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En quête d’inspiration au-delà du milieu de l’art conservateur de Toronto, Kathleen Munn s’imprègne des leçons du mouvement de l’art moderne international, à New York et en Europe, pour créer, dans les années 1920, ses tableaux au style unique. Dans les années 1930, elle conçoit sa propre technique de dessin pour parvenir à un nouveau vocabulaire visuel.

 

 

Le modernisme new-yorkais

Munn s’imprègne des enseignements de George Bellows (1882-1925) et de Robert Henri (1865-1929), des artistes de l’école Ashcan, quand elle suit des cours à l’Art Students League (ASL) of New York en 1912. Ses études à New York et ses visites du Metropolitan Museum of Art, entre 1912 et 1928, influencent profondément son art.

 

Ses premières peintures se caractérisent par une large touche et une palette sombre, qui saisissent la personnalité et l’expression de son sujet. Le critique du Globe vante « sa facture audacieuse » et la singularité de son imagination dans les tableaux qu’elle expose à son retour à Toronto. « Son étude de tête de femme est frappante d’individualité. […] L’artiste donne l’impression d’une personnalité étonnante », écrit le critique du Star en avril 1913.

 

Art Canada Institute, George Bellows, Both Members of This Club, 1909
George Bellows, Tous deux membres de ce club, 1909, 115 x 160,5 cm, National Gallery of Art, Washington DC.
Art Canada Institute, Kathleen Munn, Untitled (Boxers), c. 1925
Kathleen Munn, Sans titre (Boxeurs), v. 1925, fusain et mine de plomb sur papier, 32 x 26 cm, collection de Bernard et Sylvia Ostry, Toronto.

 

Munn change radicalement son style dans les années 1920, même si George Bellows continue de l’inspirer. Vers 1925, l’année de l’exposition commémorative de Bellows au Metropolitan Museum, Munn dessine et peint un duo de boxeurs, des œuvres qui évoquent un tableau de son inspirateur, Both Members of This Club (Tous deux membres de ce club), 1909, qui occupe la place centrale dans sa rétrospective.

 

 

Le cubisme américain

Au début des années 1910, Munn étudie à l’école d’été de l’ASL, à Woodstock, New York, auprès des artistes américains Andrew Dasburg (1887-1979) et Max Weber (1881-1961), tous deux fortement influencés par Paul Cézanne (1839-1906) et le cubisme. En 1914, Munn obtient un premier prix à Woodstock.

 

Elle lit beaucoup et assiste à des conférences sur un éventail de sujets, dont l’histoire de l’art et du design, la théorie de l’art, la littérature, la philosophie, la mythologie et la musique. Elle décrit ses études de cette période dans son carnet nº 1, afin de pouvoir s’y référer dans l’avenir. Ses lectures comprennent, Modern Painting: Its Tendency and Meaning de Willard Huntington Wright et « The Ancestry of Cubism » de Jay Hambidge (1887-1924) et Gove Hambidge.

 

Art Canada Institute, Munn in the Catskills, c. 1928
Munn dans les montagnes Catskill, v. 1928.

 

 

Le synchromisme

Durant les années 1910 et 1920, Munn adhère à l’emploi de la couleur par les synchromistes pour définir la forme. Elle a étudié l’ouvrage de Stanton Macdonald-Wright (1890-1973) sur l’esthétique, The Creative Will: Studies in the Philosophy and Syntax of Aesthetics, publié en 1916, et connaît son travail, ainsi que celui de ses collègues américain et français, Morgan Russell (1886-1953), Robert Delaunay (1885-1941), Sonia Delaunay (1885-1979), et de son propre professeur, Andrew Dasburg.

 

Art Canada Institute, Stanton Macdonald-Wright, Synchromy, 1917
Stanton Macdonald-Wright, Synchromie, 1917, huile sur toile, 78,8 x 61 cm, Museum of Modern Art, New York.
Art Canada Institute, Michelangelo, The Dying Slave, c. 1513–15
Michel-Ange, Esclave mourant, v. 1513-1515, marbre, 2,28 m de haut, Musée du Louvre, Paris.

Ces artistes parlent de rythmes, de masses, de contrastes, de directions et de continuité chromatiques. Munn place alors la couleur au cœur de sa pratique. Elle écrit dans son carnet que « la peinture est à peine plus que la transcription d’une impression sensorielle et d’une intensité visuelle, clair, sombre, rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet; haut, bas, droite, gauche, plat, rond, large, petit et ainsi de suite. »

 

Les synchromistes affirment aussi l’importance primordiale du corps humain. Les frères Willard Huntington Wright et Stanton Macdonald-Wright portent un vif intérêt à la sculpture et aux rythmes de la forme humaine — ils sont fortement influencés par les Esclaves, des sculptures entreprises par Michel-Ange (1475-1564) à compter de 1513. Les figures contorsionnées que Munn réalise pour sa série de la Passion se rapprochent aussi de ces œuvres.

