En Télécharger le livre Tous les livres d’art Accueil

Oscar Cahén doit sa célébrité à son habileté de dessinateur, à une utilisation novatrice d’une multitude de techniques et à la vivacité de sa palette. Comme caricaturiste et illustrateur, il interprète des centaines d’histoires dans une gamme sans cesse changeante de langages visuels tandis que, comme peintre, il exprime la monumentalité et la passion.

 

 

Racines européennes

Art Canada Institute, Otto Dix, Portrait of Dr. Heinrich Stadelmann, 1922
Otto Dix, Portrait du Dr Heinrich Stadelmann, 1922, huile sur toile, 90,8 x 61 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto, © Succession Otto Dix / SODRAC (2015).
Art Canada Institute, George Grosz, The Hero, 1933
George Grosz, Le héros, 1933, lithographie sur papier, 40,4 x 28,9 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

Cahén passe ses années de formation dans des milieux artistiques où s’épanouit une grande diversité de démarches et de styles. À Dresde, en 1932, l’avant-garde allemande devient la Neue Sachlichkeit, un mouvement qui, pour Otto Dix (1891-1969), l’un de ses adeptes, appelle un retour aux retables de la Renaissance nordique et aux minutieuses techniques traditionnelles comme sources d’inspiration. Dix et beaucoup d’autres artistes allemands des années 1930 pratiquent la critique sociale, tel George Grosz (1893-1959), dont les personnages débauchés et aux traits tordus s’inscrivent dans la longue tradition allemande de la caricature. En même temps, les enseignements de l’école artistique du Bauhaus et notamment la fameuse maxime selon laquelle « moins, c’est plus », orientent la formation des jeunes dessinateurs, dont Cahén.

 

Ce dernier développe encore sa polyvalence à Prague, où se retrouvent des artistes émigrés tel le dadaïste John Heartfield (1891-1968). La diversification y est encouragée : ainsi, les diplômés de l’école Rotter d’art publicitaire, où Cahén travaille en 1937, marient le graphisme, la peinture, le travail du verre, le cinéma, l’illustration de livres pour enfants, la photographie, le décor de théâtre et l’illustration éditoriale.

 

Jeune peintre, Cahén semble plus intéressé par la psychologie des portraits et la chronique des styles et des lieux de vie contemporains que par la remise en question de la définition de l’« art » ou la déconstruction de la forme. Actualisant des formes traditionnelles au moyen de touches contemporaines, ses premiers autoportraits, au dessin et au modelé conventionnels, dépeignent un jeune homme sombre et sont imprégnés d’une sensibilité protocubiste aux couleurs postimpressionnistes qui rappellent Paul Cézanne (1839-1906). L’« exécution méticuleuse » des dessins, des portraits et des paysages dépeint « la vie superficielle des grandes villes […], les jeunes filles rieuses, avec leurs grands chapeaux, leurs bas et leurs cannes ». En 1940, l’historien de l’art Otto Demus écrit que l’Allerweltstalent, ou talent universel, rend Oscar Cahén difficile à catégoriser, mais que sa force tient à une « improvisation dans la décoration », de sorte que le « véritable » Cahén est davantage celui des dessins d’orchestres de jazz que celui des « portraits trop suaves ». Cahén luttera pendant tout le reste de sa carrière contre son penchant naturel vers un dessin presque trop facile, cherchant toujours une manière plus spontanée et originale d’exprimer ses sentiments les plus profonds.

 

Art Canada Institute, Oscar Cahen, Self-portrait, c. 1930–40
Oscar Cahén, Autoportrait, v. 1930-1940, huile sur carton, 25 x 36 cm, The Cahén Archives, Toronto. À ses débuts comme peintre, Cahén semble plus intéressé par la psychologie de l’art du portrait que par un désir de remettre en question la définition acceptée de l’art.

 


La percée en sol canadien

Quand il débarque au Canada en 1940, Oscar Cahén est déjà un illustrateur chevronné au style distinctif, sorte de croisement entre l’illustration de mode et la caricature au trait calligraphique. Son répertoire englobe le pastel en contrastes prononcés pour les sujets qui réclament une tonalité horrifiante, par exemple une affiche incitant les soldats à se tenir loin des prostituées, et un style comique et mignon pour les vignettes.

