La vie d’Oscar Cahén sera brève mais intense. En effet, l’artiste ne travaille que quatorze ans au Canada et n’y expose que pendant huit ans, mais son rôle dans l’évolution de l’illustration et de la peinture abstraite y sera déterminant. Il insuffle à ses collègues artistes et dessinateurs l’assurance qu’il leur fallait pour expérimenter et tenir tête à un conservatisme pugnace, les inspirant et leur donnant l’exemple par son art engageant.
L’œuvre et les documents personnels d’Oscar Cahén restent inaccessibles longtemps après sa mort, de sorte que sa vie, son processus créatif et sa conception de l’art demeurent plutôt méconnus. Il existe relativement peu d’études approfondies à son sujet, et l’appréciation de sa contribution à l’art et au dessin au Canada est largement fondée sur les tendres souvenirs de son entourage et sur des comptes rendus erronés, autant de sa part que de celle de journalistes et d’amis bien intentionnés. Heureusement, Michael Cahén, son fils unique, s’emploie aujourd’hui à redresser la situation, ayant créé un fonds d’archives (The Cahén Archives) qui devrait faciliter les recherches. Par ailleurs, des études de fraîche date ont permis de corriger une bonne part des erreurs commises et de confirmer le rôle essentiel d’Oscar Cahén dans la revitalisation de l’illustration et dans la légitimation de l’art abstrait au Canada.
Tout artiste est un communicateur; c’est aussi un maillon d’un réseau d’alliances sociales, d’entreprises, d’institutions et de technologies. Il est donc un médiateur de l’esprit de son époque et, à ce titre, idéalement positionné pour choisir quelque concept fondamental et le soumettre à la collectivité dans de nouveaux contextes, en le renouvelant, en l’adaptant ou en le redéfinissant dans la foulée. Oscar Cahén n’est pas un théoricien de la peinture; il préfère agir d’instinct. Invité à expliquer le sens de ses œuvres abstraites, il répond : « Autant demander à un oiseau le sens de son chant. Je ne souhaite pas raconter une histoire. […] Quand je peins, j’exprime les tiraillements sous-jacents de mes émotions ». Son ami Harold Town (1924-1990) voit dans son œuvre « un appétit vorace de vivre […] [qui se traduit par] une palette joyeuse […], par des formes qui suggèrent une croissance en poussées triomphantes […] et par une considération marquée pour la force vitale ». Cette volonté de survivre et de réussir n’est d’ailleurs pas l’apanage de Cahén : elle représente l’ensemble de l’énergie et de l’essor économique et culturel rapides de l’après-guerre au Canada.
« Au-delà de sa valeur figurative, la peinture communique des émotions, et c’est pourquoi elle agit sur le spectateur », estime Cahén. La puissance visuelle des médias peut « contribuer activement au développement culturel de notre société ». Né pendant la Première Guerre mondiale, jeune adulte à l’époque nazie, Oscar Cahén vit une ère d’énormes changements sociaux et techniques et, comme illustrateur-commentateur de la guerre et du quotidien, comme peintre des traumatismes et de la renaissance, comme auteur d’œuvres abstraites que l’on dit alors représentatives de la vie moderne, il est fort bien placé pour décrire cette période.
Ses illustrations vont du documentaire à l’imaginaire, et même les plus humoristiques brossent un portrait réaliste de la vie quotidienne, de la mode, des intérieurs et des relations entre les gens. Ses productions publicitaires infléchissent l’opinion publique et les valeurs sociales par le charme ou l’horreur. Ainsi, pour illustrer l’article d’un journaliste enquêtant sur le trafic présumé des enfants de mères célibataires en Alberta, il propose une scène où une main aux doigts crochus s’apprête à arracher un enfant des bras de sa mère, dessinée à la manière aplatie et anguleuse du hard edge. Une lectrice se plaint : « On dirait les gribouillages d’un surréaliste un lendemain de cuite. »
Dans les personnages tourmentés ou les thèmes religieux des toiles de 1946 à 1951, certains voient l’archétype de l’expérience juive commune. Toutefois, il est difficile d’établir dans quelle mesure on peut vraiment attribuer le regard de Cahén à son ascendance juive, puisque quand il remplit des formulaires, il répond n’avoir aucune religion. Peu importe qu’il se voie en partie juif ou non, il sera traité comme tel en Europe, puis dans les camps de réfugiés britanniques et canadiens, et entretiendra d’ailleurs des liens avec la communauté juive de Toronto, nombreuse et importante sur le plan culturel, à travers ses amitiés avec d’autres ex-détenus des camps et ses relations de travail avec le personnel en majorité juif du Magazine Digest. Au vu de l’oppression systématique des Juifs au Canada dans les années d’après-guerre, il est aisé de dire qu’une part de ses œuvres sont destinées au grand public à première vue, mais que par un symbolisme subtil, il invite ceux qui sont plus au courant de ses antécédents à en faire une lecture différente. Ainsi, le cercle rouge au dos d’un manteau dans une illustration du Maclean’s, référence au camp où il a été interné, peut être interprété comme l’un de ces messages codés. De même pour les images comme Homme en prière (1947), présentée à l’exposition de l’Ontario Society of Artists en 1947, qui interpelle autant le grand public de l’après-guerre qu’une personne ou un groupe en particulier puisque, comme ses représentations du Christ, le tableau exprime souffrance et renouveau tout à la fois.