 

 

L’abstraction

En 1927, un événement marquant a lieu à Toronto : l’Exposition internationale d’art moderne est présentée à l’Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario). Orchestrée par la Société Anonyme (un organisme artistique cofondé par Katherine Dreier), cette vaste exposition comprend, entre autres, des œuvres majeures de Wassily Kandinsky (1886-1944), Franz Marc (1880-1916) et Constantin Brancusi (1876-1957), et fait connaître au public canadien le modernisme international et l’abstraction. Visites et conférences sont organisées afin de promouvoir l’importance de l’art moderne, et Kathleen Munn aurait donné une causerie à l’exposition.

 

Art Canada Institute, Franz Marc, The Dream, 1912
Franz Marc, Le rêve, 1912, huile sur toile, 100,5 x 135,5 cm, Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid.
Art Canada Institute, Kathleen Munn, Untitled I, c. 1926–28
Kathleen Munn, Sans titre I, v. 1926-1928, huile sur toile, 37 x 60 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

C’est à cette époque qu’elle commence à expérimenter l’abstraction pure, quoique son incursion soit brève. Sans titre I et Sans titre II, tous deux vers 1926-1928, sont des paysages abstraits exprimés par des couleurs vives; le rythme et le mouvement dans l’espace sont les points d’intérêt de l’artiste. À l’instar des œuvres de Bertram Brooker (1888-1955) et de Lawren Harris (1885-1970), les abstractions de Munn sont en partie inspirées des écrits théosophiques de Helena Blavatsky et de l’idée de la quatrième dimension de Piotr Ouspenski. Dans son carnet nº 4, Munn relate sa lecture de ces écrits et d’autres textes apparentés.

 

Il est peu probable que Munn ait exposé ses œuvres abstraites — après sa mort, on a trouvé les toiles roulées et entreposées. Toutefois, les formes abstraites occupent le premier plan de ses tableaux résolus, peints du milieu à la fin des années 1920, dont Composition [Reclining Nude] (Composition [Nu allongé]), Sans titre (Descente de la Croix) et Sans titre (Ascension) dans la collection de l’Université York à Toronto, ainsi que dans plusieurs de ses dessins de figures dans un paysage.

 

Art Canada Institute, Kathleen Munn’s paintbox
La boîte de couleurs de Kathleen Munn, avec un jeu de compas en haut à droite.

 

 

La figure dans le paysage

Tout au long de sa carrière, Munn se consacre avant tout à l’étude de la figure humaine. Les années 1920 sont une décennie de grande expérimentation et d’apprentissage, une période qui engendre une riche production dans plusieurs styles picturaux apparentés et l’incite à repenser le potentiel conceptuel de la figure humaine.

 

Art Canada Institute, Kathleen Munn, Untitled (Figure in a Landscape), c. 1928–30
Kathleen Munn, Sans titre (Figure dans un paysage), v. 1928-1930, huile sur toile, 51,9 x 50,6 cm, collection privée.

 

Comme l’historienne de l’art Anna Hudson l’affirme, « Munn voyait le corps comme un instrument esthétique complexe, dont la plus grande richesse résidait dans la tension discordante entre ses lectures figuratives et abstraites. Elle reconnaissait ainsi le pouvoir transgressif du nu comme sujet de l’art moderne. » Bien qu’elle travaille le modèle vivant en atelier, elle étudie aussi la figure comme forme idéalisée — telle que la créent les sculpteurs de la Grèce antique, que l’imaginent à nouveau les maîtres de la Renaissance et que la réinterprètent Alexander Archipenko (1887-1964) et Brancusi, en passant par El Greco (v. 1541-1614), George Bellows et Henri Matisse (1869-1954).

 

La manière dont Munn aborde le sujet classique « des baigneuses » est entièrement la sienne. Elle lui sert à explorer la résonnance entre une figure seule et les éléments naturels, comme dans Untitled (Figure in a Landscape) (Sans titre (figure dans un paysage)), v. 1928-1930, où la forme d’un nu debout reprend les lignes courbes d’un arbre solitaire. Le plus souvent, elle s’intéresse à un groupe de figures en interaction dans l’espace, comme dans Untitled (Four Figures in the Woods) (Sans titre (Quatre figures dans les bois)), v. 1928-1930. Rythme et composition sont le sujet de ces tableaux. Ici, elle intègre en outre des principes géométriques et raffine sa palette.