 

Art Canada Institute, Oscar Cahen poster warning against venereal disease, c. 1944
Oscar Cahén, affiche prévenant contre les maladies vénériennes, v. 1944, The Cahén Archives, Toronto.
Art Canada Institute, Oscar Cahen, Praying Family, 1948
Oscar Cahén, Famille en prière, 1948, huile sur toile cartonnée, 60 x 51 cm, collection privée.

 

Vers 1946, s’opère une transition majeure. Cahén peint dès lors en couches denses des gens qui souffrent, et simplifie les proportions et les expressions faciales qu’il exagère tout à la fois, amplifiant l’effet au moyen de couleurs mates et moroses. Il s’inspire également de l’imagerie chrétienne à laquelle il imprime des traits cubistes et expressionnistes qu’il rehausse de couleurs intenses et inspirantes. En 1949, il exécute ses premières œuvres abstraites, à l’huile et au pastel, qui se caractérisent par des combinaisons de couleurs inhabituelles et une synthèse énergique de formes et de traits chevauchés et entrecroisés.

 

En 1951, il emploie de brillants colorants à l’aniline sur de grandes feuilles de papier ou de grandes toiles, laissant les couleurs couler l’une dans l’autre. Il augmente sa production après avoir obtenu une certaine couverture dans la presse nationale, dans le Canadian Art et dans le concours de l’Art Directors Annual. Apparaissent dès lors les couleurs chaudes et leur effet cohésif sur la composition qui feront de lui un artiste des plus influents. À partir de 1955, ses peintures abstraites se démarquent par un trait de plus en plus gestuel, qui n’est pas sans rappeler ses illustrations. Il lui arrive par ailleurs de retourner à une palette plus sombre. Il entreprend également une vaste série d’aquarelles sur papier à la gomme réserve, travaillées par couches de couleur transparentes. En marge de ces incursions dans l’abstraction, Cahén revient parfois à la figuration.

 

Art Canada Institute, Oscar Cahen, Watercolour 131-12, c. 1956
Oscar Cahén, Sans titre (368), v. 1955-1956, encre, aquarelle et réserve sur carton à dessin, 56 x 71 cm, collection privée.

 


Influences

Le vingtième siècle voit exploser les mouvements artistiques dont beaucoup sont sources des nombreuses influences que certains auront lues dans l’œuvre d’Oscar Cahén. On peut en effet invoquer de manière plausible des éléments de gothique, de cubisme, d’expressionnisme, d’expressionnisme abstrait, de surréalisme, du Bauhaus, de modernisme anglais, de modernisme américain, de caricature, de l’illustration tchèque et allemande, de l’illustration américaine et de l’art de ses collègues torontois. Seule une poignée d’artistes ont toutefois quelque lien avéré avec Cahén.

 

En 1935, ce dernier forme à Prague avec William Pachner (né en 1915) une société appelée Cahén-Pachner Advertising Designs and Painted Posters. Les illustrations que Cahén produit vers 1940 sont souvent des sosies des œuvres de Pachner : de jeunes femmes aux pommettes et au menton saillants, aux yeux soulignés d’ombres et à la jupe ondulante aux contours calligraphiques rehaussés de lavis. Il y ajoute toutefois des motifs mats et texturés et introduit dans la composition des éléments inusités, notamment des mains au premier plan.
 

Art Canada Institute, Herbert Lestocq, The Standard, October 3, 1942
Oscar Cahén, illustration pour « Don Giovanni », de Herbert Lestocq, The Standard, 3 octobre 1942.

 

Cahén admire ouvertement le peintre et affichiste français Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), Arthur Szyk (1894-1951), illustrateur juif américain et caricaturiste antinazi, David Stone Martin (1913-1992), dessinateur de pochettes de disques de jazz dont le dessin au trait évoque Picasso, de même que le bédéiste Milton Caniff (1907-1988). Quand il aborde les thèmes religieux, il s’inspire du gothique. Il fait l’éloge du Miserere de Georges Rouault (1871-1958), constitué d’une série de gravures sur les tragédies de la guerre et sur la foi. D’ailleurs, le Christus qu’il exécute vers 1949 partage avec l’œuvre de Rouault les formes simplifiées aux contours noirs qui font penser à un vitrail.

