Église du village de Yuquot 1929
Dans Église du village de Yuquot, une des œuvres les plus importantes de Carr, un mur d’arbres touffu enserre le temple que l’artiste peint d’un blanc éclatant contrastant vivement avec la forêt sombre. L’église paraît toute petite contre cet arrière-plan, symbolisant à la fois l’incursion et la vulnérabilité des nouvelles croyances introduites par les colons. Pour l’artiste, la modeste structure érigée par les Nuu-chah-nulth de la communauté Yuquot symbolise l’assimilation hybride du christianisme par les Premières Nations, qu’elle considère comme une version sympathique de sa propre foi. Comme s’il s’agissait d’une chronophotographie, la petite croix au faîte du clocher semble tomber pour se multiplier et former l’amas de croix qui marquent les tombeaux des morts. Ces croix rappellent à la fois une assemblée de fidèles et l’échec de la mission de l’Église. Les murs aveugles de l’édifice et l’absence de détails architecturaux créent une autre « balise », évoquant une structure monolithique et inhabitable. L’interprétation de Carr dévoile la solitude et l’impossibilité de la mission : les branches de l’arbre s’inclinent lourdement ou s’élèvent avec puissance de la partie inférieure du tableau comme pour démontrer l’invraisemblance d’un lieu de rencontre situé entre deux forces spirituelles radicalement différentes.
En 1929, Carr longe la côte ouest de l’île de Vancouver en bateau à vapeur. Elle séjourne au village mowachaht de Yuquot où elle fait des croquis de la petite église catholique. Peindre un lieu de culte représente une nouvelle orientation philosophique pour l’artiste : lors de ses précédents voyages, elle ne s’était pas intéressée aux églises de mission bâties dans les villages autochtones de la région, mais plutôt aux modes d’expression spirituels propres aux Autochtones.
En 1930, Église du village de Yuquot est exposée à la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) à Ottawa, à l’occasion de la Fifth Annual Exhibition of Canadian Art. Lawren S. Harris (1885-1970) achète le tableau et l’accroche chez lui en déclarant qu’il s’agit de la meilleure œuvre de Carr. Huit ans plus tard, elle est choisie pour A Century of Canadian Art (Un siècle d’art canadien) à la Tate Gallery à Londres, une exposition que le futur gouverneur général du Canada Vincent Massey qualifie de « démonstration de la peinture et de la sculpture canadiennes des plus représentatives, couvrant toutes les écoles et toutes les périodes ».
Le titre original du tableau, tel qu’attribué par Carr, était Indian Church (Église amérindienne). En 2018, après consultation avec les Premières Nations Nuu-chah-nulth sur le territoire desquelles l’église est située, le Musée des beaux-arts de l’Ontario a renommé le tableau Church in Yuquot Village (Église du village de Yuquot), en référant à son emplacement spécifique dans le titre. Yuquot, dont le nom se traduit par « Là où les vents soufflent dans plusieurs directions », était un village d’été pour la collectivité baleinière prospère avant l’arrivée des colons, dont émane une petite communauté qui continue aujourd’hui d’exister sur son site d’origine, au large de la côte de l’île de Vancouver, sur l’île Nootka, dans le détroit du même nom. C’est également là qu’en 1778, James Cook a touché terre pour la première fois. En 1928, Carr a vu l’église lors de son voyage sur l’île, où elle avait été érigée en 1889 sur le territoire mowachaht muchalaht par des missionnaires catholiques romains. Le changement de titre de l’œuvre est controversé, d’aucuns craignant que de telles pratiques constituent un acte de « blanchiment », tandis que d’autres y voient un effort respectueux et collaboratif de renommage visant à réparer l’histoire douloureuse de la colonisation. L’église initiale de Yuquot que Carr a peinte a plus tard brûlé, et une nouvelle église a été construite sur le site, qui existe toujours et sert de centre communautaire.