Le rapide 1968
Jean Paul Lemieux aime voyager en train parce que, dit-il, « on a le temps de voir venir le paysage, de le laisser apparaître et s’étaler, puis disparaître. » Le thème du train, introduit dans son travail avec Le train de midi, contribue au tournant décisif de 1956 à la suite duquel il sera désormais connu comme le peintre des « grands espaces blancs ». L’artiste entre alors dans sa maturité, et sa période dite classique s’étendra jusqu’en 1970, lui assurant une renommée nationale et internationale.
La composition du Rapide reprend celle du Train de midi, peinte douze ans plus tôt : deux plans en surface coupés aux deux tiers par un horizon d’où surgit une forme sombre. Quelques différences notoires entre ces tableaux montrent que si Lemieux reprend un thème déjà traité, il le mène à un autre degré symbolique. Dans Le train de midi, il peint la course du train qui perce l’espace en s’éloignant du spectateur tandis que dans Le rapide, c’est vers le spectateur que la locomotive se dirige, alors que l’horizontalité d’un espace plus vaste couvre d’une blancheur immaculée les deux plans.
Devant Le Rapide, le regard tarde à décoder ce qui se passe sur cette surface dépouillée, presque abstraite. Ce n’est qu’après quelques secondes que le spectateur éprouve la sensation dont parle Lemieux, celle de « voir venir le paysage » lorsqu’on voyage en train. Grâce à un jeu formel ingénieux, on voit ici venir le train qui se détache sur une vaste étendue de neige, et l’on constate que ce n’est pas tant le train que l’artiste a voulu peindre mais la vitesse de la machine, ce qui est explicite dans le choix du titre.
De composition simple en apparence, Le rapide est en vérité dominé par une série complexe d’évocations se rapportant à l’espace et au temps, au passage et à la durée, à l’« ici et maintenant » de la peinture. Point de tension extrême, le motif du train est chargé d’un sens sur cette surface qui, autrement, aurait pu s’offrir pour sa seule beauté formelle. Mais si l’art de Jean Paul Lemieux se nourrit d’ordre géométrique, il ne se soustrait pas à la figuration, que le peintre saisit par la voie métaphorique et symbolique.