Portrait de l’honorable Louis-Philippe Brodeur 1901-1904
À partir de photographies et de dessins réalisés lors de séances de pose dans l’atelier de Saint-Hilaire, Leduc décide de cette position assise de la figure de l’avocat Louis-Philippe Brodeur (1862-1924), placée dans un intérieur sans décor. Le vêtement seul signale la haute fonction du modèle qui a pris une attitude détendue. Bien que nonchalamment assis sur un fauteuil, loin de tout apparat, Brodeur, la tête retenue par deux doigts, dirige son regard vers la gauche. Tout se joue dans ce regard attentif et pénétrant cerné par le binocle comme s’il observait patiemment le tableau en train de prendre corps sous ses yeux.
Résidant de Belœil, le président de la Chambre des communes connaît bien Ozias Leduc dont il est le contemporain. Brodeur est le descendant de patriotes qui ont participé à la rébellion de 1837, il est un intime et associé de Philippe-Auguste Choquette avec lequel il a fondé le journal libéral, Le Soir. Élu député du comté de Rouville en 1891, sa fidélité au premier ministre Wilfrid Laurier lui vaut une ascension au gouvernement. Il sera tour à tour ministre du Revenu de l’intérieur, puis ministre de la Marine et des Pêcheries, où il pilote des dossiers importants sur des ententes commerciales internationales et la création d’une marine de guerre canadienne. Il termine sa carrière comme juge à la Cour suprême du Canada.
C’est à l’occasion de sa nomination comme orateur de la Chambre qu’il commande son portrait à Leduc, portrait qui ne sera terminé qu’en 1904, moment où le modèle accède à d’autres fonctions. Au cours de cette période, Leduc mène de front plusieurs chantiers de décoration qui retardent l’achèvement du portrait. Cette période de temps est caractéristique de la manière de travailler de Leduc qui repousse les échéances afin d’avoir plus de temps pour mûrir son projet et le compléter d’une manière qui le satisfasse pleinement.
Alors que ses premiers portraits se concentraient sur le visage, comme dans son autoportrait de 1899, à partir des années 1900, Leduc représente souvent ses modèles à mi-corps, dans des pauses parfois hiératiques – pensons au portrait de son ami le poète Guy Delahaye (1888-1969), 1912, vu de profil. Même si ces portraiturés prennent, comme Brodeur, un air plus débonnaire, celui-ci vise à traduire l’essence du personnage. Il ne figure pas un geste spontané, qui va se transformer comme si la figure était en mouvement, au contraire, ce geste plus machinal qui caractérise le modèle est bien celui qui les décrit de la manière la plus permanente.
La sobriété du costume construit par opposition de plages noires, lustrées ou mates, met l’accent sur les mains et la tête rendues de manière très réaliste. Le modelé de l’anatomie est construit par des effets de clair-obscur et des détails (grains de beauté, moustache, plis de la main) qui affirment la fidélité de la représentation. Celle-ci est cependant contredite par l’environnement du sujet. Il est auréolé de lumière. L’arrière-plan offre un jeu de touches rapides de teintes or et violacées affirmant que nous sommes devant une représentation peinte. Un pan de rideau tiré sur la droite appuie cet effet de représentation et suggère un effet théâtral. Brodeur, devenant à la fois le spectateur et l’acteur de cette mise en scène, rompt avec la tradition des portraits officiels de ses collègues orateurs.