 

Soulignons en outre les Américains Rico Lebrun (1900-1964), que Cahén qualifie d’« artiste d’envergure », et Abraham Rattner (1895-1978), tous deux auteurs d’œuvres majeures sur des thèmes bibliques. C’est à Lebrun que Cahén doit la présence occasionnelle d’un personnage prostré, de face, dessiné en traits larges et irréguliers, le corps tordu par l’angoisse. Il voit une première œuvre de Rattner à l’Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario) en compagnie de Harold Town (1924-1990), qui se souviendra plus tard à quel point son collègue en a été impressionné. C’est peut être à Rattner que l’on peut rattacher le passage de Cahén vers des toiles entièrement cubistes en 1949, ainsi que le recours à des couleurs intenses, comme dans L’adoration, mais ce ne sont là que des hypothèses.
 

Art Canada Institute, Abraham Rattner, Procession, 1944
Abraham Rattner, Procession, 1944, huile sur toile de lin, 65,4 x 92,4 cm, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Washington, D.C. 
Art Canada Institute, Oscar Cahen, The Adoration, 1949
Oscar Cahén, L’adoration, 1949, huile sur masonite, 122 x 133 cm, collection privée.

 

On a fait grand cas de l’influence des modernistes britanniques sur les artistes torontois vers 1950 et, en particulier, de la façon dont Graham Sutherland (1903-1980) soumet la nature à l’abstraction en exagérant par exemple le motif de l’épine. La succession de Cahén contient d’ailleurs deux cartes postales reproduisant des œuvres de Sutherland, et Harold Town soutient que l’artiste était « fasciné » par lui. De fait, Végétation, 1951, rappelle certainement la manière de Sutherland. Ce dernier imprègne à ce point l’art d’un grand nombre d’artistes torontois que le crochet, l’épine ou le croissant deviennent des phonèmes visuels omniprésents chez ceux qui veulent absolument être « dans le coup ». Cahén lui-même parvient au motif de l’épine à partir d’une analyse de serres et de becs, et l’écho favorable qu’il obtient parmi ses collègues et ses admirateurs l’encourage dans cette voie. Après tout, son but est de communiquer, et il souhaite ardemment « produire des images qui me plairont et plairont également au grand public ».

 

Art Canada Institute, Oscar Cahen, Untitled (230), 1950–51
Oscar Cahén, Sans titre (230), 1950-1951, huile sur carton, 46 x 61 cm, collection privée.

 

 

Illustration

Art Canada Institute, Oscar Cahen and Mimi at the drafting table in Montreal, c. 1943
Oscar et Mimi à la table à dessin, Montréal, v. 1943, The Cahén Archives, Toronto.

Des photographies montrent Oscar Cahén dans un atelier, réalisant une illustration sur une table à dessin, ou devant un chevalet, ailleurs, occupé à peindre une huile ou à dessiner des études. Pour l’aquarelle, il travaille à plat. 

 

Qu’il s’agisse ou non d’œuvres de fiction, le directeur artistique discute d’abord avec l’illustrateur du sujet et du style approprié. Généralement, l’artiste soumet ensuite à l’approbation du directeur une esquisse ou un dessin assez exhaustif avant d’exécuter la version finale. Cahén dira toutefois :

 

Je fais rarement des dessins préliminaires pour une illustration. En fait, au grand dam des directeurs artistiques, mes « brouillons » sont habituellement si sommaires que je serais moi-même incapable de les interpréter. Je dessine au crayon à mine dure directement sur le carton, puis je fais le dessin final à l’encre et j’efface les traits de crayon initiaux. En éliminant les premiers jets, j’ai l’impression de conserver à l’illustration finie la qualité intégrale de l’enthousiasme initial. Quant à la technique, je choisis et je mélange en fonction de ce que dictent le sujet et l’objectif […].

 

De fait, Cahén utilise aussi bien l’encre, le crayon au graphite, le pastel, la caséine, le carton à gratter, l’aquarelle, la cire, les teintures et les huiles, qu’il combine volontiers. Il emploie aussi des « feuilles de Bourges », sorte de transparents en plastique fabriqués dans des couleurs de la quadrichromie (cyan, magenta et jaune) qui permettent de réaliser facilement des illustrations multi-teintes moins coûteuses que la séparation des couleurs nécessaire à l’impression d’une peinture polychrome.

 

Art Canada Institute, Oscar Cahen, Weekend Picture Magazine, December 29, 1951
Oscar Cahén, illustration pour « When Johnny Lifted the Horn » (« Quand Johnny a brandi sa trompette ») Weekend Picture Magazine, 29 décembre 1951, gouache, aquarelle, encre de Chine et graphite sur carton à dessin, 58,4 x 52,4 cm, The Cahén Archives, Toronto.