Pour les adeptes, l’art abstrait est signe que le Canada s’achemine vers un statut culturel équivalant à celui des États-Unis et de l’Europe. L’expérimentation artistique de l’après-guerre est au diapason de l’optimisme et de l’abondance, et les Canadiens se montrent un peu plus réceptifs à de nouvelles formes d’art. Parallèlement, la guerre froide à peine commencée fait planer la peur du communisme et des armes nucléaires. Le traumatisme du retour des vétérans de la Seconde Guerre mondiale, l’accélération des transports, des communications et des affaires, de même que les progrès de la science bouleversent la vie quotidienne et ajoutent leur lot de stress. Les acteurs du monde artistique s’inquiètent de ce que la peinture « d’avant » ne reflète plus cette société en évolution.
La rupture déconcertante avec le passé, conjuguée aux souvenirs persistants de la Grande Crise et des atrocités de la Seconde Guerre mondiale, fait en sorte que la couleur, le rythme et la forme se prêtent mieux que le réalisme à une interprétation et à un traitement personnels des émotions exprimées et ressenties. Prenons par exemple les poussées rayonnantes de Traumoeba (1956), dont le titre amalgame les mots « trauma », « traum » (rêve, en allemand) et « amoeba » (amibe, en anglais). La licence artistique qui autorise le peintre à s’affranchir des conventions symbolise le droit de chacun à l’autodétermination dans une société démocratique. Pourtant, Cahén tend à soumettre le chaos au joug du dessin, à contenir ses gestes débridés et ses combinaisons chromatiques vibrantes dans des compositions certes à vif, mais compartimentées et soigneusement équilibrées. Son œuvre semble figurer l’espoir humaniste d’une liberté d’expression disciplinée, dans un Canada tolérant et progressiste.
L’accueil réservé aux illustrations
Après seulement quatre ans de pratique comme dessinateur publicitaire rémunéré, Oscar Cahén est déjà « généralement considéré comme l’un des meilleurs pigistes au Canada ». Son nom paraît pour la première fois dans les ouvrages d’art canadiens en 1950 et 1952. De 1949 à 1957, ses illustrations lui valent cinq médailles et six prix, et ses œuvres figurent dans l’exposition annuelle de l’Art Directors Club de New York et dans plusieurs magazines européens spécialisés. Selon Carl Dair (1912-1967), le dessinateur-concepteur le plus accompli du Canada, Cahén est « l’un des meilleurs ».
Le parcours de Cahén est comparable à celui d’artistes émigrés aux États-Unis, tels que Marcel Breuer (1902-1981), Leo Lionni (1910-1999) et Max Weber (1881-1961). Pour certains spécialistes, il aura été, comme eux, un vecteur du modernisme européen. Il est toutefois difficile d’évaluer son expérience réelle du cubisme, de l’expressionnisme ou du Bauhaus puisqu’on ne sait pas encore avec certitude ce qu’il a vu avant d’arriver au Canada en 1940. Au demeurant, peu importe sa familiarité réelle avec l’art expérimental, il soumet une toile expressionniste à l’exposition annuelle de l’Ontario Society of Artists en 1957, et la presse décrit Christus, une huile sur toile exécutée vers 1949-1950, comme l’œuvre la plus purement moderniste de l’exposition de l’Académie royale des arts du Canada à laquelle elle est présentée en 1950.
