William Kurelek a créé des vues de ce pays, de son peuple et de son paysage, qui sont devenues emblématiques du Canada d’après-guerre. La religion, l’expérience immigrante et l’idéal moderne du multiculturalisme ont profondément marqué son sens du concept de nation. Touchant aux questions politiques et sociales pressantes de son époque, de la menace de la guerre nucléaire aux tensions croissantes entre les valeurs religieuses et séculaires, son œuvre a suscité d’abondantes louanges ainsi que des critiques véhémentes. Pourtant, une grande partie de l’œuvre de Kurelek montre une vulnérabilité intense. Ambitieux, prolifique et franc, Kurelek est aussi timide, manquant de confiance et en proie à la maladie mentale sa vie durant.
Un peintre religieux
Kurelek est par essence un peintre catholique dont la foi est profondément personnelle. Les ventes de ses œuvres contribuent au financement de diverses organisations caritatives qu’il soutient. Lord That I May See (Seigneur, faites que je voie), 1955, ainsi que d’autres œuvres peintes autour de l’époque de sa conversion suggèrent que la foi religieuse lui a donné une orientation et un but qui lui faisaient défaut durant sa jeunesse angoissée.
Si plusieurs artistes occidentaux respectés et reconnus du vingtième siècle ont fait référence – ou ont même représenté – des thèmes, récits et personnages chrétiens, peu ont été aussi loin que Kurelek, qui a mis son œuvre au service de la doctrine ecclésiastique. Des titres tels que Behold Man Without God (Regardez l’homme sans Dieu), 1955, et He Gloats Over Our Scepticism(Il se réjouit de notre doute), 1972, résonnent avec l’indignation morale des Saintes Écritures. En effet, une grande partie de l’imagerie la plus prêcheuse de Kurelek évoque l’influence d’Edward Holloway, le théologien anglais avec qui il s’est entretenu avant d’adhérer à la foi catholique en 1957. Si l’inflexion violente de certains tableaux religieux lui a valu beaucoup de critiques, son identité en tant que peintre religieux est aussi exprimée dans des œuvres plus optimistes, telles que Industry (Industrie), 1962, et The Hope of the World (L’espoir du monde), 1965.
Plusieurs œuvres religieuses de Kurelek démontrent un humanitarisme engagé. We Find All Kinds of Excuses (Nous trouvons toutes sortes d’excuses), 1964, présente un leitmotiv visuel sur lequel Kurelek reviendra souvent – la façon dont la société a abandonné les pauvres. La préoccupation de Kurelek pour les conditions difficiles des plus démunis à l’échelle internationale témoigne de son association avec Madonna House, un centre de formation catholique apostolique à Combermere, en Ontario, qui vient en aide aux personnes démunies de la terre. Kurelek visite Madonna House en 1962-1963, lors d’une retraite spirituelle, et y trouve un modèle pour un mode de vie religieux qui équilibre la croissance spirituelle individuelle et un sens profond de l’engagement et de la responsabilité sociale. À travers ses créations, Kurelek tente de trouver ce même équilibre entre l’expression du mystère spirituel et un appel à l’action morale.
Le Canada et la mosaïque culturelle
Kurelek développe dans sa jeunesse ce qu’il appellera plus tard sa « conscience ethnique », autour de la même période qui voit l’émergence de son identité artistique, à l’école publique. Sa confiance artistique et son ardeur pour l’héritage de ses parents sont de plus nourries par des cours culturels qu’il suit pendant son adolescence et qu’il renforce à l’université à travers son implication dans le club étudiant de l’Université du Manitoba et son amitié avec Zenon Pohorecky, un autre étudiant (et futur anthropologue de la culture ukrainienne) dont l’art révèle un intérêt profond pour l’« interaction entre la recherche créative et l’identité ethnique ».
Si les questions de conscience sociale et celles entourant son propre rétablissement après ses troubles mentaux prennent une place centrale dans les préoccupations artistiques de Kurelek pendant les années 1950, les thèmes d’ethnicité et d’identité culturelle reviennent néanmoins dans plusieurs de ses premières œuvres, de Zaporozhian Cossacks (Cosaques zaporogues), 1952, à The Maze (Le labyrinthe), 1953. Ses représentations de la culture ukrainienne deviennent plus fréquentes au début des années 1960, notamment avec son cycle An Immigrant Farms in Canada (Un immigrant travaille la terre au Canada) de 1964. Par contre, cette tendance ne marque pas tant une célébration de l’identité ethnique qu’une tentative d’honorer et de réparer sa relation avec ses parents, surtout avec son père.