 


Beaux-arts

Art Canada Institute, Oscar Cahen, Still-life, 1950
Oscar Cahén, Nature morte, 1950, pastel sur carton à dessin, 71 x 91,3 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Dans le cas de la peinture, en revanche, Cahén fait quelques esquisses préalables; par ailleurs, il s’en tient généralement aux techniques traditionnelles comme l’huile sur toile ou sur masonite, l’aquarelle, le pastel ou l’encre sur papier, à une exception près : les colorants à l’aniline. L’aniline est un sous-produit du pétrole dont la couleur est plus vive que toute autre matière alors à la disposition des artistes. Il existe même un rose phosphorescent. Malheureusement, beaucoup de ces couleurs pâlissent avec le temps.

 

Malgré les esquisses, Cahén exécute ses huiles en plusieurs passes, étalées sur plusieurs jours. Il retourne parfois à des toiles signées, qu’il avait considérées comme terminées, comme on peut le constater en comparant la version finale de Sans titre (221), 1953, à la même œuvre telle qu’elle se présente dans des photos prises à l’époque dans le domicile de Cahén.

 

Il semble faire peu de lithographies. Il lui arrive souvent toutefois d’encrer une pierre, d’y déposer délicatement une feuille de papier, puis de la frotter avant d’y dessiner à l’aide d’un instrument pointu, de sorte que le papier soit marqué à la fois par l’encre et la texture doucement pommelée de la pierre. Il en ressort des traits noirs, mais comme l’outil ne laisse pas de trace visible sur le dessus, Cahén ne peut en connaître d’avance le résultat exact. L’exercice lui permet donc d’échapper à la facilité dont il se méfie tellement.

 

Art Canada Institute, Oscar Cahen, Untitled (427), c. 1952
Oscar Cahén, Sans titre (427), v. 1952, dessin inversé depuis une pierre lithographique, encre et pastel, 71,1 x 50,8 cm, collection privée.

 

Oscar Cahén s’essaie également à la céramique, probablement avec Jozo Weider (1907-1971) et Denis Tupy (né en 1929), fondateurs de la Blue Mountain Pottery . Il décore quelques assiettes vernissées de dessins abstraits et, selon son fils, crée tout un service de vaisselle orné d’un motif composé de poissons bleus, dont nous avons perdu la trace. Il apprécie également la sculpture sur bois, et ses petits personnages traduisent la même passion que les peintures exécutées aux alentours de 1947.

 

Art Canada Institute, Oscar Cahen, plate, c. 1950–56
Oscar Cahén, assiette, v. 1950-1956, terre cuite vernissée, env. 20 x 20 x 0,9 cm, The Cahén Archives, Toronto.
Art Canada Institute, Oscar Cahen, Untitled (1141), c. 1947–50
Oscar Cahén, Sans titre (1141), v. 1947-1950, bois, env. 15 x 17 x 12 cm, The Cahén Archives, Toronto.

 

 

Innovations techniques

C’est d’abord surtout dans le domaine de l’illustration que Cahén innove, avant d’appliquer ses expérimentations techniques aux peintures qu’il effectue à son compte. Les deux coqs qui composent une vignette de 1943 dénotent une touche de cubisme analytique et préfigurent le dessin très expressionniste de 1951 intitulé Cockfight (Combat de coqs). C’est aussi dans le cadre de sa production publicitaire que Cahén recourt pour la première fois au collage, tapissant l’arrière-plan d’une scène domestique d’articles de journaux ou collant un authentique timbre poste sur une lettre.

 

Art Canada Institute, Kerry Wood, The Standard, March 27, 1943
Oscar Cahén, illustration pour « The Runner » (« Le coureur ») de Kerry Wood, The Standard, 27 mars 1943, page justificative, The Cahén Archives, Toronto.
Art Canada Institute, Oscar Cahen, Cockfight, 1951
Oscar Cahén, Combat de coqs (452), 1951, encre sur papier, 50,8 x 66 cm, collection privée.

 

« L’Histoire du Californien » présente l’un des styles qui se démarquent le plus de l’ensemble de sa production. Les personnages sont dotés de membres osseux exagérément longs ainsi que de mains et de pieds surdimensionnés, pratiquement sculptés dans une épaisse couche de peinture qui semble retenue par des contours noirs très découpés, aux accents gothiques et expressionnistes.

