Ozias Leduc figure sans doute parmi les premiers artistes canadiens que l’on pourrait qualifier de philosophe. En effet, la réalisation de ses œuvres tente toujours de proposer et d’affirmer des éléments de réponse aux questions qui l’habitent sur la fonction de l’artiste et sa mission culturelle et sociale. Formé au dix-neuvième siècle et bien actif jusque dans les années 1950, Leduc est à la fois porteur de tradition et force vive qui le rapproche de chacune des générations d’artistes qu’il côtoie.
Vers une définition personnelle de l’art
Pour Ozias Leduc, la pratique du métier de peintre s’est accompagnée d’un questionnement sur la nature de l’œuvre d’art, son rôle et ses effets. Le résultat de ses interrogations s’inscrit directement dans ses tableaux lorsqu’il évoque le processus de création d’une œuvre, ses composantes formelles et iconographiques, comme dans La phrénologie, 1892, ou Nature morte dite « au mannequin », 1898, ou encore sa réception, comme dans L’enfant au pain, 1892-1899, Le jeune élève, 1894, ou Les chargeurs de meules, v.1950. En effet, ces compositions et plusieurs autres portent sur des sujets qui ont à voir directement avec le statut de l’œuvre comme moyen de connaissance de soi et de la nature et avec sa réception intime par chaque individu.
Leduc approfondit ces réflexions tout au long de sa carrière et démontre ainsi la quête incessante de sens traversant toute son œuvre. Pour lui, l’art est un besoin qui fournit un éclairage et une énergie nécessaires à la vie. Que ce soit dans ses décors d’églises qui proposent des éléments de réflexion pour la vie du chrétien, comme à l’église de Saint-Hilaire où il représente les sept sacrements (Le Baptême du Christ, 1899), ou dans ses natures mortes et dans ses paysages, qui s’offrent comme autant de scènes intériorisées de l’expérience sensible (L’heure mauve, 1921), Leduc cherche à émouvoir par une approche qui mise sur l’harmonie et l’unité.
À travers ses tableaux et ses nombreux écrits, l’on comprend que l’artiste conçoit la création comme le résultat d’un travail continu en vue d’interpréter ce qu’il apprend de la nature, source de son entreprise. Pour Leduc, l’art est un travail, l’art est un combat de l’intelligence sur son environnement : « S’appliquer de tout son cœur à une besogne utile, c’est faire de l’Art. C’est la lutte de la matière rebelle et [de] la pensée. C’est par la lutte que l’être humain perfectionne son intelligence et qu’il pénètre toujours davantage l’ordre de la Nature. » Ainsi, le système de la nature serait régi par des lois qu’il incombe à l’artiste de découvrir et d’explorer.
Le peintre adhère à la pensée de l’artiste britannique William Morris (1834-1896), grandement diffusée par la revue The Studio, défenseur d’un art utilitaire dans la mesure où il cherche à introduire dans le quotidien le goût et la pensée. C’est la raison pour laquelle Leduc a beaucoup investi dans ses décors d’églises catholiques, lieux très fréquentés à son époque, afin de créer, dans l’esprit du mouvement Arts and Crafts, des environnements unifiés dans leur iconographie et harmonieux par l’accord de toutes les parties du décor, environnements propices à favoriser le désir de beauté, de recueillement et de réflexion, comme à l’église de Saint-Hilaire par exemple. Paul-Émile Borduas (1905-1960), qui fut l’élève de Leduc déclarait à ce sujet : « De ma naissance à l’âge d’une quinzaine d’années, ce furent les seuls tableaux qu’il me fut donné de voir. Vous ne sauriez croire combien je suis fier de cette unique source de poésie picturale à l’époque où les moindres impressions pénètrent au creux de nous-mêmes et orientent à notre insu les assises du sens critique. »
La méthode de l’artiste n’est donc pas celle d’un scientifique. Ses moyens, grâce à son imaginaire et aux ressources de son art, puisent dans l’univers sensible les images venues du monde spirituel et du merveilleux. « La substance de mon art créateur vient du monde tout grand ouvert du rêve. Substance d’imagination vivante, rendue pour ainsi dire palpable par le signe d’un jeu de lignes, de formes, de couleurs, aussi donc des substances de l’univers … Donc un monde quelque peu irréel, mais d’aspect précis — incarnation du subtil, du magique, de l’infini, du recueillement — le recueillement d’avant la création. »
« Recueillement d’avant la création. » Selon Leduc, l’artiste doit pouvoir se placer à ce moment des origines : celui où, la matière en devenir est transformée en une substance qui ouvre sur un univers renouvelé. L’art existerait dans la pensée de son créateur avant de se réaliser, l’œuvre est sa matérialité. De cette position idéale et première, le créateur réinvente le monde, il lui fournit un nouvel ordonnancement qui accorde sa primauté à une essence qui transcende le temps. C’est dans cette position de surplomb que se place l’artiste qui, bien qu’il soit actif dans un contexte donné, cherche à se positionner dans la durée, en dehors des contingences et des événements qui ne le détournent pas de sa quête.
