Les moments déterminants de la vie et de la carrière de Michael Snow éclairent l’histoire de l’art canadien depuis la Seconde Guerre mondiale. Alors que se développent une culture originale, une identité nationale et une présence internationale, un élan créateur chez les Canadiens les pousse à repenser l’art par rapport au processus, à la technologie et à l’expérience quotidienne. La démarche de Snow en est une d’additions. Chef de file des nouveaux médias et de l’art conceptuel, il n’a jamais rejeté la peinture et la sculpture, mesurant ses propres réalisations à l’aune des œuvres qui ont inspiré sa génération.
La réception critique
Depuis les années 1960, le travail de Snow se trouve à l’avant-garde de l’art visuel et du cinéma expérimental. Premier artiste canadien à obtenir une exposition à la Biennale de Venise, il introduit aussi la photographie comme forme d’art dans le Pavillon du Canada, et ses films primés sont projetés dans le cadre du programme officiel. Par l’achat de son œuvre photographique, Autorisation, 1969, le Musée des beaux-arts du Canada donne une nouvelle direction au domaine de l’art contemporain; il acquiert aussi des copies de ses films majeurs.
Au cours de sa longue carrière, Snow assure par son travail une forte présence canadienne dans d’importantes collections européennes et américaines, tels le Centre Georges Pompidou à Paris et le Museum of Modern Art de New York, et dans les festivals de films internationaux. Artiste en résidence durant les beaux jours du Nova Scotia College of Art and Design (NSCAD) dans les années 1970, il y enseigne à l’occasion et y fait aussi le montage des séquences brutes de La région centrale, 1971. Le célèbre Lithography Workshop du NSCAD imprime Projection, 1970, sa photolithographie de la Femme qui marche, et sa maison d’édition publie son livre d’artiste, Cover to Cover, 1975.
Au Canada, son travail est défendu par des conservateurs comme Louise Déry, Louise Dompierre, Dennis Reid, Brydon Smith, Pierre Théberge et Dennis Young. Ses œuvres jouent un rôle crucial dans les foires mondiales et les expositions thématiques organisées par Thierry de Duve et la conservatrice et auteure Peggy Gale. Le remarquable The Michael Snow Project, organisé par le Musée des beaux-arts de l’Ontario et The Power Plant à Toronto, met en lumière les forces de leurs conservateurs : le savoir encyclopédique sur l’histoire de l’art canadien de Dennis Reid, la finesse théorique de Philip Monk et la recherche sur la pratique de l’art contemporain de Louise Dompierre.
La critique porte au travail de Snow une attention soutenue et influente : les principaux théoriciens, tels Raymond Bellour, Thierry de Duve, Bruce Elder, Annette Michelson, Chantal Pontbriand et P. Adams Sitney, écrivent des articles dans les revues et les magazines spécialisés, comme Artforum, artscanada, Border Crossings, Canadian Art, Film Culture, October, Parachute et Trafic. La génération émergente des artistes et des théoriciens des médias trouve également son compte dans le travail de Snow, comme en témoignent les hommages, les appropriations et l’activité constante dans la blogosphère.
L’impossible classification
Dans des notes publiées pour accompagner le DVD-ROM, Anarchive 2: Digital Snow, 2002, Michael Snow énumère douze thèmes clés de son travail : la lumière, la matérialité, la re-présentation (la variation qui modifie la signification), le reflet, la transparence, la durée, l’allure, le cadrage, l’échelle, le recto-verso, l’improvisation et la composition. Chacun de ces thèmes, explicitement ou à l’examen, contient son opposé : la dualité est le principe directeur de son système perceptuel et conceptuel. Dès ses toutes premières activités professionnelles, on voit des combinaisons de matériaux et de méthodes qui produisent des objets difficiles à classer comme peinture, sculpture ou photographie; il faut constamment faire face à des traits d’union ou des catégories qui impliquent des paires, comme « bas-relief »; ces paires sont invariablement compliquées par d’autres considérations qui gardent allumés les publics de Snow, alors qu’il remet en question les frontières stylistiques et institutionnelles.