 

Art Canada Institute, John Steinbeck, The Standard, February 14, 1948
Oscar Cahén, illustration pour « The Pirate » (« Le pirate ») de John Steinbeck, The Standard, 14 février 1948, encre et caséine sur carton à dessin, 30,5 x 50,8 cm, collection privée.

 

La contribution technique la plus originale de Cahén est sans doute ce qu’il appelle le monoetchingou la monogravure. Il commence à l’utiliser vers 1950 à la fois dans des œuvres figuratives et des œuvres abstraites. Le résultat n’est pas vraiment une eau-forte, c’est-à-dire l’impression par immersion dans l’acide d’un dessin d’abord gravé dans un vernis appliqué sur une plaque de métal. La monogravure est obtenue plutôt en creusant à l’aiguille une fine couche de cire étalée sur un carton à dessin, puis en appliquant un pigment à base d’eau, qui s’infiltre sur le carton ainsi exposé. 

Art Canada Institute, Oscar Cahen, The Standard, 1951
Oscar Cahén, illustration pour « We Don’t Understand Our DPs » (« Nous ne comprenons pas les personnes déplacées parmi nous »), The Standard, 1951, encaustique avec lavis en aquarelle, 33 x 41 cm, collection privée.

 

Cette technique comporte une part d’incertitude puisque, avant l’application du lavis pigmentaire final, il est pratiquement impossible de savoir si la cire a bel et bien couvert toutes les zones voulues ou si l’aiguille a trop ou trop peu pénétré le substrat. De fait, Cahén peut même difficilement voir ce qu’il dessine, ce qui pourrait expliquer l’allure arachnéenne de la main et le contour manquant de l’épaule de la femme dans un dessin accompagnant l’article « We Don’t Understand Our DPs » (« Nous ne comprenons pas les personnes déplacées parmi nous »). Mais la maladresse de l’empreinte dans la cire confère en quelque sorte une charge émotive à ces réfugiés aliénés, d’allure presque spectrale. Dans une Crucifixion, v. 1950, l’artiste tire admirablement parti de son invention en déchiquetant pratiquement le carton à dessin et en saturant les sillons de peinture rouge pour représenter la blessure infligée par la lance dans le flanc du Christ.

 

Cahén poursuit après 1953 sa recherche sur la technique de la gomme-réserve résistante à l’eau. Faisant bon usage de la fluidité de la matière, il la laisse couler ou goutter en formes abstraites sur le papier, sur lequel il applique ensuite de la couleur et de l’encre en une suite de couches transparentes. Là encore, il lui est impossible de connaître exactement le résultat avant de retirer la gomme. La surprise préserve la spontanéité et lui permet également d’éviter de tomber dans la facilité en abordant de nouveaux langages visuels.

 

C’est probablement surtout pour son sens remarquable de la couleur que l’on se souvient aujourd’hui d’Oscar Cahén : son mariage fréquent des oranges et des roses, les rouges flamboyants de ses œuvres les plus connues, de même que les bleus et les verts limpides. Au sujet de l’exposition individuelle de 1954 à Hart House, le critique Hugh Thomson écrit : « Dès l’entrée, vous êtes interpelés par les couleurs et les dessins saisissants qui ornent les murs. » Une autre estime qu’il utilise la couleur comme un bélier mécanique.

 

Cahén se démarque par sa polyvalence et sa maîtrise du figuratif et de l’abstrait. Témoin ses nombreuses illustrations des voitures qu’il affectionne tant et dont il représente les courbes élégantes, respectant scrupuleusement les composantes et l’apparence, sauf dans le cas de sa propre Austin-Healey, dont il a d’abord esquissé le ventilateur, les pistons et d’autres pièces du moteur, avant de saisir ses tubes de peinture à l’huile et d’en faire un enchaînement exubérant de formes colorées qui, par synesthésie, transmettent même l’idée du son. Prompt à assimiler une multitude de sources, il peut sembler d’abord n’en tirer que des produits dérivés, mais il amalgame rapidement chacune en un langage propre et novateur. Son art n’est donc jamais sclérosé; au contraire, il lance souvent de nouvelles tendances. Comme le suggère le critique Robert Fulford : « S’il fallait attribuer à une seule personne la vitalité de l’art à Toronto dans les années 1950, ce serait certainement à Oscar Cahén ».

 

Art Canada Institute, Oscar Cahen, Austin Healey 100 Engine, 1954
Oscar Cahén, Moteur de l’Austin Healey 100, 1954, huile sur masonite parqueté, 91 x 122 cm, collection privée.
Télécharger Télécharger