À l’approche du centenaire du Canada en 1967 et avec l’émergence d’un nationalisme multiculturel, Kurelek commence à réorienter sa conception de l’héritage ukrainien vers une réflexion sur l’histoire du concept canadien de nation. Entre 1965 et 1967, il complète un cycle de tableaux sur les rôles des femmes ukrainiennes au Canada. Le moment de cette série et sa fonction publique ne sont pas anodins : en effet, elle sert à marquer le quarantième anniversaire de la Ukrainian Women’s Association of Canada (Organisation des femmes ukrainiennes du Canada) et le soixante-quinzième anniversaire de l’immigration ukrainienne au Canada. Le cycle The Ukrainian Pioneer Woman in Canada (La pionnière ukrainienne au Canada), formé de vingt tableaux, dont Ukrainian Canadian Farm Picnic (Pique-nique ukrainien canadien à la ferme), 1966, exposé au Pavillon ukrainien d’Expo ’67 à Montréal, est présenté comme un signifiant national canadien. En 1983, le gouvernement fédéral acquiert et installe son œuvre monumentale à panneaux multiples The Ukrainian Pioneer (Le pionnier ukrainien), 1971, 1976, sur la colline Parlementaire, où elle demeurera jusqu’à son transfert en 1990 au Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa.
Dès le début des années 1970, Kurelek peut affirmer avec confiance que les « jours de la domination anglo-saxonne sont révolus ». Dans ces mêmes années, il élargit son répertoire et inclut des expressions optimistes du multiculturalisme de l’après-guerre. Il traverse le pays pour essayer de capter la diversité culturelle de ses habitants et crée un cycle de tableaux et des publications honorant les peuples canadien, juif, polonais, irlandais, francophone et inuit. À sa mort soudaine en 1977, Kurelek planifiait deux autres cycles, l’un sur les Canadiens d’origine allemande et l’autre sur ceux d’origine chinoise.
Les représentations que fait Kurelek des peuples non-européens et autochtones n’est pas sans problème, par contre. Le titre de son livre publié en 1976, The Last of the Arctic (Les derniers de l’Arctique), par exemple, véhicule une idée erronée fréquemment répétée, voulant que la culture inuit soit un ensemble statique de croyances et de coutumes qui disparaissent à cause de l’infiltration des institutions et des technologies du sud. Ces conceptions ne se retrouvent pas seulement chez Kurelek : c’est Christopher Ondaatje, propriétaire de Pagurian Press, la maison d’édition qui a publié le livre de Kurelek, qui lui a commandé une vue nostalgique de la vie dans l’Arctique, « de la peindre avant ses lampadaires et ses motoneiges et ses poteaux téléphoniques».
Kurelek se décrit comme un « artiste ethnique » et considère que sa foi catholique exige qu’il « respecte les personnes d’origines [et d’héritages] différents du sien ». Chez l’artiste, ce qui a commencé avec la fierté de l’héritage culturel de ses parents s’est élargi, dès le milieu des années 1970, pour inclure les vies, usages et histoires de la mosaïque culturelle canadienne contemporaine.
Un marginal apprécié : réception critique
Kurelek commence à attirer l’attention de la presse peu après son retour au Canada depuis l’Angleterre en 1959, une dizaine d’années après avoir complété son premier tableau important, un autoportrait, dans un sous-sol d’Edmonton. La presse grand public le galvanise d’éloges à la suite de sa première exposition à la Galerie Isaacs à Toronto en 1960. Kurelek bénéficie également d’une réception critique favorable de la part des médias et des professionnels du monde muséal en 1962, quand Alfred H. Barr Jr., le directeur mondialement respecté du Museum of Modern Art à New York, acquiert un de ses tableaux pour la collection de son institution.
