Town est surtout connu en tant que peintre, mais tout au long de sa carrière, il crée des groupes d’œuvres en employant le dessin, la gravure, le collage, l’assemblage et la sculpture. Il gardera toujours une allégeance à l’abstraction, qu’il considère être le mode d’expression distinctif du vingtième siècle. Par le biais des arts visuels, il trouve des moyens bien adaptés à l’expression de ses idées sur les icones de son temps. La diversité stylistique de son œuvre est le produit d’une volonté de déployer toutes les ressources de l’art vers l’analyse de l’environnement en constante évolution dans lequel il vit.
L’abstraction gestuelle des débuts
Une des plus jeunes recrues du courant international de l’expressionnisme abstrait qui caractérise le monde de la peinture dans les années 1950, Harold Town y trouve un voie émancipatrice vers un mode de peinture ouvert, donnant lieu à une grande liberté d’associations, provoquées par un monde intérieur d’expériences sensorielles et de souvenirs personnels accumulés. Avec Painters Eleven, il tourne son regard vers New York, éprouvant alors pour Willem de Kooning (1904-1997) une admiration qui ne se démentira jamais.
La signature stylistique de Town se résume à un dessin énergique au pinceau et des fioritures de détails calligraphiques. Au fil des ans, il présente ces éléments graphiques en relation à des zones de couleur plus vastes et texturées de couleur et d’épaisses couches de pigment, créant ainsi des formes qui évoquent de multiples associations.
Les peintures « Big Attack »
L’expérience de peindre la murale de la Voie maritime du Saint-Laurent en 1958 incite Town à réaliser des toiles beaucoup plus grandes, d’environ deux mètres sur deux mètres et demi. En 1960, il structure déjà ces compositions architectoniques au moyen de lignes fortes et de vastes zones de noir et de couleurs saturées, comme c’est le cas de Inoutscape (Paysage intérieur-extérieur), 1960, afin de créer des configurations emblématiques. Il réalise également de nombreux tableaux de taille plus modeste, qui naissent de façon complètement spontanée, par l’accumulation d’épaisses couches de peinture somptueuse qui évoquent des présences humaines ou des lieux consignés à la mémoire. Un de ses thèmes récurrents est celui du héros, appartenant parfois à la légende mais plus souvent au monde contemporain : un lanceur de baseball, un pilote, un architecte, un artiste.
Town rejette d’emblée l’idée d’un motif unique qui deviendrait la marque d’un peintre, qu’il s’agisse des rectangles flottants de Mark Rothko (1903-1970) ou des motifs centraux de William Ronald (1926-1998). Dans son cas, chacune de ses peintures est unique et caractérisée par l’émergence de son propre groupe d’associations.
Estampes autographiques uniques
Town se mérite une succès à l’échelle internationale en vertu d’une forme novatrice de gravure qu’il développe de 1953 à 1959, des monotypes qu’il qualifie d’ « estampes autographiques uniques ». Dans ce mode d’expression, il élabore des méthodes qui influenceront profondément son processus créatif en général. En 1953, il achète une pierre et une presse lithographiques d’Oscar Cahén (1916-1956). Il ne s’en sert pas pour réaliser de multiples exemplaires d’une même œuvre, mais plutôt comme d’un champ sur lequel il peut produire des compositions uniques. Ses premières tentatives sont des dessins faits de simples lignes, réalisés selon un procédé de dessin inversé. Dans Soldat menant un cheval, 1953, le papier est couché vers le bas sur la pierre encrée, et le motif est tracé à l’endos au moyen d’un outil pointu, de façon à ce que les lignes retiennent l’encre.
Town élabore bientôt des procédures plus complexes. Il peut réaliser plusieurs impressions à partir d’une plaque préencrée, dont chacune peut être développée de manière différente. Ou alors, il peut réaliser une image à partir de la surface humide d’une gravure, sur laquelle il place une autre feuille de papier. Dans des œuvres telles Zoo d’arbres, 1957, il place des papiers découpés sur la pierre de façon à produire des formes à partir de stencils, ou il les enduit d’encre au préalable et les imprime directement sur la surface de la gravure.
Il développe des motifs de plus en plus sophistiqués au moyen de formes trouvées ou réalisées par accident, et par l’utilisation négative et positive de stencils. La surimpression par application de multiples couches peut produire des effets intagibles de couleur, de texture et d’espace illusoire. Town a également recours à des matériaux trouvés — papier, ficelle, coton, cuir, feutre — qu’il place sur la pierre pour créer une impression sur la surface de la gravure. À l’occasion, ces matériaux s’intègrent à l’encre de surface, produisant l’effet d’un collage. Une telle manière de créer des images offre à Town le défi d’aller au-delà de son aisance avec le pinceau.
