Rameau’s Nephew by Diderot 1972-1974
L’« authentique “ film parlant ” », comme le dit Michael Snow de Rameau’s Nephew, est un traitement épique de la parole et des autres sons émis par le corps humain qu’il est possible d’enregistrer. Le film est une série segmentée de rencontres avec des personnages dans des cadres qu’il est possible de reconnaître ou, du moins, de nommer, qui échangent, récitent, lisent, discourent ou, tout autrement, produisent du son. Certaines de ces émissions sont faciles, telles que taper du pied, siffler ou fracasser. D’autres semblent émaner simplement du corps — le meilleur exemple serait le pet —, alors que d’autres encore, de la même région corporelle, doivent être mis en scène pour amplifier leurs qualités et leur permettre d’être enregistrés : le duo urinaire est amplifié par l’emploi de seaux.
Tous genres de sons cinématographiques sont considérés, notamment la voix hors champ et une voix qui donne des directions. La source apparente du son est représentée — un personnage qui parle —, mais rien ne garantit la synchronisation de cette voix; le film doit s’opposer à ces habituels présupposés. La langue du film est principalement l’anglais, quoiqu’on parle aussi français, espagnol et allemand, et l’anglais parlé relève de divers dialectes. L’intense communication est pimentée d’erreurs : paroles incompréhensibles, pédanteries, faibles signaux, interruptions dans le doublage, inversions, voix hors champ ou code secret.
Incorrigible créateur de calembours et auteur talentueux, Snow est séduit par le jeu verbal, et ce, depuis bien avant ses préparatifs de Rameau’s Nephew. Ce plaisir remonte à son enfance, quand il pratique l’art de la bande dessinée d’aventure. Lorsqu’il commence à écrire ce film, il note des expressions folkloriques, des slogans publicitaires, des clichés et des bouts de conversation qu’il transforme en textes et qu’il retraduit en scénarios, étranges témoins de la division audio-orale. Il crée aussi des anagrammes avec les noms des participants et le sien, qui devient Wilma Schoen.
Rameau’s Nephew est épisodique, situationnel, sans intrigue ou reprise. Film long — quatre heures et demie —, il est divisé en segments nets qui traitent de divers aspects du thème. Les acteurs sont surtout des amateurs doués, même si Snow engage des comédiens professionnels pour la soi-disant scène du pet, pour laquelle ils doivent apprendre à dire leur texte à l’envers. Ailleurs, il présente des talents déjà épanouis, tels l’habileté du peintre canadien Dennis Burton (1933-2013) à parler « burtonien », une langue basée sur l’anglais, mais différente par sa césure arbitraire des mots et son adaptation de la ponctuation, ou sa propre capacité à faire de la musique à l’évier de cuisine.
On qualifie parfois cette œuvre de polyphonique dans son sens musical, car à cette étape de son travail filmique, Snow déteste toute structure narrative. Son désir, fréquemment exprimé, est de faire des compositions image-son. On analyse généralement Rameau’s Nephew comme un « film parlant », mais ses images — les décors et les cadrages de Snow — sont inoubliables, si ce n’est pour leur couleur. Ce qui tient le film et nous mène de scène en scène, c’est le souffle extraordinaire de ses variations sur un thème et sa comédie parfois muette.