Oscar Cahén doit sa célébrité à son habileté de dessinateur, à une utilisation novatrice d’une multitude de techniques et à la vivacité de sa palette. Comme caricaturiste et illustrateur, il interprète des centaines d’histoires dans une gamme sans cesse changeante de langages visuels tandis que, comme peintre, il exprime la monumentalité et la passion.
Racines européennes
Cahén passe ses années de formation dans des milieux artistiques où s’épanouit une grande diversité de démarches et de styles. À Dresde, en 1932, l’avant-garde allemande devient la Neue Sachlichkeit, un mouvement qui, pour Otto Dix (1891-1969), l’un de ses adeptes, appelle un retour aux retables de la Renaissance nordique et aux minutieuses techniques traditionnelles comme sources d’inspiration. Dix et beaucoup d’autres artistes allemands des années 1930 pratiquent la critique sociale, tel George Grosz (1893-1959), dont les personnages débauchés et aux traits tordus s’inscrivent dans la longue tradition allemande de la caricature. En même temps, les enseignements de l’école artistique du Bauhaus et notamment la fameuse maxime selon laquelle « moins, c’est plus », orientent la formation des jeunes dessinateurs, dont Cahén.
Ce dernier développe encore sa polyvalence à Prague, où se retrouvent des artistes émigrés tel le dadaïste John Heartfield (1891-1968). La diversification y est encouragée : ainsi, les diplômés de l’école Rotter d’art publicitaire, où Cahén travaille en 1937, marient le graphisme, la peinture, le travail du verre, le cinéma, l’illustration de livres pour enfants, la photographie, le décor de théâtre et l’illustration éditoriale.
Jeune peintre, Cahén semble plus intéressé par la psychologie des portraits et la chronique des styles et des lieux de vie contemporains que par la remise en question de la définition de l’« art » ou la déconstruction de la forme. Actualisant des formes traditionnelles au moyen de touches contemporaines, ses premiers autoportraits, au dessin et au modelé conventionnels, dépeignent un jeune homme sombre et sont imprégnés d’une sensibilité protocubiste aux couleurs postimpressionnistes qui rappellent Paul Cézanne (1839-1906). L’« exécution méticuleuse » des dessins, des portraits et des paysages dépeint « la vie superficielle des grandes villes […], les jeunes filles rieuses, avec leurs grands chapeaux, leurs bas et leurs cannes ». En 1940, l’historien de l’art Otto Demus écrit que l’Allerweltstalent, ou talent universel, rend Oscar Cahén difficile à catégoriser, mais que sa force tient à une « improvisation dans la décoration », de sorte que le « véritable » Cahén est davantage celui des dessins d’orchestres de jazz que celui des « portraits trop suaves ». Cahén luttera pendant tout le reste de sa carrière contre son penchant naturel vers un dessin presque trop facile, cherchant toujours une manière plus spontanée et originale d’exprimer ses sentiments les plus profonds.
La percée en sol canadien
Quand il débarque au Canada en 1940, Oscar Cahén est déjà un illustrateur chevronné au style distinctif, sorte de croisement entre l’illustration de mode et la caricature au trait calligraphique. Son répertoire englobe le pastel en contrastes prononcés pour les sujets qui réclament une tonalité horrifiante, par exemple une affiche incitant les soldats à se tenir loin des prostituées, et un style comique et mignon pour les vignettes.
Vers 1946, s’opère une transition majeure. Cahén peint dès lors en couches denses des gens qui souffrent, et simplifie les proportions et les expressions faciales qu’il exagère tout à la fois, amplifiant l’effet au moyen de couleurs mates et moroses. Il s’inspire également de l’imagerie chrétienne à laquelle il imprime des traits cubistes et expressionnistes qu’il rehausse de couleurs intenses et inspirantes. En 1949, il exécute ses premières œuvres abstraites, à l’huile et au pastel, qui se caractérisent par des combinaisons de couleurs inhabituelles et une synthèse énergique de formes et de traits chevauchés et entrecroisés.
En 1951, il emploie de brillants colorants à l’aniline sur de grandes feuilles de papier ou de grandes toiles, laissant les couleurs couler l’une dans l’autre. Il augmente sa production après avoir obtenu une certaine couverture dans la presse nationale, dans le Canadian Art et dans le concours de l’Art Directors Annual. Apparaissent dès lors les couleurs chaudes et leur effet cohésif sur la composition qui feront de lui un artiste des plus influents. À partir de 1955, ses peintures abstraites se démarquent par un trait de plus en plus gestuel, qui n’est pas sans rappeler ses illustrations. Il lui arrive par ailleurs de retourner à une palette plus sombre. Il entreprend également une vaste série d’aquarelles sur papier à la gomme réserve, travaillées par couches de couleur transparentes. En marge de ces incursions dans l’abstraction, Cahén revient parfois à la figuration.