Snow lui-même est un esprit sans cesse à l’affût. Il peut être difficile de démêler les diverses trajectoires de son travail de maturité. Avant la série Femme qui marche et avec une précision toujours plus fine durant les années de cette série, ses idées prennent la forme de questions sur la nature même de l’art. Au début des années 1950, comme jeune peintre et sculpteur, Snow conserve une pratique d’atelier traditionnelle, un projet menant systématiquement à un autre, avec un horaire régulier d’expositions. Ce processus se complexifie davantage durant ses années à New York, de 1962 à 1972, quand il ajoute la photographie et le film à son répertoire et travaille simultanément des voies parallèles.
Ses carnets débordent de prises de conscience et d’injonctions — des intuitions auxquelles il veut donner forme. Certains croquis révèlent son attachement persistant à la peinture et à la sculpture, alors que d’autres visualisent une image photographique ou le scénario d’une scène. Des bribes de langage donnent quelques indices de son film sonore monumental, Rameau’s Nephew by Diderot (Thanx to Dennis Young) by Wilma Schoen, 1972-1974. D’autres idées restent tout simplement en suspens jusqu’à ce qu’il trouve une solution technologique pour les réaliser. C’est le cas de *Corpus Callosum, 2002, qui requerrait des effets cinématographiques pour étirer, comprimer, mouler et fondre des figures, des objets et des décors. Snow a pensé à ce film durant près de dix ans avant que la technologie numérique ne rejoigne sa vision.
Durant ce temps, il produit plusieurs œuvres — peintures et sculptures —, qui ont rapport au film, et la première décennie de sa carrière foisonne aussi d’indications de la fascination qu’exerce sur lui ce qu’on peut appeler la « distorsion » visuelle ou matérielle — un terme qu’il rejette catégoriquement. Ces œuvres forment des grappes, ou des groupes de ressemblance multi-générationnels, qui remettent en question les conventions de genre ou de style, une incitation à faire une recherche plus fructueuse du côté des motifs. La plupart d’entre eux s’affirment très tôt dans son travail.
La répétition avec une différence
En 1961, avant de s’installer à New York, Snow entreprend un projet à long terme qui, durant six ans, sera sa marque de commerce : la Femme qui marche. Son intuition lui dit qu’une forme unique, considérée à la fois positive (une présence à regarder) et négative (une absence à travers laquelle regarder), offre un nombre infini de possibilités créatrices. En outre, il reconnaît qu’une pratique artistique issue de cette intuition est à la fois opportune et originale; elle participe à la culture capitaliste de l’innovation, de l’industrialisation et de la communication, et la commente.
Les artistes associés au pop art et plus tard au minimalisme ont cette même conscience, et ils s’approprient les emblèmes de la culture populaire et les processus de l’industrie. Snow se distingue en créant sa propre marque de commerce, ce qui change tout et constitue une forme de jeu sérieux très attrayant. Les usages créatifs de la Femme qui marche — ce que Snow fait subir à cette forme emblématique — se traduisent toujours en de nouvelles façons de voir, qu’il utilise une surface ou une fenêtre, qu’il varie sa couleur, sa texture, son motif, son matériau ou son échelle, qu’il la présente dans la rue ou au cinéma.
La répétition avec une différence, ou la re-présentation, devient une caractéristique importante de son travail photographique. On peut voir des éléments biographiques dans Sink, 1970, qui symbolisent sa transition de la peinture à la photographie, ou, de manière plus convaincante, comme une démonstration de la cohérence de son travail. Cette œuvre comprend 80 diapositives couleurs — le panier complet du projecteur — de l’évier d’un peintre, photographié à partir d’une position fixe, mais l’emploi de gélatines fait varier l’image. Les diapos sont projetées à côté d’une épreuve photographique du même objet. Mais l’œuvre se préoccupe aussi de problèmes de représentation — la traduction de la perception sensorielle en langage par l’intermédiaire de la technologie photographique.