« L’art, le son d’une âme et d’un cœur » écrit encore Leduc. C’est dire qu’il résulte d’une démarche qui convoque l’intellect et l’imaginaire qui, par résonnance, s’adresse aux sens, à une sensibilité capable d’entendre la voix qui lui est transmise. L’art traduit la preuve de la vie, il en serait l’ultime manifestation. Il fait entendre le principe de la pensée, de l’action et du sentiment d’un être en ce sens qu’il permet d’entrer en contact avec la vie intérieure d’une autre personne.
Une production unique dans le milieu canadien
Cette attitude romantique de Leduc envers l’art fait preuve d’une personnalité originale au Canada. Au moment où il prend place dans le champ artistique canadien, celui-ci est en voie de transformation. Le milieu de l’art se consolide à la suite de l’émergence d’institutions qui lui donnent une plus grande visibilité et confirment le statut professionnel des artistes. L’Académie royale des arts du Canada (ARC, 1880) et d’autres regroupements d’artistes, l’inauguration de l’Art Association of Montreal (AAM, 1860), la création d’écoles d’art avec un programme ambitieux et l’apparition de galeries majeures sont des indicateurs de la constitution d’un public et d’un marché de l’art de plus en plus importants. En conséquence, Leduc a reçu d’importantes commandes, comme son Portrait de l’honorable Louis-Philippe Brodeur, 1901-1904, orateur de la Chambre des communes.
Si les artistes étrangers et néo-canadiens occupent toujours une place significative parmi les artistes collectionnés et exposés à l’Art Association of Montreal, ou en galeries, notamment les peintres britanniques et les représentants de l’école de La Haye, l’on voit apparaître au début des années 1890 une nouvelle génération d’artistes canadiens qui, après avoir acquis une première formation au pays, poursuivent leurs études en Europe, en France principalement. James Wilson Morrice (1865-1924), Maurice Cullen (1866-1934) et Suzor-Coté (1869-1937) comptent parmi quelques-uns des peintres les plus réputés de ce groupe. Sans participer directement aux nombreux courants qui agitent le monde de l’art, ces jeunes peintres en retiennent des éléments et introduisent au Canada les influences de l’impressionnisme, du symbolisme et de l’Art nouveau.
Leduc est familier avec ces courants artistiques grâce aux périodiques auxquels il est abonné et à son voyage en France en 1897. On trouve dans ses tableaux des réminiscences des préraphaélites, par exemple Edward Burne-Jones (1833-1898), de l’Art nouveau (dans le décor de l’église de Saint-Hilaire, en particulier) et un intérêt marqué pour le symbolisme. Il adopte d’abord un symbolisme primaire défini par les significations accordées aux couleurs et aux sujets choisis. Cependant, son intérêt ne s’arrête pas là et, dans l’esprit tempéré du mouvement fin de siècle — Leduc ne donne pas dans le décadentisme ni dans la pensée de l’art pour l’art —, il vise à rendre un monde idéal dont le sens se cache au-delà des apparences et qui est rendu de manière suggestive et métaphorique. Forme et contenu sont intimement liés et c’est par l’organisation de la matière, de la couleur et des formes que l’œuvre évoque son propos allusif.