Influences
Le vingtième siècle voit exploser les mouvements artistiques dont beaucoup sont sources des nombreuses influences que certains auront lues dans l’œuvre d’Oscar Cahén. On peut en effet invoquer de manière plausible des éléments de gothique, de cubisme, d’expressionnisme, d’expressionnisme abstrait, de surréalisme, du Bauhaus, de modernisme anglais, de modernisme américain, de caricature, de l’illustration tchèque et allemande, de l’illustration américaine et de l’art de ses collègues torontois. Seule une poignée d’artistes ont toutefois quelque lien avéré avec Cahén.
En 1935, ce dernier forme à Prague avec William Pachner (né en 1915) une société appelée Cahén-Pachner Advertising Designs and Painted Posters. Les illustrations que Cahén produit vers 1940 sont souvent des sosies des œuvres de Pachner : de jeunes femmes aux pommettes et au menton saillants, aux yeux soulignés d’ombres et à la jupe ondulante aux contours calligraphiques rehaussés de lavis. Il y ajoute toutefois des motifs mats et texturés et introduit dans la composition des éléments inusités, notamment des mains au premier plan.
Cahén admire ouvertement le peintre et affichiste français Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), Arthur Szyk (1894-1951), illustrateur juif américain et caricaturiste antinazi, David Stone Martin (1913-1992), dessinateur de pochettes de disques de jazz dont le dessin au trait évoque Picasso, de même que le bédéiste Milton Caniff (1907-1988). Quand il aborde les thèmes religieux, il s’inspire du gothique. Il fait l’éloge du Miserere de Georges Rouault (1871-1958), constitué d’une série de gravures sur les tragédies de la guerre et sur la foi. D’ailleurs, le Christus qu’il exécute vers 1949 partage avec l’œuvre de Rouault les formes simplifiées aux contours noirs qui font penser à un vitrail.
Soulignons en outre les Américains Rico Lebrun (1900-1964), que Cahén qualifie d’« artiste d’envergure », et Abraham Rattner (1895-1978), tous deux auteurs d’œuvres majeures sur des thèmes bibliques. C’est à Lebrun que Cahén doit la présence occasionnelle d’un personnage prostré, de face, dessiné en traits larges et irréguliers, le corps tordu par l’angoisse. Il voit une première œuvre de Rattner à l’Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario) en compagnie de Harold Town (1924-1990), qui se souviendra plus tard à quel point son collègue en a été impressionné. C’est peut être à Rattner que l’on peut rattacher le passage de Cahén vers des toiles entièrement cubistes en 1949, ainsi que le recours à des couleurs intenses, comme dans L’adoration, mais ce ne sont là que des hypothèses.
On a fait grand cas de l’influence des modernistes britanniques sur les artistes torontois vers 1950 et, en particulier, de la façon dont Graham Sutherland (1903-1980) soumet la nature à l’abstraction en exagérant par exemple le motif de l’épine. La succession de Cahén contient d’ailleurs deux cartes postales reproduisant des œuvres de Sutherland, et Harold Town soutient que l’artiste était « fasciné » par lui. De fait, Végétation, 1951, rappelle certainement la manière de Sutherland. Ce dernier imprègne à ce point l’art d’un grand nombre d’artistes torontois que le crochet, l’épine ou le croissant deviennent des phonèmes visuels omniprésents chez ceux qui veulent absolument être « dans le coup ». Cahén lui-même parvient au motif de l’épine à partir d’une analyse de serres et de becs, et l’écho favorable qu’il obtient parmi ses collègues et ses admirateurs l’encourage dans cette voie. Après tout, son but est de communiquer, et il souhaite ardemment « produire des images qui me plairont et plairont également au grand public ».
Illustration
Des photographies montrent Oscar Cahén dans un atelier, réalisant une illustration sur une table à dessin, ou devant un chevalet, ailleurs, occupé à peindre une huile ou à dessiner des études. Pour l’aquarelle, il travaille à plat.
Qu’il s’agisse ou non d’œuvres de fiction, le directeur artistique discute d’abord avec l’illustrateur du sujet et du style approprié. Généralement, l’artiste soumet ensuite à l’approbation du directeur une esquisse ou un dessin assez exhaustif avant d’exécuter la version finale. Cahén dira toutefois :
Je fais rarement des dessins préliminaires pour une illustration. En fait, au grand dam des directeurs artistiques, mes « brouillons » sont habituellement si sommaires que je serais moi-même incapable de les interpréter. Je dessine au crayon à mine dure directement sur le carton, puis je fais le dessin final à l’encre et j’efface les traits de crayon initiaux. En éliminant les premiers jets, j’ai l’impression de conserver à l’illustration finie la qualité intégrale de l’enthousiasme initial. Quant à la technique, je choisis et je mélange en fonction de ce que dictent le sujet et l’objectif […].
De fait, Cahén utilise aussi bien l’encre, le crayon au graphite, le pastel, la caséine, le carton à gratter, l’aquarelle, la cire, les teintures et les huiles, qu’il combine volontiers. Il emploie aussi des « feuilles de Bourges », sorte de transparents en plastique fabriqués dans des couleurs de la quadrichromie (cyan, magenta et jaune) qui permettent de réaliser facilement des illustrations multi-teintes moins coûteuses que la séparation des couleurs nécessaire à l’impression d’une peinture polychrome.