L’œuvre de Lionel LeMoine FitzGerald illustre parfaitement l’expérience du paysage des Prairies. FitzGerald est l’artiste qui a perfectionné le rendu caractéristique de la terre, du ciel, des arbres et, surtout, de la lumière intense et pénétrante de l’Ouest canadien. C’est ce qui a amené le Groupe des Sept à l’inviter à devenir leur dixième membre. Tout en captant l’essence du lieu, l’art de FitzGerald transcende sujets et observation empirique, et aborde des problèmes formels et des questions universelles qui résonnent encore au-delà des frontières de sa ville natale.
Le développement d’une esthétique
Au début des années 1930, FitzGerald a atteint sa maturité d’artiste, comme l’illustre son tableau le plus important, Doc Snyder’s House (La maison du docteur Snyder), 1931. Le Groupe des Sept reconnaît sa maîtrise technique et voit en FitzGerald une âme sœur. En mai 1932, Arthur Lismer (1885-1969), agissant au nom du groupe, invite FitzGerald à devenir membre officiel. Il est heureux d’accepter cette reconnaissance, étant le seul artiste de l’Ouest canadien à joindre leurs rangs, même si son association directe avec le groupe devait être de courte durée. Le groupe se dissout au début de 1933 pour former une société d’exposition plus grande, le Groupe des peintres canadiens, dont FitzGerald fait partie à titre de membre fondateur. Lors de la première exposition du groupe, qui eut lieu à Atlantic City, New Jersey, à l’été 1933, FitzGerald expose Broken Tree in Landscape (Arbre cassé dans paysage), 1931, sous le titre Dead Tree (Arbre mort).
Bien qu’il ressente un « lien certain » avec le Groupe des Sept, les objectifs de FitzGerald sont très différents. Il ne se sent pas obligé d’exprimer son identité nationale canadienne de manière agressive, à travers son art, ni de chercher des vues sublimes de vastes étendues sauvages canadiennes comme matière de base pour son travail. Au contraire, son approche de la conscience canadienne est plutôt furtive, il l’a communique simplement par ses représentations de la prairie et des paysages urbains winnipégois, soit son environnement immédiat, qu’il aime tant. L’artiste torontois Bertram Brooker (1888-1955) reconnaît la différence de FitzGerald. Plutôt que de s’intéresser aux « traits fondamentaux du pays,… il est constamment à la recherche de la structure, des relations spatiales et des subtilités des couleurs des sujets qu’il aborde ».
Éléments du dessin (1857) de John Ruskin (1819-1900) est le premier ouvrage à avoir guidé FitzGerald vers l’examen minutieux de la nature qui éclairera toute sa carrière. Les leçons de Ruskin inculquent au jeune artiste la pratique d’une observation empirique attentive, suivie de croquis minutieux d’après nature. C’est ce que montre une photographie de 1934 de FitzGerald qui exécute un dessin au fusain, Landscape with Trees (Paysage avec arbres), 1934, dans le quartier Silver Heights, à Winnipeg. Vers la fin des années 1920, FitzGerald a établi une position esthétique qui dépasse le point de départ de Ruskin. Brooker tente de définir cela lorsqu’il décrit FitzGerald à Lawren Harris (1885-1970), membre du Groupe des Sept : « Il semble avoir peu d’intérêt, voire aucun, pour la métaphysique, mais il tire son inspiration de la terre et de sa reconnaissance des relations qui existent entre toutes les variétés de formes — en particulier la structure et le rythme des hommes et des arbres. »
La carrière de FitzGerald suit un parcours connu depuis toujours, associé depuis le début du vingtième siècle aux artistes modernes européens qui se servent de la nature comme tremplin pour explorer comment la ligne, la couleur et la forme peuvent interagir de manière indépendante. L’évolution de sujets reconnaissables jusqu’à l’abstraction, qui peut être tracée dans l’œuvre de FitzGerald, définit également la pratique moderniste de nombreux artistes avant-gardistes européens du vingtième siècle, dont Wassily Kandinsky (1866-1944), Piet Mondrian (1872-1944) et Kazimir Malevitch (1878-1935). Mais la différence entre ces artistes et FitzGerald est que si certaines de ses œuvres tardives peuvent paraître non objectives, elles sont toujours enracinées dans la représentation de phénomènes naturels.