Il est facile de comprendre pourquoi une certaine facette de l’œuvre de Kurelek a été, et demeure, populaire. Son imagerie, que ce soit d’immigrants ukrainiens travaillant dans la prairie ou de la vie familiale des Juifs à Montréal, comme dans l’illustration Yom Kippur (Yom Kippour), 1975, confirme une conception progressiste de la société canadienne qui est fortement évocatrice entre la fin des années 1960 et le début des années 1970. Il dépeint le Canada comme une mosaïque de cultures diverses, mais harmonieuses, qui s’épanouit malgré les inégalités historiques, l’environnement hostile et une géographie vaste et intransigeante.
Or, tout au long de sa carrière, Kurelek n’est jamais simplement le « Canadien heureux », naïf et nostalgique qui écrit et illustre des livres primés pour enfants. Il est aussi un catholique conservateur vivant sous la menace imminente de la guerre nucléaire pendant les années 1960 et qui croit qu’une « catastrophe purgative » créée par l’humain, mais voulue par Dieu, est proche. Et pourtant, alors qu’il « a damné avec une ferveur terrifiante […] et souvent avec des images macabres et troublantes » son « côté nostalgique […] et ses œuvres qu’il considérait “médiocres” », telles que ses illustrations pour A Prairie Boy’s Winter (L’hiver d’un garçon des Prairies) (1973) et A Prairie Boy’s Summer (L’été d’un garçon des Prairies) (1975), comme le note la critique d’art Nancy Tousley, celles-ci ont néanmoins assuré sa popularité dans l’imaginaire public.
Si l’élite artistique et intellectuelle torontoise est « plutôt ennuyée » par le succès de ce peintre figuratif de prose simple et de sujets agraires, comme le croit le représentant de Kurelek, Avrom Isaacs, sa décision de « placer Dieu au premier plan » en rend plusieurs, au sein de la communauté artistique séculaire, complètement apoplectiques. Certains affirment que le didactisme moral de Kurelek s’ingère dans l’intégrité artistique de son œuvre. D’autres soutiennent que ses opinions sont frauduleuses. « Là où Kurelek échoue misérablement », écrit la journaliste Elizabeth Kilbourn en 1963, « est quand il essaie de peindre des sujets qu’il ne connaît qu’à travers le dogme et non par expérience personnelle, alors qu’en fait il est un touriste théologique au Pays de Cocagne ». Les réflexions de Kilbourn trouvent écho chez le critique Malcolmson qui, deux ans plus tard, écrit ce qui deviendra la réprimande la plus notoire du peintre : « le problème avec ces tableaux, c’est qu’ils découlent des élucubrations de Kurelek et non de ce qu’il connaît ». Malcolmson exhorte Kurelek à se concentrer sur des tableaux agraires qui reflètent son éducation familiale.
La réponse de Kurelek à ses critiques est typiquement indirecte. D’après son épouse, Jean Andrews : « Il était sensible à la critique, mais ne voulait jamais confronter ses détracteurs en personne » et « publiait plutôt une réfutation ou leur écrivait une lettre ». Ainsi, il écrit à Malcolmson pour lui expliquer la source de ses convictions : « Notre civilisation est en crise, et ce serait malhonnête de ma part si je n’exprimais pas mon inquiétude pour mon semblable ». Puis il ajoute
Jérôme Bosch, un maître reconnu de la représentation de l’Enfer, a-t-il lui-même été en Enfer puis en est revenu avant de le représenter? Personne n’est revenu d’entre les morts pour en relater l’expérience, et pourtant, de grands écrivains classiques tels que Milton et Dante ont néanmoins entrepris de tels récits. Il est évident qu’ils doivent puiser leur conception de ces choses en partie d’expériences terrestres similaires, et en partie d’intuition personnelle ou mystique.
L’influence de Bosch (v. 1450-1516) sur Kurelek est appréciable dans des œuvres telles que Harvest of Our Mere Humanism Years (Récolte de nos années de simple humanisme), 1972, et I Spit on Life (Je crache sur la vie), v. 1953-1954. Malgré ses détracteurs, Kurelek est extrêmement respecté de ses pairs séculiers, dont Dennis Burton (1933-2013) et Ivan Eyre (né en 1935), qui, comme Barr, reconnaissent sa légitimité artistique. Si l’œuvre de Kurelek est un produit de sa vision chrétienne du monde, sa « qualité menaçante, sombre » cadre tout naturellement avec l’angoisse sociale et l’existentialisme que l’on retrouve dans l’art de l’ère de la Guerre froide.
