Station service 1978
Conservatrice au Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa, Mayo Graham voit les peintures de Mary pour la première fois, par inadvertance, lors d’une visite de l’atelier de Christopher, le mari de l’artiste. Graham invite ensuite Mary à participer à une exposition itinérante nationale, Some Canadian Women Artists (Quelques femmes artistes canadiennes), en plus de concrétiser l’achat de l’une de ses œuvres, Red Currant Jelly (Gelée de groseilles), 1972, pour la collection permanente du MBAC. Lors d’une visite de son atelier de Salmonier en 1976, Graham encourage Pratt à concevoir un tableau d’après une diapositive qu’elle a débusquée au sein de la collection des images de Mary et qui n’a jusqu’alors jamais été utilisée pour ses peintures : un orignal dépecé accroché à l’arrière d’une dépanneuse. Pratt ne suit pas le conseil de Graham tout de suite, mais elle revient à la diapositive en 1978 et peint Station-service, qui fait maintenant partie de la collection du Musée des beaux-arts de l’Ontario à Toronto.
Cette peinture est l’une des plus puissantes et des plus dures que Pratt ait peintes, étant donné ses évocations de violence à caractère sexuel. L’œuvre est comparable à d’autres peintures de pièces de viande produites par des artistes masculins tels que Chaim Soutine et Francis Bacon et évoque les aspects les plus horribles de la vie et de la mort — bien que, contrairement à ces peintres, Pratt compose sa carcasse avec une main sûre et un contrôle troublant, comme si elle n’avait pas peur de la regarder (et nous mettait au défi de le faire). Station-service reçoit les éloges de la critique lorsqu’elle est présentée pour la première fois dans une exposition commerciale à Toronto et elle est par la suite présentée dans la plupart des expositions muséales de Pratt. L’artiste la peint après avoir traversé une longue période de bouleversements dans sa vie. Comme elle le raconte à Sarah Milroy, « nous avions perdu les bébés, puis John est tombé malade », son fils a mené une courte lutte contre le cancer, « et j’ai surmonté cela, puis je me suis dit : tu peux faire ce tableau maintenant. Tu sais de quoi il s’agit. »
Le sacrifice et la violence, suggérés en sous-texte dans d’autres œuvres de Pratt, sont ici directement exposés. La peintre reconnaît que de telles images sont courantes dans les régions rurales du Canada et partout où les gens chassent pour se nourrir, mais qu‘on n‘envisage guère les carcasses autrement qu’en considérant la quantité de viande qu’elles sont susceptibles de fournir.
Cet orignal a été tué par Ed Williams, le propriétaire de la station-service de la localité des Pratt, qui, connaissant les peintures de Mary représentant poissons et poulets, lui a demandé si elle voulait voir son orignal. « Il ne se doutait pas que je serais contrariée par cet orignal. Mais pour moi, il criait “meurtre, viol, dissection clinique, torture”, tous ces terribles cauchemars qui étaient juste sous mon nez. » Les voisins de Pratt ne considéraient pas ces scènes de manière aussi dramatique. Bien après, Pratt se souvient et confie à Sarah Milroy, avec son humour habituel, que lorsque Williams a vu l’œuvre, « il est resté là dans mon atelier à la regarder pendant un moment, puis il a secoué la tête et dit : “Eh bien, voilà mon vieux camion.” »