La force vivante
Bertram Brooker saisit immédiatement la notion de qualité du vivant dans l’œuvre de FitzGerald lorsqu’il acquiert pour la première fois une esquisse au crayon faisant partie d’une exposition de l’artiste au Arts and Letters Club de Toronto en 1928. Il se réfère probablement à ce dessin dans son conférence de 1949 : « Il s’agissait du dessin très rapide d’un arbre bulbeux et tordu. À force de le regarder, j’en suis venu à penser que l’arbre pouvait aussi bien être une carotte ou un éléphant — en d’autres mots, ce n’était pas tant un objet qu’une tentative de dégager l’organisation d’un être vivant, quel qu’il soit. Ce n’était pas vraiment un objet, c’était un verbe — une image du vivant! » Bien que cette œuvre n’ait pas été identifiée, Trees and Stumps (Arbres et souches), 12 juin 1935, est représentatif du style de dessin décrit par Brooker.
Les sources possibles de l’esthétique de FitzGerald relèvent de la conjecture. Né en 1890, FitzGerald hérite des idées engendrées par deux phénomènes artistiques importants du vingtième siècle : l’Arts and Crafts et l’Art nouveau. Avide lecteur du magazine londonien The Studio, l’artiste est au courant des principes fondamentaux de ces mouvements. Il apprécie l’ethos anti-industriel promulgué par les membres d’Arts and Crafts, qui prônent l’expression artistique faite main en utilisant une grande variété de techniques. L’Art nouveau, où l’architecture et les formes sculpturales sont transformées en formes en apparence vivantes, semblables à des plantes qui poussent, interpelle sans doute la conviction de FitzGerald selon laquelle la nature est animée d’une force vitale, vivante. « La vue d’un arbre, d’un nuage, d’une forme terrestre me donne toujours un sentiment de vie plus fort que le corps humain. Je sens vraiment la vie dans le premier, et seulement occasionnellement dans le second. Je me sens rarement aussi libre dans les relations sociales avec les humains que dans mon rapport aux arbres qui me font éprouver un tel sentiment de liberté ».
La toile de fond intellectuelle de ces mouvements peut venir des théories néo-romantiques européennes du tournant du siècle sur la science et l’esthétique, aujourd’hui connues sous le nom de biocentrisme, un courant qui postule « l’idée de la « nature » comme expérience de l’unité de toute forme de vie. » Mêlant métaphysique et sciences naturelles, le biocentrisme influence le développement de divers aspects de l’art moderne d’avant-garde par lequel certains artistes russes, par exemple, envisagent le monde visible et les forces du cosmos liés par des voies mystiques et spirituelles. Adam Lauder, spécialiste de Bertram Brooker, souligne l’intérêt probable que partagent FitzGerald et Brooker pour les thèmes biologiques et la doctrine du vitalisme (élan vital) — un aspect de l’amalgame complexe des croyances philosophiques à l’origine du biocentrisme — comme une avenue jusqu’ à présent inexplorée dans les travaux portant sur les deux artistes.
FitzGerald ne fait jamais mention du vitalisme dans ses écrits, mais cette vision anti-mécanistique du monde aurait séduit les deux artistes et a pu être un sujet de discussion entre eux. Une comparaison de Tree (with Human Limbs) (Arbre [avec membres humains]), sans date, de FitzGerald et Shore Roots (Racines sur la grève), 1936, de Brooker démontre une sensibilité stylistique et esthétique commune. Brooker possédait L’Évolution créatrice (1907), l’ouvrage du philosophe français Henri Bergson, qui est à l’origine du terme élan vital et dont les idées sur la nature de l’univers ont peut-être été communiquées à FitzGerald par Brooker.
L’intense dévouement de FitzGerald à capturer le monde qu’il observe autour de lui n’est pas sans rappeler celui de Jack Chambers (1931-1978), qui, beaucoup plus tard, articulera une théorie du « réalisme perceptuel »; les deux artistes voulaient donner une meilleure idée de ce que signifie regarder les éléments ordinaires de son environnement, qu’il s’agisse d’un paysage, d’une cour arrière ou d’un objet sur l’appui d’une fenêtre. De plus, chaque artiste accorde une importance particulière à la lumière en tant que composante essentielle de la perception. C’est le génie de FitzGerald à représenter la lumière des Prairies — en s’éloignant des effets fondus de lumière atmosphérique dans ses premières œuvres d’inspiration impressionniste, telle que Figure in the Woods (Figure dans les bois), 1920, pour passer à une lumière qui isole les « éléments de composition… soulignant leurs relations formelles » dans une œuvre de maturité comme At Silver Heights (À Silver Heights), 1931 — qui le distingue des autres artistes de sa génération.