Peu d’artistes canadiens adoptent la voie du symoblisme, la plupart se tourne davantage vers l’exploration des influences de l’impressionnisme, comme Cullen et Suzor-Coté par exemple, ou vers un art plus académique susceptible de servir la cause nationale et patriotique, pensons à Joseph-Charles Franchère (1866-1921), Joseph Saint-Charles (1868-1956) ou Edmond-Joseph Massicotte (1875-1929). Cependant, à l’instar du poète montréalais Émile Nelligan (1879-1941) et de l’ami de Leduc Guy Delahaye (1888-1969) également investis de cette esthétique, Leduc consacre toute sa vie à son idéal soutenu par un attachement à sa contrée de Saint-Hilaire qui nourrit son imaginaire. Ce n’est pas de manière réaliste ou documentaire qu’il rend le monde qui l’habite, mais par une œuvre qui apporte à la culture canadienne un lieu d’analyse, de méditation et de contemplation.
Une légende vivante
La production d’Ozias Leduc est double et tient essentiellement dans sa participation au décor de plus de trente églises et chapelles et dans la réalisation d’une production restreinte de tableaux de chevalet. C’est dire que la diffusion de son travail est demeurée limitée, dans la mesure où pour apprécier ses œuvres à caractère religieux, il aurait fallu visiter, entre autres, plusieurs localités du Québec, de Nouvelle-Écosse et du New Hampshire, sans compter que plusieurs décors sont maintenant détruits. Ses toiles longtemps conservées par des collectionneurs privés ont, depuis, gagné les principales collections publiques canadiennes où elles sont régulièrement exposées.
Déjà, du vivant même de l’artiste, une légende s’est formée autour de son nom et de son œuvre du fait de l’aura de mystère entourant la rareté et l’unicité de ses réalisations. En effet, dès les premières présentations publiques de Leduc, la critique, a souligné la spécificité de sa technique, de ses sujets et de sa pensée. Un mythe s’est littéralement constitué autour de sa personnalité. Un des commentateurs des œuvres de Leduc, Lucien de Riverolles, écrit dès 1893 dans L’Opinion publique : « Né dans une paroisse où les sites pittoresques abondent, il a commencé tout jeune à aimer la nature. Sans l’aide d’aucun maître, sans avoir pris de leçon, il est devenu artiste. “L’art, dit-il, ne s’enseigne pas, la nature est suggestive, elle contient et l’idée et le moyen de l’exprimer.” »
Ces propos, sans doute encouragés par Leduc, constituent la base d’une perception de l’artiste qui ne fera que s’amplifier avec le temps. Le peintre opère une distinction entre sa condition d’artiste et les procédés dont il se sert. Ignorant les conseils et les apprentissages reçus lors de ses passages dans les ateliers de Luigi Capello (1843-1902) et d’Adolphe Rho (1839-1905), Leduc déclare que c’est au contact de la nature et de la nature seule qu’il s’est instruit de son art. Celle-ci fournissant à la fois le sujet et les moyens plastiques de le représenter. Les particularités géologiques et géographiques de son milieu faisant apparaître figures et formes sont propices à stimuler l’imaginaire, comme on le voit dans Fin du jour, 1913, Neige dorée, 1916, ou Nuage à flanc de montagne, 1922. Leduc omet cependant de mentionner l’intérêt qu’il a porté à l’étude de l’histoire de l’art et aux œuvres d’artistes qui ont été une source constante d’inspiration.
L’éloignement pendant plusieurs mois dans divers lieux pour réaliser ses commandes religieuses et l’isolement relatif de son atelier au pied du mont Saint-Hilaire ont fait naître le mythe de l’« ermite », du « sage » qu’on lui accole dès les années 1920 afin d’appuyer l’idée d’un art original, non contaminé par les influences étrangères. Paradoxalement, c’est à partir de ce moment que l’atelier de Leduc est le plus fréquenté par l’intelligentsia du Québec, alors qu’artistes, intellectuels, étudiants accourent pour rencontrer l’artiste « isolé dans son coin de pays ».