Le Verbe rendu chair
Kurelek est un écrivain prolifique dont la production écrite inclut des journaux et des interprétations de voyages – souvent reproduits dans des brochures d’exposition de la Galerie Isaacs à Toronto –, des lettres, des notes d’allocution et une autobiographie. Il est aussi un excellent illustrateur et publie quatorze livres illustrés dans les quatre dernières années de sa vie, dont A Prairie Boy’s Winter (L’hiver d’un garçon des Prairies), 1973, et A Prairie Boy’s Summer (L’été d’un garçon des Prairies), 1975, qui ont chacun reçu le prix pour le meilleur livre illustré pour enfants de l’année décerné par le New York Times en 1973 puis en 1975.
Kurelek n’est pas un écrivain particulièrement concis, élégant ni pesé, mais sa « franchise » peut être rafraîchissante, quoique parfois « affligeante ». Le contenu de ses écrits est habituellement didactique et reflète son idée que le mot a une plus grande possibilité « de convertir les gens » que l’art visuel. Il comprend son dessein artistique en utilisant des métaphores théâtrales et littéraires : « chaque croyant a son rôle à jouer dans le drame du salut humain – pour certains, c’est quelques lignes, pour d’autres, des pages entières ». Au final, la prose de Kurelek est autobiographique, une trace primaire brillante de ses expériences, systèmes de croyances, processus de réflexion et motivation créatrice.
Les premiers écrits de Kurelek démontrant une réelle maturité apparaissent à la fin des années 1940. Le texte, un « récit de vie » mettant l’accent sur divers troubles mentaux et physiques dont souffre Kurelek, est écrit pour un neurologue de Winnipeg. Au début des années 1950, Kurelek est en Angleterre à la recherche d’un diagnostic et d’un traitement psychiatriques aux hôpitaux Maudsley et Netherne. Son écriture lui sert de psychothérapie, « écrivant continuellement, au moyen d’une sorte de méthode de libre association, toutes les pensées qui traversaient mon esprit », témoigne-t-il.
Le texte le plus important de Kurelek demeure son autobiographie, Someone With Me(Quelqu’un avec moi). La première version est publiée en 1973 par le Center for Improvement of Undergraduate Education de l’Université Cornell. Le professeur Dr James Maas de Cornell voulait utiliser l’autobiographie comme source primaire pour son cours d’introduction à la psychologie. Pour cela, l’édition maintenant rare de 1973 de Someone With Me se présente comme un écrit décousu, non censuré, de plus de cinq cents pages, et d’une valeur inestimable.
Le récit raconte les mémoires d’enfance et d’adolescence de Kurelek, une reconstruction rationnelle qui aboutit à sa dépression nerveuse et à son hospitalisation en Angleterre, puis à son « retour à la normalité et au succès » grâce à sa conversion religieuse. Un bon quart de son autobiographie de 1973 est une exploration d’arguments théologiques qui digresse, touchant au darwinisme, à la politique contemporaine, à l’exégèse des Écrits saints et à la métaphysique. Kurelek fignole continuellement son autobiographie jusqu’à sa mort en 1977.
En 1980, la maison d’édition torontoise McClelland & Stewart publie une édition posthume de Someone With Me. Cette version considérablement abrégée de 176 pages évacue (contre la volonté de l’auteur) la méditation théologique qui sert de conclusion à l’original. Le lectorat réagit au ton honnête et confessionnel : « Kurelek crie sa douleur », déclare un compte-rendu.
Le labyrinthe de la maladie mentale
L’autobiographie de Kurelek, Someone With Me (1973, 1980), présente un portrait vif de sa lutte avec différents troubles qui sont restés sans diagnostic pendant son adolescence et au début de son âge adulte, dont l’anxiété, la dépression et une douleur aux yeux psychosomatique. Son combat aboutit à des traitements psychiatriques aux hôpitaux Maudsley et Netherne en Angleterre, où Kurelek est un patient de juin 1952 à janvier 1955. Il émerge victorieux à la fin de son autobiographie, un artiste qui connaît du succès, aidé par ses traitements, mais convaincu que le mystère de la foi religieuse a finalement plus contribué à sa guérison que la science psychiatrique.