FitzGerald ne s’est associé ni publiquement ni en privé à une quelconque position scientifique, religieuse ou philosophique, ce qui suggère que ses vues sur l’art et la nature n’étaient pas codifiées, mais qu’elles ont plutôt évolué au fil du temps en fonction de sa conception de ce qu’est un artiste. Il a laissé derrière une quantité considérable d’écrits à ce sujet, dans des lettres, des journaux intimes, des rapports et des conférences (tous non publiés de son vivant). Le conseil qu’il donne à ses élèves de la Winnipeg School of Art, tel que consigné dans les notes d’une conférence qu’il donne possiblement en 1933, énonce son credo artistique : « Il faut entrer dans l’objet et le faire sortir plutôt que de le créer simplement à partir de son aspect extérieur. Apprécier sa structure et sa qualité vivante plutôt que de considérer la surface seulement. Cette façon de considérer un objet, permet l’élimination du superflu laissant ainsi les choses essentielles seules apparaître. »
FitzGerald utilise souvent les mots « unité » et « harmonie » pour décrire ce qu’il voit et dans la nature et dans les œuvres d’art. Il continue dans ses notes à encourager ses élèves à chercher sans cesse et à considérer avec attention la « place de l’objet dans l’univers », le but étant de « prendre conscience de l’infinité de la force du vivant qui semble se propager et circuler à travers toutes les formes naturelles, même si celles-ci semblent si éphémères à première vue. »
Le milieu artistique winnipégois
Par rapport à Toronto, Winnipeg est un avant-poste artistique éloigné pendant la majeure partie de la carrière de FitzGerald. Pourtant, la ville attire de nombreux artistes sérieux qui vont et viennent avec la fluctuation des possibilités d’emploi. L’influence réciproque entre les artistes peut se manifester non seulement en termes d’affinités stylistiques ou philosophiques, mais aussi de manière plus subtile, par exemple en ce qui concerne ce que signifie être artiste dans l’attitude et la pratique. FitzGerald a sans doute appris de ses contemporains, mais quelles preuves a-t-on de l’influence artistique directe de ceux qui ont aussi dessiné et peint les Prairies, si ce n’est le mécanisme de composition incontestable de l’horizon bas et du vaste ciel?
Frank H. Johnston (1888-1949), membre du Groupe des Sept, est directeur de la Winnipeg School of Art de 1921 à 1924. Pendant cette période, il peint Serenity, Lake of the Woods (Sérénité, lac de la forêt), 1922. Bien que FitzGerald étudie à New York pendant une partie du mandat de Johnston à Winnipeg, il a sans doute considéré cet artiste plus établi comme un modèle pour sa carrière. W. J. Phillips (1884-1963), qui est surtout connu pour ses gravures sur bois colorées et ses aquarelles d’inspiration britannique, vit à Winnipeg de 1913 à 1940. Il écrit sur l’œuvre de FitzGerald avec perspicacité, bien que les deux artistes ne soient pas des amis profonds. Par ailleurs, FitzGerald apprécie la compagnie de Charles Comfort (1900-1994), qui travaille à Winnipeg pour la firme d’art commercial Brigdens of Winnipeg Limited et suit des cours à la Winnipeg School of Art, puis à l’Art Students League of New York de 1922 à 1923 (juste après FitzGerald). Les couleurs éclatantes de Prairie Road (Chemin des Prairies), 1925, suggèrent que la prairie est un lieu d’émerveillement mystique pour Comfort — une sensibilité qu’il partage avec FitzGerald, mais qui, comme on peut le voir dans The Prairie (La Prairie), 1929, s’exprime en des termes différents.