 

 

Sa propre méthode

Art Canada Institute, Eadweard Muybridge, The Horse in Motion: “Sallie Gardner,” Owned by Leland Stanford, c. 1878
Eadweard Muybridge, Le cheval en mouvement : « Sallie Gardner », appartenant à Leland Stanford, v. 1878, épreuve photographique sur carton. Division des estampes et des photographies de la Bibliothèque du Congrès, Washington DC.

Jusqu’au début des années 1930, Munn utilise le dessin pour faire des études et des esquisses préparatoires pour ses tableaux. Toutefois, pour la série de la Passion, elle change sa méthode et le dessin devient sa pratique première. La couleur n’occupe plus la place centrale, mais bien l’encre noire et la mine de plomb. Exposés pour la première fois en 1935 et connus aujourd’hui sous le nom de série de la Passion, ces dessins sont l’apogée d’un long et minutieux processus d’expérimentation.

 

Les archives de Munn comprennent ses diagrammes où elle développe le concept du « carré pivotant » de Jay Hambidge en cube à l’aide d’un compas. Elle traduit ainsi ce carré pivotant en expression de la tridimensionnalité afin de l’appliquer à sa propre théorie sur la manière de dessiner une forme humaine en mouvement. Elle connaît aussi les études photographiques d’Eadweard Muybridge (1830-1904) sur le mouvement animal et humain; elle fait de nombreuses esquisses sur les contorsions corporelles et note les différences de proportions entre les corps masculin et féminin. Ses dessins comportent des annotations, comme « dessiner d’abord le port de tête, puis camper [la figure] fermement sur ses pieds » et « utiliser le creux du cou comme pivot »

 

Art Canada Institute, Kathleen Munn, working drawing for the Passion series, “Crucified Figure,” c. 1927–38
Katheen Munn, dessin préparatoire pour la série de la Passion, « Figure crucifiée », v. 1927-1938 (de gauche à droite : recto; verso; recto et verso combinés, tels que vus sur table lumineuse), mine de plomb sur papier, 25,7 x 18,7 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

Munn finira par mettre au point une technique originale pour la construction de figures et l’expression de leurs innombrables positions et points de vue dans l’espace. Elle crée un modèle de chaque position clé, chacune générée par le « carré pivotant », mais désormais repensée et intégrée à un système de production de mouvements de la figure humaine. Les corps se tordent, sont raccourcis, s’étirent vers le haut, tombent, plient ou s’agenouillent. Munn réduit les figures contorsionnées mobiles en schémas et emploie même un système de numérotation pour identifier les modèles individuels renvoyant à des poses et des actions particulières.

 

 

Sa table lumineuse

À la fin des années 1920 ou au début des années 1930, son neveu William Richards construit une table lumineuse selon les spécifications de sa tante. La redécouverte de la table en 2010 a permis de mieux comprendre son processus et sa technique de création des mille et un dessins préparatoires de la série de la Passion.

 

La table lumineuse est essentielle à sa méthode de construction des figures et de l’expression de leurs innombrables positions et points de vues dans l’espace. Au moyen de feuilles de papier pelure, Munn transfère un modèle particulier de feuille en feuille, puis dessine de multiples bras et jambes dans diverses positions des deux côtés de la feuille. Ce processus permet des permutations presque sans fin de la figure en mouvement.

 

Art Canada Institute, Munn’s light box
La table lumineuse de Munn, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

Elle annote ensuite les feuilles : « tête qui tombe », « prendre le bras à gauche » ou « essayer ça pour dresser figure sur croix ». Elle indique aussi les figures à utiliser pour certains scènes de la Passion, telles la déposition, le mont des Oliviers, l’ascension. Puis, elle dessine l’interaction entre de multiples figures dans des centaines de dessins et produit ainsi des ensembles de foules dont elle fait ensuite des collages. Des numéros dans le coin des dessins à figure unique renvoient à un système (peut-être de sa propre invention) qui reste à décoder. Rarement datées et jamais signées, quelques-unes de ces esquisses se trouvent dans des collections privées au Canada.

 

Son expérimentation minutieuse mène à la création de grands dessins à l’encre achevés, dont The Crucifixion (Passion Series) (La Crucifixion (série de la Passion)), v. 1934-1935, Untitled (Descent from the Cross) (Sans titre (Descente de Croix)), v. 1927 et Last Supper (La Cène), 1938. En 1935, le critique G. Campbell McInnes encense « cette série de dessins qui ont sur nous un effet cumulatif presque grandiose. » Son camarade artiste et ami intime, Bertram Brooker dit de ces dessins qu’ils sont « tout simplement stupéfiants. » Ils révèlent l’intensité et la détermination avec lesquelles Munn réalise son projet, ainsi que son implacable persévérance et ténacité. En outre, ils nous offrent une compréhension intime de sa méthode de travail — une passion profonde à laquelle elle ne résiste pas.

 

 

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