Un héritage à partager et à consolider
L’art de Leduc a intéressé différents publics à différents moments de sa carrière. Pensons aux jeunes intellectuels regroupés autour de la revue Le Nigog en 1918 ou encore aux Automatistes qui dans les années 1940 fréquentent l’atelier de Saint-Hilaire. Si le décès de Leduc en 1955 suscite un intérêt envers le peintre et son œuvre, celui-ci va s’estomper au cours des années 1960 et 1970, quand la plupart des mentions qui citent son nom ne font que l’identifier comme le maître de Paul-Émile Borduas, chef de file des Automatistes. C’est dire que son principal titre de noblesse aurait été d’avoir participé à la formation du peintre qui allait exercer une influence déterminante sur la modernité au Québec et qui est alors l’objet de toutes les attentions.
Depuis 1955, le nom de Leduc et son œuvre, de leur présence constante et discrète, connaissent une fortune diverse. La rare production de chevalet du peintre est jalousement conservée par les collectionneurs et elle est rarement mise sur le marché. Les principaux musées canadiens conservent une excellente représentation de ses œuvres et les exposent dans leur accrochage permanent. Quelques manifestations au Canada ont réuni avec succès ses tableaux, dont les rétrospectives de 1974 et 1996.
Malheureusement, plusieurs de ses décors d’église ont été défigurés par suite de mauvaises restaurations alors que les toiles ont été surpeintes plutôt que nettoyées. L’on remarque qu’une génération d’artistes contemporains continue de regarder l’œuvre de Leduc et de s’en inspirer. Sheila Ayearst (née en 1951), dans son exposition Still Life (Nature morte) tenue à Mercer Union en 1988, cite plusieurs tableaux de Leduc. Plus récemment, Daniel Olson (né en 1955), dans sa vidéo Love and Reverie, 2001, fournit une interprétation sonore de L’enfant au pain, 1892-1899. Ces artistes, comme les spectateurs qui font l’expérience des œuvres de Leduc, célèbrent la lenteur et la réflexion propices à la mesure de la beauté du monde.
L’exposition de 1973 organisée par la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) et celle de 1978 de l’Université Concordia marquent le début d’études universitaires sur l’artiste. Des mémoires et des thèses sont consacrés à certains volets de sa production, que ce soit des études monographiques sur le décor d’une église ou un genre artistique (nature morte, portrait) ou encore sur son milieu et la réception critique de sa production. L’exposition rétrospective de 1996 marque un moment de synthèse de ces vingt ans de recherche basés sur une lecture complète des archives et une première étude systématique de l’ensemble de son parcours. Toutes ces études sur l’œuvre de Leduc, sa pensée et sa personnalité ne signifient pas pour autant que l’on sait tout de lui. Plusieurs aspects de sa carrière restent encore à éclairer. Par exemple, sa production en tant que photographe n’a pas été étudiée avec sérieux, tout comme ses textes sur l’art qui doivent également être édités.
Certains décors d’églises n’ont pas été documentés et leur mauvais état de conservation rend la tâche encore plus compliquée. En effet, plusieurs des décors importants de Leduc sont soit détruits, dont le premier décor de l’église Saint-Michel (Rougemont), Notre-Dame-de-Bonsecours (Montréal), Saint-Edmond (Coaticook), soit défigurés par des surpeints, dont celui de la cathédrale Saint-Ninian (Antigonish), Saint-Enfant-Jésus du Mile-End (Montréal), Saint-Anges (Lachine, Montréal), réduisant ainsi leur analyse à la seule documentation archivistique. L’importance et l’unicité de l’art de Leduc méritent que sa carrière soit examinée avec attention afin d’en saisir et d’en analyser les rouages complexes et les différentes manifestations. Sa pensée est toujours actuelle et peut nourrir la création contemporaine.