Néanmoins, la relation qu’entretient Kurelek avec sa propre maladie mentale au moyen du langage de la psychologie et de la psychanalyse inspire ses importants tableaux torturés et compartimentés des années 1950, dont Le labyrinthe, 1953, et Regardez l’homme sans Dieu, 1955. Dans Le labyrinthe, il se représente comme un rat incapable de s’échapper du proverbial labyrinthe comportementaliste. Dans Regardez l’homme sans Dieu, il lutte avec un serpent, le symbole freudien de la pulsion sexuelle.
Dans la période d’après-guerre, le trauma psychologique de masse causé par la Seconde Guerre mondiale pousse la psychiatrie britannique vers des méthodes nouvelles et innovatrices, dont l’art thérapie. Le surréalisme , un mouvement artistique d’avant-garde dont l’art est plus apprécié, plus influent et mieux compris en Grande-Bretagne qu’au Canada, est un autre catalyseur important dans le traitement de la maladie mentale. Les artistes et écrivains surréalistes européens, notamment André Breton (1896-1966), « ont attaché beaucoup d’importance à la liberté d’expression des “fous” et à l’imagerie du subconscient » et étaient ainsi plus enclins à concevoir l’art en termes thérapeutiques et psychologiques.
La première institution qui accueille Kurelek est l’hôpital Maudsley dans le sud de Londres. Inauguré en 1907, avec un accent sur la recherche et l’enseignement, Maudsley a pour rôle d’offrir des diagnostics et des traitements pour la maladie mentale d’apparition précoce. Le Dr Francis Reitman y est l’un des professionnels explorant les effets potentiels de la création artistique sur la maladie mentale. Kurelek n’a jamais reçu de traitement directement de Reitman, mais il a certainement eu accès au livre de 1950, Psychotic Art (Art psychotique), écrit par le psychiatre, dans lequel il discute de la façon dont la création artistique est utilisée comme forme de traitement.
Kurelek a aussi rencontré le psychiatre Dr Bruno Cormier à Maudsley. Ce Québécois est favorable au surréalisme et il est un signataire du Refus global, le manifeste des Automatistes publié en 1948. Si ce médecin encourage Kurelek à « se soulager de ses sentiments agressifs en les peignant », l’artiste le trouve néanmoins « distant et inefficace ».
À Maudsley, Kurelek peint fébrilement, créant des œuvres mémorables comme Tramlines (Lignes de tramway), 1952, Farm Children’s Games in Western Canada (Jeux d’enfants de ferme dans l’Ouest canadien), 1952, et Le labyrinthe, 1953. Mais ce n’est qu’une fois transféré à l’hôpital Netherne au Surrey qu’il fait l’expérience d’une forme structurée d’art thérapie. Pendant les années 1950, l’institution innove dans « l’élaboration de traitements efficaces et plein d’humanité, dont des activités récréatives pour les personnes souffrant de maladies mentales ». Kurelek dépeint les vastes installations artistiques dans Netherne Hospital Workshop (Atelier à l’hôpital Netherne), 1954.
Edward Adamson (1911-1996), art thérapeute à Netherne depuis 1946, décrit Kurelek comme « extrêmement renfermé », presque silencieux et incapable d’interagir avec les autres patients. Adamson ne dispense pas d’instructions techniques à Kurelek ni aux autres patients. Mais il s’assure que Kurelek a son propre studio, une petite salle utilisée précédemment comme placard de lingerie; il cherche à transmettre les bénéfices de l’art thérapie en assurant « un environnement positif et sécuritaire » dans lequel les patients sont « libres de la crainte d’être critiqués ».
L’état mental précis de Kurelek et ses diagnostics à Maudsley et Netherne demeurent inconnus. Ainsi, la façon dont nous évaluons sa guérison en 1950, telle qu’il la prétend, ainsi que son étendue et sa permanence, ne sont que spéculations, car ses rapports médicaux sont inaccessibles jusqu’en 2029. Par contre, nous avons accès à la correspondance entre Kurelek et les professionnels du monde de la psychiatrie qui l’ont traité. Le Dr Morris Carstairs, chef de clinique à Maudsley pendant que Kurelek y était, offre un aperçu de l’état mental de l’artiste dans une lettre : « vous ne voudriez pas dire que vous étiez en état de psychose, car vous ne l’étiez jamais; mais vous pouvez dire que vous avez connu des moments de stress émotif sévère ».