En 1950, Cahén envoie au prestigieux magazine Graphis, de Zurich, des illustrations exécutées par ses collègues, créant un lien tangible entre les artistes canadiens et l’Europe. Ce rôle d’intermédiaire par-delà l’Atlantique, sa propension à qualifier l’art publicitaire le plus frivole de « camelote américaine » et sa conviction que les dessinateurs publicitaires ont un pouvoir et une responsabilité sociale cadrent tout à fait avec la rhétorique des artistes réformateurs de l’après-guerre, pour qui le Canada doit évoluer dans le sillage moderniste anti-américain. La critique voit dans ses illustrations un raffinement exemplaire qui fait écho au mouvement international de professionnalisation qui s’observe en Europe, tout particulièrement en Scandinavie et en Suisse. Comme le dira en 1959 le directeur artistique Stan Furnival (1913-1980), « avec leurs accents de liberté et leur vitalité, [les illustrations de Cahén] ont totalement remis en question, presque du jour au lendemain, la mièvrerie américaine. […] Oscar a compris que le Canada reste probablement le seul pays au monde qui non seulement accueillerait volontiers une influence nouvelle et vivante, mais l’estimerait et en ferait l’éloge. »
Avec le recul et une vue moins politisée de l’époque, force est d’admettre que les illustrations de Cahén sont plus hybrides, culturellement, que ses contemporains ont bien voulu le reconnaître. Même si son travail a d’abord semblé « typiquement européen », l’artiste a assimilé le style américain en vogue à Prague et en Allemagne quand il y vivait encore. Il est donc plus juste de dire qu’il a combiné les influences européennes, américaines et canadiennes.
Quoi qu’il en soit, lorsque les jurys de ses pairs lui décernent des prix, c’est assurément pour son habileté technique et sa créativité, et non pour son origine ethnique. Cahén, en effet, impressionne tout le monde par sa virtuosité. Les novices s’amusent de la vitesse à laquelle il peut dessiner un personnage (sept minutes environ). Les jeunes illustrateurs Gerry Sevier (né en 1934) et Tom McNeely (né en 1935) affichent ses dessins dans leur atelier. Le directeur artistique Dick Hersey (dates inconnues) prévient un jour Harold Town (1924-1990) : « [Votre] dessin est trop compliqué et il rappelle beaucoup Oscar. Je préfère aller à la source. » Depuis 2011, année de la première exposition des illustrations de Cahén accompagnée d’un catalogue, ce dernier se gagne de nouveaux adeptes parmi les illustrateurs et les bédéistes contemporains.
Accueil et influence de l’œuvre peint
Le souvenir d’Oscar Cahén est inextricablement lié aux Painters Eleven, ce collectif qui, en faisant la promotion de la peinture abstraite et de la liberté artistique, a « rendu service à l’art canadien ». Pour Jack Bush (1909-1977), lui aussi membre de Painters Eleven, Cahén apporte au groupe « un sens magnifique et très européen de la couleur et de l’audace, mais également une tolérance et une compréhension tout aussi admirables ». Grâce à ses origines, Cahén occupe une place prépondérante au sein des onze, conférant au collectif un style apparemment international et distinctif. À ceux qui accusent les Painters Eleven de n’être qu’un dérivé de la New York School, par exemple, Ray Mead (1921-1998) pourra commodément défendre son groupe en soulignant que la peinture de Cahén a un air « allemand ». Cahén agit là encore comme intermédiaire avec l’Europe et aide Jock Macdonald (1897-1960), membre lui aussi, à organiser une exposition des Painters Eleven sur le vieux continent en s’adressant à des organismes allemands. L’origine étrangère de Cahén confère au groupe une authenticité, un air d’autorité et une légitimité qui commandent le respect, quoiqu’en pensent les journalistes qui publient inlassablement des remarques narquoises à propos de leurs œuvres abstraites. Un critique dira toutefois que Cahén a transmis une saveur européenne à l’ensemble des peintres torontois.