Le collage, l’assemblage et la sculpture
Town partage l’intérêt répandu pour le collage qui caractérise les années 1950, alors que la génération d’après-guerre s’approprie l’héritage du cubisme, de Dada et du surréalisme. En 1956, il commence à coller sur des feuilles de masonite divers matériaux trouvés.
Les modes de composition de ses collages reflètent l’esthétique de ses tableaux : ils s’étendent jusqu’à occuper la surface entière, tout en maintenant des points de configuration focaux grâce à des zones qui privilégient le dessin à l’encre ou à la peinture, comme c’est le cas de Hommage à C.T. Currelly No 1, 1957, le collage réalisé par Town en honneur du premier directeur du Musée royal de l’Ontario. En juxtaposant des textures et des fragments contrastants ou imprévus, provenant d’une foule de sources de la vie quotidienne, il mène le regardeur à suivre des séquences d’associations et d’ambiguïtés, de gros plans et de vues au loin.
Town incorpore souvent cette prolifération de matériaux et de formes nouvelles issues du monde industriel, des produits qui ne tardent pas à se transformer ou à devenir obsolètes; il les rend ainsi témoins de leur propre moment dans la culture matérielle de leur temps, et de la nature transitoire de cette culture. Comme il l’écrit : « [Le collage] me paraît être le médium le mieux adapté à l’ère du gaspillage évident, et il est merveilleux de songer que les déchets de notre temps deviennent l’art de notre temps. » Town instaure un dialogue entre les matériaux éphémères contemporains et les formes d’art du passé, qu’il s’agisse des estampes japonaises, du cubisme ou des œuvres de Piet Mondrian (1872-1944).
Dans Mort de Mondrian No 1, 1961, Town emploie un chalumeau au propane pour roussir et brûler les contours des papiers collés. Comme le fait remarquer l’historien de l’art David P. Silcox, « Les traces de brûlure […] évoquent tout ce que Mondrian a ignoré. L’action de brûler revendique la spontanéité et le mouvement tout en s’opposant à l’immobilité, revendique la nuance et le dégradé tout en s’opposant aux formes rigides et aux couleurs posées en aplat. » Dans d’autres œuvres du début des années 1960, il emploie la fumée et roussit le papier pour produire des formes accidentelles et évanescentes qui interagissent avec les éléments géométriques.
Le travail de Town dans le domaine du collage suggère un prolongement logique vers les modes tridimensionnels du relief et de l’assemblage. Il suit des cours de soudure à la Central Technical School de Toronto en 1961-1962, et réalise l’année suivante trois figures de bronze moulé, faites à partir de matériaux trouvés, auxquelles il donne le titre de Regroupement de dynastie grecque (Greek Dynasty Group).
Durant les années 1980, disposant d’un vaste espace d’atelier, il crée une grande variété d’œuvres sur pied qui peuvent être considérées comme de la sculpture ou de l’assemblage (elles sont décrites comme des collages dans un catalogue rétrospectif de son œuvre), incorporant des objets trouvés et des fragments provenant de sa production antérieure.
Town reçoit des commandes en vue de réaliser deux vastes œuvres architecturales en relief. L’une d’entre elles, un écran de 2,4 sur 6 mètres réalisé pour le Aeroquay Lounge de l’Aéroport international de Toronto en 1964 (et réinstallé dans la nouvelle aérogare 1 en 2006), est composé d’une soixantaine de panneaux gravés de complexes motifs abstraits qui ressemblent à des hiéroglyphes cryptiques. L’autre, réalisée en 1959 et située à l’extérieur de la bibliothèque municipale de North York, présente des symboles d’écriture provenant de différentes cultures, qui sont inscrits sur de grandes tuiles de céramique.
Œuvres sur papier
En 1960, Town ne réalise déjà plus d’estampes autographiques uniques, mais tout au long de sa carrière, il continue de considérer la gravure et le dessin comme des avenues de créativité indépendantes. Ses investigations de plus en plus formelles des langages abstraits dans les années 1960 peuvent avoir lieu tant par le biais de la peinture que des œuvres sur papier. Par exemple, le développement de la sérigraphie et de la photolithographie commerciale lui fournit un médium pour ses designs hard-edge réalisés en aplat, tels Sans titre, 1971 (lithographie offset réalisée d’après une peinture).
