Comme elle peut facilement passer d’un style réaliste académique à une approche impressionniste plus picturale, Sophie Pemberton satisfait ses propres inclinations tout en répondant aux goûts de sa clientèle. Ses premiers portraits découlent de sa formation formelle et ceux peints de 1903 à 1925 condensent les deux manières. Chacun d’eux capture toutefois l’individualité des modèles et raconte une histoire. Les paysages à l’huile réalisés de 1903 à 1926 révèlent l’influence de l’impressionnisme. Ils témoignent de la polyvalence de l’artiste, qui réduit les détails et s’éloigne des représentations conventionnelles pour s’orienter vers le modernisme, peignant ce qu’elle voit tout en dévoilant ce qu’elle ressent. Dans l’art décoratif qu’elle crée pendant les années 1920, elle revient à un style académique soigné, fait de détails précis et de coups de pinceau invisibles.
Intérêt précoce pour l’art du portrait
Pemberton a une vingtaine d’années lorsqu’elle décide de devenir portraitiste professionnelle. Pour atteindre cet objectif, elle étudie à Londres dans trois écoles d’art, qui dispensent toutes des cours en suivant le programme académique des South Kensington Schools. Les élèves dessinent d’abord au crayon ou à la craie des compositions de maîtres anciens d’après des estampes ou des gravures en deux dimensions. Après avoir appris à modeler avec précision les lignes et les traits, les élèves passent au dessin d’après des objets tridimensionnels, tels que des moulages en plâtre de différentes parties du corps ainsi que des reproductions d’œuvres de l’époque gréco-romaine et de la Renaissance, comme le David de Michel-Ange (1475-1564), et des statues antiques originales observées dans les galeries. Drawing of a plaster cast foot (Dessin d’un pied moulé en plâtre), 1889, et Venus de Medici (Vénus de Médicis), v.1890, que Pemberton réalise à la Cope’s School, démontrent qu’elle maîtrise le clair-obscur et les valeurs tonales pour rendre la tridimensionnalité. Les études anatomiques sont considérées dans la formation, en témoigne son Anatomical Practise, Cope’s School (Exercice anatomique, Cope’s School), 1889-1890, figurant un crâne dont les parties sont identifiées.
Pemberton passe bientôt aux cours de dessins d’après nature, dans lesquels des modèles prennent des poses sur un temps donné pendant que les élèves les dessinent, généralement au fusain. Dans Portrait of a Cardinal (Portrait d’un cardinal), 1890, elle fait un usage habile de l’ombrage pour créer des volumes et des jeux de lumière sur le visage de son sujet.
Parallèlement, Pemberton s’inscrit à des cours de peinture à l’huile où elle apprend à apprêter une toile et à créer un sous-dessin ainsi qu’à superposer et à mélanger des peintures diluées. Cela lui permet de travailler les transitions douces et les coups de pinceau invisibles, caractéristiques du style réaliste académique privilégié par l’Académie française et adopté partout en Europe, dont l’objectif est la représentation naturaliste et la précision des détails. Dans Plaster Cast (Moulage en plâtre), v.1890, Pemberton retravaille des esquisses antérieures de sa Vénus de Médicis et représente un plâtre monochrome agrémenté d’un bouquet d’érythrones au premier plan, qui masque les seins et adoucit la transition avec le socle.
Avec Mansi, An Italian (Mansi, une Italienne), 1892, Pemberton, qui fréquente désormais la Clapham Art School, s’appuie sur ses dessins d’après nature pour créer un portrait réaliste où les coups de pinceau sont presque invisibles. Le visage est illuminé, les yeux et les lèvres sont animés, tandis qu’une ombre délimite la courbe douce de la mâchoire. En contraste, les vêtements s’effacent dans l’arrière-plan.
À Victoria en 1895, Pemberton peint une série de portraits réalistes vus de trois quarts, notamment de sa mère, Theresa Pemberton, et quelques autres en commande, comme Benjamin William Pearse. Deux ans plus tard, lorsqu’elle retourne à Londres vivre de façon indépendante dans son studio, elle connaît alors ses meilleures années avec Daffodils (Narcisses), 1897, et Un livre ouvert (ou Interested), 1900, des œuvres très appréciées et amplement exposées. Elle commence également à expérimenter, d’abord avec Un retour de l’école (ou Little Boy Blue), 1897, œuvre peinte en plein air, un cadre parfait pour capter les effets de la lumière du soleil sur la scène. Comme le commente un journal, elle peint dans le « style français », en adoptant des techniques d’impressionnistes comme Henri Matisse (1869-1954), qui révolutionnent délibérément les attentes en matière de style artistique. Évitant les détails, elle travaille avec des coups de pinceau courts et visibles, et même souvent avec des couleurs non mélangées. Elle continue d’élargir son œuvre avec des scènes de genre représentant des gens au travail : Winding Yarns (Bobinage de fils), 1898, « un travail de délimitation des personnages extrêmement efficace », et Tarring Ropes (Goudronnage de cordes), 1899/1900. Dans ces tableaux, les figures sont fascinantes et ont des histoires à raconter. Pemberton cherche toujours à révéler le caractère des modèles de ses portraits, mais elle les met désormais en contexte dans l’espoir d’attirer un public plus large.