La contemplation de Sink mène rapidement à la conclusion que les deux objets photographiques — une épreuve et une diapositive — sont très différents, mais l’œuvre devient tout aussi rapidement une méditation sur la lumière et sa puissance transformatrice, que ce soit par une intervention humaine directe (une gélatine) ou par une attention à sa qualité et à sa quantité au fil de la journée. Dans Recombinant, 1992, Snow utilise une autre référence fixe, un bas-relief encadré, dont les traits gravés évoquent le torse de la Femme qui marche. Sur cette surface rectangulaire marquée sont projetées 88 diapos. Alors que l’image lumineuse et la surface solide s’engagent dans une altération mutuelle, on peut penser que les variations sont infinies, mais la présence de la machine évoque aussi le pouvoir dominant de la technologie — comment elle distribue au compte-goutte et discipline nos plaisirs.
Snow éprouve une affection inépuisable pour certaines formes et stratégies, mais ses reprises ne sont ni sentimentales ni purement rétrospectives — elles sont rigoureuses. Réutiliser un thème ou un motif le transforme, tant dans ses caractéristiques physiques que dans l’esprit du spectateur.
Diriger l’attention
Au début, la Femme qui marche attire l’attention sur elle-même, mais bientôt elle dirige l’attention sur son environnement en tant qu’objet célèbre pour l’expérience artistique qu’il procure. La création d’objets servant à diriger l’attention continue de préoccuper Snow, puisqu’il teste ses idées dans différents matériaux et médiums. Ses films qui explorent divers mouvements de la caméra, du zoom obsessif de Wavelength, 1966-1967, à la machine hyperactive de La région centrale, 1971, approfondit notre conscience de la vision humaine.
À ce titre, ses sculptures sont aussi remarquables, car plusieurs fonctionnent comme des instruments, des cadres, des ouvertures ou des fenêtres qui ouvrent un monde à l’autre et concentrent la capacité de voir. À la fin des années 1960, Snow travaille avec l’aluminium, le bois et d’autres sortes de matériaux industriels pour créer des pièces d’une échelle saisissante, mais ces objets ne sont pas destinés à une contemplation désintéressée — ils doivent servir. Son Étendue, 1967, fait d’acier inoxydable, est un périscope géant étendu, à travers lequel les visiteurs curieux peuvent regarder. En revanche, sa hiératique Seated Sculpture, 1982, formée par le pliage de trois plaques d’acier, provoque chez les spectateurs qui y pénètrent la troublante expérience d’une vision tubulaire. Aveuglement, 1968, et De La, 1972, dirigent aussi l’attention, mais de façon différente.
Dans Aveuglement, les visiteurs marchent dans d’étroits corridors entre les cadres grillagés de la sculpture; leurs brèves promenades font ressortir les caractéristiques de l’œuvre, leurs corps en deviennent une partie intégrante pour ceux qui regardent de l’extérieur. Dans De La, les spectateurs qui approchent la machine activant la caméra ont toutes les chances d’être filmés; encore une fois leurs brèves apparitions deviennent partie intégrante de l’œuvre pour eux-mêmes et les autres. Snow n’est pas un artiste social, mais ces œuvres, et bien d’autres qui incitent à l’exploration en coopération, dirigent l’attention du public sur les habitudes visuelles et les jeux sociaux des visiteurs de musées d’art.
Anticiper le hasard
Le hasard joue un rôle dans tout processus créateur. Snow l’a parfois sollicité dans ses œuvres basées sur des procédés d’enregistrement : la production photographique, filmique, sonore et vidéo. Cela débute par Four to Five, 1962, quand il sort de l’atelier la figure de la Femme qui marche pour la photographier parmi les piétons dans les rues de Toronto. Il est presque impossible d’imaginer un projet plus soigneusement planifié que son film Wavelength, mais le flot incontrôlable du trafic urbain à l’extérieur des fenêtres de son atelier donne du sens à l’œuvre. La nature joue elle-même un rôle dans La région centrale, son film monumental sur un paysage. L’animation des rues est la base de son installation vidéo, The Corner of Braque and Picasso Streets, 2009, dans laquelle la lecture en continu d’une caméra de surveillance devient cubiste lorsque projetée sur un agencement de socles.