Né en Allemagne, Fritz Brandtner (1896-1969), qui arrive à Winnipeg en 1928 et repart en 1934, est un représentant de l’expressionnisme allemand. Il est probable qu’il discute avec FitzGerald des derniers développements européens de l’expressionnisme, du constructivisme et du Bauhaus. Un autre émigré allemand, Eric Bergman (1893-1958), arrive à Winnipeg en 1914 pour prendre un emploi chez Brigdens of Winnipeg Limited. Comme W. J. Phillips, Bergman excelle dans la pratique de l’estampe, tout comme d’autres contemporains winnipégois tels qu’Alison Newton (1890-1967) et Alexander Musgrove (1882-1952).
Musgrove est le directeur de la Winnipeg School of Art de 1913 à 1921. Bien qu’il pratique le réalisme « conservateur » — par exemple, Country Elevator with Horses and Field of Hay (Silo avec chevaux et champ de foin), v. 1920-1929 — son énergie comme défenseur infatigable des arts (il a fondé le Winnipeg Sketch Club en 1914 et cofondé la Société des artistes du Manitoba en 1925) a sans doute impressionné FitzGerald.
Étant donné son association avec les artistes susmentionnés, l’isolement de FitzGerald à Winnipeg est toute relative. Néanmoins, l’historienne de l’art Liz Wylie a raison de conclure que dans les œuvres de ses contemporains, « on peut voir une certaine similitude stylistique avec les peintures des Prairies de FitzGerald, mais un tel parallèle est généralement assez superficiel. »
Enseignement et héritage
FitzGerald a enseigné à la Winnipeg School of Art de 1924 à 1947. Au cours de cette période, il a rencontré des centaines d’étudiants. Quelques-uns d’entre eux ont poursuivi une carrière artistique professionnelle d’importance. Bien que FitzGerald n’ait pas encouragé les disciples de son travail, il a exercé une forte influence dont on se souvient des années plus tard.
Caven Atkins (1907-2000), qui a été étudiant et plus tard professeur à l’école de 1930 à 1934, se remémore les neuf années pendant lesquelles il a connu FitzGerald. Atkins souligne que FitzGerald « tentait de stimuler l’imagination des élèves pour observer et, en procédant par tâtonnements, trouver leurs propres méthodes pour incarner “leurs” sentiments. » Peut-être influencé par FitzGerald plus que n’importe lequel de ses contemporains, Atkins a produit des dessins, des linogravures et un certain nombre de peintures qui reflètent clairement une affinité avec les compositions du maître, bien que ses huiles soient plus vives dans la teinte et la nuance que celles, délicates, de FitzGerald. C’est ce qui ressort clairement d’une comparaison entre le paysage d’Atkins Landscape with River, Beausejour, Manitoba (Paysage avec rivière, Beausejour, Manitoba), 1937, et celui de FitzGerald, Summer (Été), 1931.
Gordon Smith (né en 1919) est un artiste abstrait britanno-colombien renommé. Il étudie le dessin sous la direction de FitzGerald à l’école de 1935 à 1936. Smith a souligné au cours d’une entrevue que FitzGerald préconisait une observation très étroite du sujet à esquisser avant de tracer une ligne contour qui serait ensuite remplie. « Il parlait d’une ligne vive et disait : “Commencez par le haut, autour de la tête puis faites tourner cette ligne autour de vous, et regardez avec votre œil comment une mouche chemine sur votre épaule, regardez vraiment, et dessinez avec vos yeux”. »
Dans ses écrits, FitzGerald fait souvent référence à l’importance pour l’artiste de garder l’œil sur le spectateur dans la mise en scène d’un tableau. Irene Heywood Hemsworth (1912-1989) a été étudiante de FitzGerald de 1931 à 1934. Elle se souvient : « La composition, la délimitation de l’espace d’une peinture était terriblement importante pour lui… Il devait y avoir une ligne de crayon à l’intérieur avant de commencer. Chaque morceau de ce carré était important pour lui. »
Les anciens élèves de FitzGerald se le remémorent avec beaucoup d’affection. Atkins se souvient : « C’était un homme très près de la terre, incarné. Il aimait la nature et les choses simples. Il était philosophe, mais d’une manière simple, non complexe. Il aurait fait un très bon moine zen. » De son côté, Smith remarque que la simple présence de FitzGerald est exemplaire pour les étudiants de ce qu’est un artiste professionnel : « Je crois qu’il nous a appris à penser. »