Nombre d’historiens et de critiques constatent que Cahén, surnommé « Doc » par ses amis pour des raisons inconnues, exerce une influence considérable au sein des Painters Eleven et sur d’autres artistes torontois. Certains comparent son rôle à celui de l’éminent Jock Macdonald. Tom Hodgson (1924-2006), l’un d’entre eux, estime que « Cahén est de loin le plus grand du groupe », lequel n’a cependant pas de chef à proprement parler. À la mort d’Oscar, l’artiste Toni Onley (1928-2004) écrit : « Tous n’appréciaient pas ses innovations picturales, mais il nous a appris à nous remettre en question et, par la réflexion, à trouver notre œil intérieur. Son imagination et son ingéniosité sans bornes ont fini par déteindre sur nous, jeunes peintres. »
Cahén est reconnu en particulier pour sa palette. En 1952, on la dit « subtile », puis elle change et les mots qui la décrivent ensuite – étonnante, inattendue, frappante, intense, joyeuse, singulière, excentrique et inusitée – montrent bien qu’aux yeux des Torontois de ce début des années 1950, ces nouvelles couleurs sont insolites. Pour Jack Bush, l’artiste est l’instigateur d’une gamme pastel à Toronto. Deux ans après la mort de Cahén, dans l’une des critiques les plus rigoureuses de l’époque, Clare Bice soutient que « l’esprit d’OC domine et mobilise encore le groupe » et accuse les autres membres de produire « des succédanés […] qui reflètent son inspiration dominante ». Pour les spécialistes, celui-ci aura eu une incidence particulière sur Harold Town (1924-1990), Jack Bush, Tom Hodgson, Ray Mead et Walter Yarwood (1917-1996). L’esprit de compétition qui anime Town et Cahén est source d’émulation pour les deux hommes, et l’intérêt passager de Cahén pour la gravure incite Town à explorer lui aussi cette technique. Lorsque William Ronald (1926-1998) apprend la mort de son collègue, il écrit à Jock Macdonald : « Quand j’étais au collège, j’attendais avec impatience la moindre exposition locale pour voir les dernières créations d’Oscar. Il a fait preuve de beaucoup de créativité et de maturité et a travaillé sur une grande échelle avant la plupart d’entre nous. » Selon Mead, l’idée qu’avait eue Cahén « d’appliquer de la teinture sur de grandes feuilles de papier et dans ses dessins nous a tous un peu influencés. Au final, on peut dire qu’il y a un peu d’Oscar en chacun de nous. »
En 1975, l’Académie royale des arts lui décerne sa médaille d’honneur à titre posthume pour sa contribution à l’art canadien. En 1988, l’Association canadienne des créateurs professionnels de l’image (CAPIC) l’honore d’un prix d’excellence pour l’ensemble de son œuvre.
Il est difficile de résister à la tentation d’imaginer l’avenir irréalisé d’Oscar Cahén. Pour autant, est-il légitime d’y céder? Dans le catalogue de la rétrospective 1983-1984, David Burnett conseille sagement de ne pas s’appesantir sur ce que Cahén aurait pu faire s’il avait vécu davantage et de ne pas imaginer des chefs-d’œuvre qui ne seront jamais, sous peine de minimiser l’œuvre considérable qu’il a laissé, tel Subjective Image (Image subjective, v. 1954), un tableau dont la composition succincte résume une remarquable sensibilité chromatique et une iconographie caractéristique.
De fait, en spéculant sur la diversité des œuvres de Cahén et sa mort prématurée, le risque est grand de conclure qu’il n’a pas atteint la maturité artistique. En l’occurrence, la notion de « maturité » est trompeuse : elle suppose que l’artiste doit raffiner sa pratique jusqu’à ce qu’il trouve un mode d’expression personnel à nul autre pareil. C’est d’ailleurs un concept largement véhiculé sur le marché de l’art, dont la prospérité dépend de la découverte d’un artiste soudainement reconnu pour un style remarquable, à l’image d’une marque de commerce ou d’une signature. Ce faisant, il est trop facile de simplifier à l’extrême ou d’occulter certains aspects de la polyvalence d’un artiste et de brider un potentiel créatif prometteur qui s’exprime surtout dans une voie malheureusement peu en vogue.
Tous les artistes n’ont pas avantage à se concentrer sur un champ de pratique donné. Pablo Picasso (1881-1973), par exemple, ne s’en est pas tenu à une seule technique. Oscar Cahén est resté curieux de toutes choses, orientant ses recherches dans toutes les directions, retournant au besoin à des formes antérieures qu’il développait concomitamment. Son œuvre doit être vu comme un ensemble d’entités complètes et liées entre elles plutôt que comme des étapes vers quelque objectif que le temps l’aurait empêché d’atteindre. Dans les années 1950, ses propres collègues voient dans ses œuvres des pièces accomplies, voire avant-gardistes, et non des étapes préparatoires, ce qui devrait suffire à nous convaincre de la stabilité et de la constance de son travail, deux qualités qui transcendent la simple uniformité stylistique.
La force et la fécondité des œuvres d’Oscar Cahén sont justement ce qui confirme la validité de sa démarche multidisciplinaire comme méthode de recherche visuelle accomplie. « L’envergure exceptionnelle de son talent splendide », écrit une chroniqueuse en 1960, fait de lui un personnage essentiel de l’art canadien et c’est à ce titre qu’il est le plus appréciable.