Le hasard joue aussi un rôle que le spectateur peut ne pas reconnaître. Une œuvre photographique, 8 x 10, 1969, est composée de 80 photographies d’un même sujet : un rectangle fait de ruban noir disposé sur une surface gris argenté. Les proportions du rectangle de ruban correspondent à celles de la photographie (la norme industrielle de 8 x 10 po). Organisées en grilles (de 8 x 10), les photos créent ainsi un réseau de relations formelles. La surprise, c’est que ces relations, peu importe leur efficacité, ne sont pas fixes, car il faut mélanger les photos avant chaque installation, que ce soit par Snow ou les techniciens qui suivent ses instructions. Ce déploiement de hasard en un système autrement rigoureux est le secret de 8 x 10. Le travail de Snow est rempli de petits secrets.
Les matérialités, épaisseur et minceur
Dès ses débuts de peintre, Snow est intrigué par la minceur du médium, comme une sorte de peau sur la toile. Comment mince peut-elle devenir? Comme sculpteur, photographe et cinéaste, il trouve la réponse dans la lumière et expérimente les gélatines colorées et les plastiques transparents, dont il se sert comme fenêtres (le spectateur regardant à travers) ou filtres (la lumière les traverse), deux méthodes pour modifier la réalité. Les matériaux sont intéressants en soi, mais les artistes et les cinéastes les déploient aussi pour créer des illusions. Dans son travail, Snow conjugue les dispositifs de l’art et du cinéma : le rapport au plan pictural et l’image projetée sur le mur, le projecteur de diapos ou de films et une bombe de peinture aérosol.
Ces intérêts se rencontrent dans Dans toute histoire il y a deux points de vue, 1974, une installation qui consiste en deux films 16 mm projetés simultanément par deux projecteurs sur un écran en aluminium. Le film a été tourné par deux caméras des deux côtés opposés d’une feuille de plastique transparente de la même dimension qu’un écran de projection. La silhouette d’une femme va et vient le long d’un axe formé par les deux caméras, tenant des feuilles de cartons colorés, selon les instructions du réalisateur qui est assis à l’intérieur du cadre. La femme finit par pulvériser de la peinture sur la feuille de plastique transparente pour la rendre opaque, ce qui fait passer l’écran de projection de « fenêtre » à « mur », avant qu’elle ne le découpe en deux et passe à travers de l’autre côté.
Casse-têtes et plaisirs
Les dualités sont présentes dans toute l’œuvre de Snow : une peinture est une présence autoportante; une sculpture est une fenêtre à travers laquelle regarder; un paysage magistral est inoubliable en partie parce qu’il est présenté en changement constant. Conçus pour se relier, ces systèmes peuvent être difficiles à distinguer et à expliquer. On peut considérer ce genre de complexités comme un « problème » et le travail filmique de Snow est souvent très exigeant, mais il a également traduit ses thèmes clés — la lumière, la matérialité, la re-présentation, etc. — dans des installations de DVD et des sculptures publiques qui font directement appel à nos sens. La découverte de ces œuvres cause surprise, plaisir et affection durable chez des publics variés.
Prenons Dans toute histoire il y a deux points de vue, une œuvre déjà mentionnée pour sa dualité, minceur et épaisseur. Avec les projecteurs visant les deux côtés de l’écran suspendu, les spectateurs se trouvent souvent aux bords de l’écran, pour essayer de voir les deux côtés en même temps. La très amusante installation vidéo de Snow, Serve, Deserve, 2009, est, comme il l’écrit, « une œuvre temporelle pour un public qui déambule […] Cette œuvre imite de façon exagérée (!) la situation habituelle d’un client, dans un restaurant, qui attend que le serveur apporte sa commande. Mais, dans le cas de cette vidéo, c’est le faisceau du projecteur qui apporte la nourriture sur la représentation du « dessus de table », du dessus de la nappe, faisant une toile dans la foulée. » Ce qui rend vraiment cette toile à la fois abstraite et expressive est l’« action painting » de l’invisible serveur qui remplit trop les verres et lance la nourriture dans les assiettes, qui passe par-dessus bord. L’expérience est rendue encore plus dynamique par la disparition de la nourriture et des boissons quand son service incompétent est rejoué à l’envers. Les étrangers qui se rencontrent au bord de la « table » projetée s’encouragent l’un et l’autre dans leur « attente de service », tandis que l’eau fait des flaques, que le vin coule, que la salade tourbillonne et que les pâtes éclatent. Des relations se forment.