Kurelek et ses contemporains
Kurelek considère que son art existe à l’extérieur du monde de l’art contemporain. Si plusieurs artistes, dont les pairs torontois de Kurelek à la Galerie Isaacs, ont depuis longtemps déjà adopté des formes d’expression non-traditionnelles et séculaires, Kurelek déclare résolument son affinité avec l’idéal médiéval de l’artiste comme artisan. C’est sans réserve qu’il associe ses tableaux « à message » didactiques, comme Dinnertime on the Prairies (L’heure du souper dans les Prairies), 1963, avec l’art religieux et la peinture de genre de la Renaissance nordique.
Mais la réalité de la place de Kurelek à l’intérieur de la scène artistique torontoise et de sa relation aux mouvements artistiques nationaux est plus compliquée que ne l’admettent l’artiste ou ses détracteurs. Au courant des années 1960 et 1970, la Galerie Isaacs expose des œuvres d’art d’une grande variété de styles, de médiums et de sujets. Alors que des peintres tels que Gordon Rayner (1935-2010) et William Ronald (1926-1998) sont investis dans l’abstraction lyrique, d’autres, comme Michael Snow (né en 1928), Les Levine (né en 1935), Greg Curnoe (1936-1992) et Joyce Wieland (1930-1998) dialoguent avec différentes sortes de médiums et produisent des œuvres conceptuelles qui se nourrissent de Dada.
De plus, le réalisme de Kurelek, quoique distinctif par son manque volontaire de raffinement, n’est pas unique. Une tradition réaliste perdure dans le milieu de l’art torontois bien après la période d’après-guerre. Le réalisme social du mouvement scène américaine des années 1930, dont les artistes mettent l’accent sur la représentation de la vie contemporaine rurale et urbaine, a eu beaucoup de succès dans la ville où Kurelek a étudié pendant une brève période à l’Ontario College of Art en 1949-1950. En outre, les anciens professeurs de Kurelek, Frederick Hagan (1918-2003) et Eric Freifeld (1919-1984), qui ont eux aussi été très influencés par les plus anciennes traditions de la Renaissance nordique, sont des personnalités artistiques importantes travaillant le réalisme figuratif durant les années 1940 et 1950. Dans les années 1960, Jack Chambers (1931-1978), lui aussi converti au catholicisme, a fait des films et des canevas photoréalistes de la vie familiale et du paysage plat et semi-urbain du sud-ouest de l’Ontario. Les œuvres de Christiane Pflug (1936-1972) et Mark Prent (né en 1947) montrent une connaissance profonde de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit), le mouvement réaliste allemand des années 1920 inspiré en partie par les mêmes artistes de la Renaissance nordique que célèbre Kurelek, Pieter Bruegel (1525-1569) et Jérôme Bosch.
À l’extérieur de Toronto, les artistes adoptent différents styles réalistes dans les décennies qui précèdent et qui incluent les vingt ans de la carrière de Kurelek. Au Québec, Jean Paul Lemieux (1904-1990) exerce un réalisme pictural qui, comme celui de Kurelek, montre des personnages solitaires dans des paysages désolés et expansifs. À l’ouest du pays, Ernest Lindner (1897-1988) crée des tableaux méticuleusement réalisés de souches, de mousse et d’arbres tombés, révélant le cycle naturel de la décomposition et de la croissance nouvelle. Dans les Maritimes, Alex Colville (1920-2013) représente l’angoisse psychologique refoulée de la période d’après-guerre, son réalisme communiquant, comme le font plusieurs scènes de Kurelek, une tension latente et même de la violence dans des scènes domestiques qui paraissent autrement tranquilles.
Le réalisme et la dette artistique de Kurelek envers la Renaissance nordique ne le distinguent pas entièrement de ses contemporains, jeunes ou vieux. Malgré leur accent parfois violent, une grande partie de ses tableaux plus didactiques résonnent avec les mêmes angoisses de l’époque de la Guerre froide qui hantent ses pairs et le public. Néanmoins, l’œuvre de Kurelek demeure reconnaissable. Dans ses combinaisons inattendues de réalisme, de mémoire et de message, une œuvre telle que In the Autumn of Life (Dans l’automne de la vie), 1964, témoigne de l’une des expressions les plus cohérentes de la foi en l’action que l’on retrouve parmi les artistes canadiens du vingtième siècle.