe Duguay (1891-1973), de même que les jeunes peintres du groupe automatiste, entre autres Jean Paul Riopelle (1923-2002) et Fernand Leduc (1916-2014), qui lui vouent une profonde admiration.
Pour le décor de Sherbrooke, il engage en 1922 le jeune Paul-Émile Borduas à qui il prodigue ses conseils et son encouragement. Les premières années de la carrière de l’apprenti évoluent d’ailleurs sur le modèle du cheminement suivi par le maître : Borduas poursuit ses études en France, à l’Atelier d’arts sacrés, après avoir complété son diplôme à l’École des beaux-arts de Montréal. Ils travaillent ensemble aux décors de l’église des Saints-Anges de Lachine, 1930-1931, et à Saint-Michel de Rougemont, 1933-1935. À partir des années 1940, Borduas emprunte la voie de la non-figuration, mais les deux hommes demeurent liés, même après la publication de Refus global en 1948.
Le ralentissement de ses commandes entraîne une diversification des activités de Leduc. Il est invité à prononcer des conférences publiques qui témoignent de sa foi dans l’art et de son rôle civilisateur. Les textes qu’il consacre à ses œuvres et ses poèmes sont publiés dans les revues Amérique française et Arts et pensée. C’est à ce moment qu’il entreprend une série de dessins de paysages. Intitulées Imaginations, ces œuvres sur papier de petit format, réalisées entre 1936 et 1942, constituent un répertoire des sujets qui l’ont intéressé sa carrière durant et qu’il recrée de mémoire. Destinés à ses amis, ces dessins révèlent une partie du réseau dont s’entoure Leduc au moment où il devient veuf en 1939.
Un dernier chantier
Tout n’est cependant pas encore joué pour Leduc qui, en 1941, à 77 ans, reçoit la commande pour le décor d’une autre église, celle de Notre-Dame-de-la-Présentation située à Shawinigan, 1942–1955. L’artiste y consacre les dix dernières années de sa vie et peut compter sur Gabrielle Messier (1904-2003) pour l’assister dans l’exécution de ce décor. Par cette réalisation, il propose la synthèse de sa conception du décor mural et poursuit sa contribution au renouveau de l’art sacré.
Pour cette commande, Leduc combine le thème central du christianisme, le sacrifice du Christ sur la croix, à la préfiguration de l’Eucharistie, avec quatre sujets tirés du Nouveau Testament se rapportant au salut de l’humanité. Il y associe deux scènes de l’histoire de Shawinigan et, dans quatre tableaux, il rend hommage aux travailleurs de la région en représentant des scènes de la vie des défricheurs (semeur et bûcheron) et des travailleurs en usine (métal et pâtes et papier). Les compositions de toile découpée et marouflée tout comme l’hommage aux travailleurs, qui contribuent au paiement de la commande, constituent certaines des innovations techniques et iconographiques de cet ensemble.
Sa longévité et l’originalité de son travail sont de plus en plus reconnues par le marché de l’art, les musées et la critique. En 1945, le Musée de la province de Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec) regroupe vingt-cinq de ses œuvres dont le Portrait de Guy Delahaye, 1912, et Pommes vertes, 1914-1915. En 1954, le Lycée Pierre-Corneille à Montréal présente quinze de ses tableaux. Gilles Corbeil qui organise cette mini-rétrospective réunit, entre autres, Le jeune élève, 1894, et L’heure mauve, 1921. Il dirige également le numéro spécial que lui consacre la revue Arts et pensée à l’été 1954. La revue regroupe les textes de neuf auteurs, dont les témoignages des artistes Borduas, Claude Gauvreau (1925-1971) et Fernand Leduc (1916-2014). Pour sa part, Jean-René Ostiguy (1925-2016), conservateur à la Galerie nationale du Canada, met en chantier une exposition itinérante de 41 œuvres qui sera inaugurée en décembre 1955. Leduc ne pourra cependant pas la voir, car il décède le 16 juin à l’hôpital de Saint-Hyacinthe où il est hospitalisé depuis la fin de décembre 1954. Ses funérailles à Saint-Hilaire réunissent plusieurs de ses amis venus lui rendre un dernier hommage.