Poulets éviscérés 1971

Au cours des années soixante-dix, les choix thématiques de Mary Pratt commencent à s’ouvrir à des sujets moins attrayants, comme la viande crue, les têtes de poisson ou les coquilles d’œuf, qui vont jouer un rôle important dans son œuvre. Le fait de jeter son dévolu sur la domesticité conduit à l’évidence que tous ses sujets ne sauraient être plaisants. Mais au moins pour Pratt ils sont tous beaux; et dans ses œuvres, elle s’applique à faire ressortir les qualités du sujet qui l’ont séduite dès le départ. À chaque occasion, elle recherche ce moment évocateur, frappant, des objets baignés de lumière. Elle se souvient de Poulets éviscérés, 1971, comme d’un tableau quelque peu controversé : « C’était la première fois que je peignais quelque chose que beaucoup de gens n’aimaient pas. » D’autant plus que Pratt prend des mois à terminer cette œuvre, qui demeure inachevée pendant qu’elle réfléchit à la poursuite ou non de sa carrière de peintre.

Enfant, à Fredericton, Pratt va souvent au marché avec sa mère et sa grand-mère, et il n’est pas rare d’y voir des poulets plumés ou éviscérés. « Je n’ai jamais pu complètement oublier la barbarie de la boucherie », écrit-elle plus tard. « Les ‘poulets du dimanche’, nus, vides, attendant d’être rôtis sur une caisse de Coca-Cola, symbolisent à plusieurs égards la vie dans cette civilisation. »

Dans le tableau, les poulets sont vus de haut et placés contre le fond ombragé d’un mur. L’œuvre, austère et franche, impose la qualité viscérale reconnue aux tâches domestiques. Pourtant, Pratt y voit de la beauté qu’elle transmet par son traitement de la lumière, de la texture et de la couleur. Au fil des ans, dans nombre d’entrevues, Pratt soutient que son travail recèle une face cachée, une épine, attendant le spectateur imprudent. Ses œuvres affirment que de la beauté peut surgir la laideur, ce qui peut surprendre le spectateur qui en prend la mesure. Poulets éviscérés est la première des œuvres de Pratt dans laquelle ce mordant joue un rôle essentiel.

Poulets éviscérés affiche également un style plus soutenu : la surface lisse, plate et non texturée est créée par des pinceaux plus petits et donc des touches plus fines. Comme beaucoup d’œuvres de Pratt, ce tableau se présente comme une sorte de memento mori, une formule latine signifiant « souviens-toi que tu vas mourir » et désignant un genre de nature morte répandu à la Renaissance nordique. À ce titre, Poulets éviscérés rappelle que la mort et la décomposition sont des facettes inexorables de la vie, et qu’en effet, la mort nourrit la vie.