Le don exceptionnel de Town et son amour pour le dessin lui permettent de formuler un commentaire graphique sur la culture de son époque, ce que la peinture abstraite ne saurait faire. Le dessin du corps humain constitue sa principale préoccupation. Durant ses études, il avait dessiné des modèles vivants et entrepris l’étude des diverses approches stylistiques du dessin du corps humain, allant des dessins à l’encre de la Renaissance aux distortions expressives d’Honoré Daumier (1808-1879) et d’Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), en passant par les dessins au pinceau des traditions occidentales et asiatiques. Il assimile ainsi un vaste lexique de styles qui le fascinent, se revendiquant de deux principaux maîtres, Katsushika Hokusai (1760-1849), le grand chroniqueur de la vie japonaise, et Pablo Picasso (1881-1973), l’agent du renouveau stylistique.
Entre 1964 et 1972, Town réalise au moyen de la plume et du pinceau une fascinante série de dessins obsessivement détaillés. Cette série, à laquelle il donne le titre de Énigmes, se veut un commentaire personnel et sardonique sur les lacunes du Canada qu’il aime.
À partir du début des années 1950, Town produit également des dessins au fusain et au pinceau qui condensent sous forme de hiéroglyphes audacieux une foule de célébrités et d’archétypes torontois provenant des mondes du spectacle, du sport, de la littérature et de la musique populaire. De 1968 à 1971, avec l’aide de son ami, le graveur Frank Johnston, il transfère ces dessins sous forme de lithographies à tirage limité sur plaques de zinc, qu’il baptise Popsters and Celebrities.
Tout au long des années 1970 et 1980, Town réalise des séries d’œuvres explorant des variations sur des images du corps humain qu’il a appropriées. Souvent, il emploie un motif ou une image d’un autre artiste comme point de départ, pour l’explorer par le biais d’une foule de styles et de médias, tout comme Picasso l’avait fait en 1957 pour sa série de paraphrases inspirées de Las Meninas, de Diego Velázquez (1599-1660). La suite que Town réalise, intitulée La dame dans la photo de Cook (1969-1972), est basée sur le portrait d’une femme inconnue, une matrone ordinaire mais imposante, produit par un photographe torontois du dix-neuvième siècle.
Le dessin et la gravure se prêtent à l’intérêt de Town pour l’iconographie érotique. Alors que le mouvement féministe prend de l’ampleur dans les années 1970, il conçoit ces images avec un certain recul ironique. Chacune des trois séries de ses dernières années — Vale Variations (1972-1977), Gods (1975-1979) et Toy Horses (1976-1984) — a recours à un motif dont la connotation sexuelle est depuis longtemps établie dans son répertoire, mais qu’il s’amuse maintenant à déconstruire. Il s’agit d’images qui se veulent un commentaire sur l’histoire des styles et des images.
Les séries de peintures
En 1962, Town s’éloigne nettement des conventions de l’expressionnisme abstrait au profit d’une approche aux motivations plus conceptuelles. Toujours abstraites, ses peintures sont désormais réalisées en séries, chacune étant gouvernée par des contraintes formelles précises et délibérément choisies. Toutefois, à l’opposé de l’abstraction purement non figurative qui caractérise le haut modernisme, ces peintures font référence à divers aspects d’un environnement industriel-urbain dynamique, riche en tensions physiques et psychologiques.
Deux séries d’œuvres qui se chevauchent, les séries Set et La tyrannie du coin, représentent les premières incursions de Town dans ce qui sera plus tard qualifié de considération postmodernes. En employant le terme « set » dans leurs titres, Town suggère qu’il souhaite que ces œuvres soient associées aux artifices du théâtre et de la performance — le terme étant ainsi employé dans le cadre d’une mise en scène théâtrale et pour désigner une portion d’une performance de jazz.
S’éloignant des couleurs vives et de l’empâtement épais, Town emploie le noir pour peindre des zones et tracer des lignes sur une toile apprêtée de blanc. La palette presque monochrome est enrichie d’une peinture bleu de Prusse sombre, qu’il mélange au noir, ce qui lui confère richesse et nuances. Dans plusieurs des zones noires, Town peint une série de motifs répétées; il peut s’agir de points ou de croix, mais le plus souvent, ce sont de petits « O », qu’il appelle ses « beignes ».