Une fois à l’Académie Julian à Paris (1898-1900), Pemberton revient au style académique pour Bibi la Purée (ou Verlaine’s Friend), 1900. À partir de cette époque, elle varie son style en fonction des attentes de la clientèle, de sa propre inspiration et de la situation. La paire de portraits en pied, Warren et Armine, tous deux datant de 1901/1902, Colonel Schletter, 1910, et Peasant Woman (Paysanne), 1903, sont peints dans des styles différents, mais c’est le visage qui attire l’attention dans chacun d’eux. En peignant son second mari, Horace Deane-Drummond, 1925, Pemberton le représente avec une allure digne, sans doute comme il le souhaitait.
Transition vers les paysages
Pemberton fait partie de la classe sociale pour qui le dessin et la peinture à l’aquarelle sont considérés comme des loisirs agréables. Pemberton commence à suivre des cours à son externat à Victoria et les poursuit à l’internat de Brighton, en Angleterre. Avec ses camarades, elle aime partir en excursion pour dessiner dans les environs de Victoria et de Vancouver, munie d’un chevalet portatif et de fournitures artistiques.
En 1900, lorsque Pemberton rentre chez elle après ses études à l’Académie Julian et un cours du soir auprès de James McNeill Whistler (1834-1903), elle retrouve son engouement pour la peinture à l’aquarelle et aime passer des journées à dessiner des croquis avec Josephine Crease (1864-1947) et d’autres camarades. Sketching Picnic (Pique-nique d’esquisses), 1902, dévoile sa technique. Elle trace d’abord la scène au crayon, puis à l’aide d’un pinceau humide, elle applique des lavis à l’aquarelle pour délimiter les tons. Enfin, à l’aide d’un pinceau sec, elle ajoute les détails des personnages et des arbres et souligne quelques contours. Dans View over Victoria (Vue de Victoria), v.1902, elle applique la peinture humide, ce qui permet aux couleurs de se répandre et de se mélanger afin de brouiller la vue panoramique, pour un résultat impressionniste.
Le plus ancien paysage à l’huile que Pemberton a peint de la Colombie-Britannique, Cowichan Valley (Vallée de Cowichan), 1891, est une vue bucolique, mais peu sophistiquée, d’un petit étang avec des arbres en surplomb, des berges herbeuses et des clôtures de perches, avec un garçon chinois et des oies au bord de l’étang. Douze ans plus tard, en Bretagne et en Italie, Pemberton, désormais plus expérimentée, travaille assidûment à l’huile en plein air et établit son propre style. Elle est à la fois inspirée par les peintres de Barbizon, qui vénèrent la nature et la peignent en tant que sujet et non en tant qu’arrière-plan idéalisé mettant en valeur la figure humaine, et par les impressionnistes plus récents, qui favorisent la spontanéité au détriment de la précision.
Pendant les années passées en Angleterre et en France, Pemberton a l’occasion de constater l’importance croissante des différents genres de paysages. Elle les remarque dans les expositions de galeries près de chez elle ou dans ses voyages, appréciant le travail d’artistes comme Camille Pissarro (1830-1903) et Claude Monet (1840-1926) et, après 1903, celui d’artistes modernistes qui présentent des paysages au tout nouveau Salon d’Automne. Elle discute également de leurs œuvres et de leurs idées avec des collègues de sa communauté artistique dans les deux pays.
Pemberton peint désormais à l’huile à l’extérieur, sans esquisse préalable, découvrant la nature au fur et à mesure qu’elle termine le tableau. Elle aime l’esthétique sauvage et un peu désordonnée dans Dieppe Farmyard (Cour de ferme à Dieppe), 1903. À Caudebec-en-Caux, elle travaille avec une palette qui met en valeur les gris argentés qu’elle aperçoit dans le ciel et dans l’eau qui coule doucement, comme dans The Seine (La Seine), 1903. Elle peint l’environnement bâti où la superposition éclectique de structures délabrées et du ciel produit des contrastes ombragés. Tant dans Caudebec-en-Caux, 1903, que dans Market place at Caudebec-en-Caux (Place du marché à Caudebec-en-Caux), 1903, elle se permet de suggérer les détails au lieu de les définir.
Le travail à l’extérieur donne à Pemberton la confiance nécessaire pour passer du portrait au paysage et aux scènes urbaines, des œuvres qu’elle titre toutes comme des « croquis », contrairement à ses portraits, peut-être parce qu’elles n’ont pas été réalisées en atelier. Lorsqu’elle retourne en Colombie-Britannique au début de l’année 1904, elle continue de peindre dehors à l’huile, mais s’adapte à une lumière plus transparente. Elle privilégie alors à nouveau les bleus de l’océan et des camas du printemps ainsi que les verts de la forêt, comme elle le faisait auparavant avec l’aquarelle. Cette palette – dans Mosquito Island (L’île aux moustiques), 1907, et A Prosperous Settler (Une colonie prospère), 1908 – est étonnamment différente de celle qu’elle affectionnait en Europe.