Dans La tyrannie du coin (série Sashay), 1962, la répétition de motifs évoque la présence de la machine et de la production mécanisée. Puisque ces unités sont dessinées à la main, le pinceau doit être chaque fois enduit de peinture, ce qui confère une sensation vivante et organique aux zones ornées de motifs. Une autre des techniques de Town consiste à verser un lavis de peinture diluée sur la zone centrale de ses toiles, qu’il penche ensuite pour que la peinture ruisselle, introduisant ainsi un élément de hasard dans leur composition. Cet entrelacement de composantes discordantes est une technique que Town avait aussi employée dans ses collages.
Avec la série de peintures La tyrannie du coin, Town s’impose une contrainte additionnelle : il commence à construire la composition à partir des coins du tableau, une zone qui est souvent négligée si le point focal se trouve au centre, comme c’est le cas lorsque des stratégies de symétrie dynamique ou de composition all-over sont employées.
out au long des années 1960 et 1970, Town continue d’inventer des formats pour ses compositions, dont il procède ensuite à l’exploration : les peintures Optical et Lumière silencieuse (1964-1969), la série Stretch (1968-1970), la série Parks (1970-1972) et les Snaps (1972-1976). On retrouve déjà en 1964 des éléments géométriques dans des peintures telles que Optical et No-op, dans lesquelles Town emploie du ruban à masquer comme outil, créant un contrepoint entre les lignes droites et des composantes organiques et irrégulières. Faisant contraster la lumière et la pénombre, et variant les dimensions des unités composant les motifs, il crée des espaces illusoires en mouvement qui produisent une tension avec le respect de planéité de la toile.
Avec les séries Stretch, Parks et Snaps, Town va plus loin dans l’élaboration du principe de la tension entre vocabulaires stylistiques opposés, réagissant de façon subversive à ce qu’il perçoit comme l’approche réductionniste de la peinture « pure », caractéristique du haut modernisme.
Pour la série monumentale Snaps, réalisée en 1972, Town adapte le cordeau traceur, un outil traditionnellement employé par les menuisiers pour transférer des lignes droites sur une surface. Il applique des pigments en tendant une ficelle devant la toile, l’enduisant de peinture, et en la relâchant tel un arc contre la surface de la toile. Cette méthode élimine de l’œuvre la « main » de l’artiste, tout en produisant une intensité chromatique sans précédent.
Les peintures des années 1980
En 1980, Town intègre de nouveau des images figratives dans ses toiles, une démarche parallèle au « retour à la peinture » qui s’impose sur la scène internationale de l’art entre 1978 et 1981. Tant ses œuvres sur papier des années 1970 que ses nouvelles peintures monumentales et emblématiques, telles Spengler écrivant Le déclin de l’Occident à son bureau au-dessus de la table de cuisine, 1980, auraient bien cadré dans les paramètres de l’exposition « Bad » Painting, présentée en 1978 au New Museum de New York. La commissaire de cette exposition, Marcia Tucker, définit ainsi ce virage anti-moderniste : « La liberté avec laquelle ces artistes combinent des éléments provenant de sources classiques et populaires tirés de l’histoire de l’art, du kitsch, des images traditionnelles et des fantasmes personnels et archétypiques, constitue un rejet du concept de progrès en soi. »
D’un point de vue stylistique, les peintures réalisées par Town dans les années 1980 renvoient au dessin naïf et aux couleurs vives de l’art populaire. Town va plus loin dans cette veine figurative absurdiste en réalisant une autre série de peinture des dernières années, Messieurs muscle (1981-1984), qui propose une réflexion ironique sur l’idéal masculin dans la culture populaire.
Les dernières séries de peintures abstraites de Town, réalisées dans les quatre années précédant son décès, sont consacrées à la beauté et au pur plaisir visuels. Ces œuvres comprennent ses Stages, une série de peintures réalisées sur un collage de cartons pour échantillons, de même que la série Edge, une suite de toiles abstraites monumentales. Là encore, nous assistons à une collision entre deux langages stylistiques : les bandes de couleurs horizontales ondulantes qui occupent le centre du tableau créent une sensation de calme océanique, alors qu’elles repoussent vers les frontières du tableau une bordure de formes graphiques animées aux couleurs vives.
Les contemporains de Town qualifient de déconcertante son habitude de travailler simultanément dans différents styles et médias. Dans un monde postmoderne caractérisé par le brouillage des frontières et l’appropriation, cela nous paraît aujourd’hui tout à fait normal. L’assimilation de traditions artistiques sophistiquées dans le but de refléter son vécu légitimise cette pratique aux yeux de Town. En fusionnant avec humour et une grande acuité critique le musée d’art qui se trouve dans sa tête et la culture populaire du monde urbain industrialisé, l’œuvre de Town garde ainsi jusqu’à ce jour toute sa fraîcheur.