Tout comme elle révèle ses sentiments intimes dans Time and Eternity (Temps et éternité), 1908, elle se réoriente vers le postimpressionnisme dans Weald Church, Kent (Église de Weald, Kent), 1915. L’image ne représente pas tant l’église que la joie qu’elle éprouve devant les formes naturelles : les branches d’arbres et les fleurs sauvages qui oscillent dans le vent, les fleurs qui s’épanouissent dans l’air vivifiant du printemps. Pemberton fait progresser son art une fois de plus.
Les paysages à l’huile et les scènes extérieures de Pemberton révèlent une économie de détails et une qualité picturale. Des critiques y voient des esquisses préliminaires ou des œuvres inachevées; pourtant ce sont des études sérieuses dans un style délibérément différent qui permet à Pemberton de saisir en image un moment fugitif, une impression. En 1908, un journaliste de Victoria, qui vénère le réalisme, écrit : « Dans ses portraits, elle fait preuve non seulement de talent, mais aussi d’une formation et d’une technique approfondies, et l’on peut sans hésiter la qualifier d’artiste accomplie. Ses paysages, eux, démontrent qu’elle est encore une élève… dont le potentiel est loin d’être atteint. » De même, des critiques d’Angleterre comprennent mal son exposition à la Doré Gallery en 1909 : « En tant qu’artiste paysagiste, elle est entièrement autodidacte et a développé son propre style en étudiant la nature sur la côte pacifique. »
Pemberton varie sa technique, mais n’abandonne pas ses méthodes précédentes. Dans certains tableaux de style impressionniste, elle utilise des lignes audacieuses, des blocs de couleur épais et des détails soigneusement élaborés tandis que dans d’autres, elle recherche la luminosité et invisibilise les coups de pinceau. La Napoule Bay (Golfe de La Napoule), 1926, et Driveway of Moulton Combe, Oak Bay (Allée de Moulton Combe, Oak Bay), 1921, témoignent de cette polyvalence chez Pemberton qui s’appuie sur ses compétences pour canaliser ses émotions à travers son art.
Tableaux botaniques
En 1895, à Victoria, Pemberton peint à l’aquarelle deux importantes séries de sujets botaniques qui comprennent des fleurs sauvages locales et des plantes vivaces cultivées. Elle offre à son frère Fred « Un souvenir affectueux », soit un portfolio non relié de quarante-trois feuilles qui contiennent chacune une image associée à des vers manuscrits de poètes allant de Shakespeare à Tennyson. À sa sœur Ada, elle donne un portfolio botanique de trente-trois feuilles non reliées. Comme Fred et Ada sont de grands adeptes de jardinage, ces cadeaux sont attentionnés et pertinents. Les portfolios servent de souvenirs des moments que Pemberton passe à Victoria, entre ses séjours à l’école d’art.
Pemberton peint plusieurs autres spécimens botaniques à Victoria en 1900, puis en 1902, mais elle ne semble pas avoir produit d’études similaires en Angleterre ou à l’étranger. Cette occupation est cependant de courte durée : tout ce qui en découle tient dans l’affinité particulière que Pemberton éprouve pour l’érythrone, une fleur sauvage locale qu’elle dessine souvent dans les marges de ses lettres, plus tard.
L’historienne de l’art Kristina Huneault suggère que l’étude minutieuse nécessaire à la représentation de fleurs délicates constitue peut-être une méditation sur l’identité, à l’instar du portrait qui « se concentre sur l’exactitude de la ressemblance et s’oriente vers la reconnaissance du public. Alors que le portrait allie traditionnellement l’identité et l’intériorité […] l’art botanique est axé sur la morphologie de la surface […] un·e portraitiste cherche à capturer une personne, l’artiste botanique […] dépeint les caractéristiques les plus typiques d’un groupe d’espèces ».
Pemberton a sans doute été initiée au dessin botanique en 1882 à Victoria, à la Reformed Episcopal School, sous la direction d’Emily Henrietta Woods (1852-1916). Celle-ci y enseigne l’art et réalise aussi un bouquet floral à l’aquarelle pour l’album offert à la princesse Louise. Au cours de deux décennies, Woods crée plus de deux cents illustrations botaniques grandeur nature de fleurs sauvages qu’elle observe, chacune portant son nom scientifique. Ce projet a peut-être inspiré Pemberton pendant ses séjours à Victoria, lors de ses pauses des écoles d’art.
Art décoratif
Pendant la Première Guerre mondiale, lorsque Pemberton est accablée par des tragédies familiales et une longue convalescence, sa voisine Victoria Sackville-West (dont la fille, Vita, est affiliée au Bloomsbury Group) la persuade de consacrer ses talents artistiques à de petits projets d’art décoratif, faciles et sans pression. Sackville-West vend certains de ces objets à Spealls, sa boutique londonienne, l’un des nombreux établissements tenus par des femmes fortunées dont les goûts personnels dictent la composition des stocks. Dans l’air du temps sa manifeste un intérêt artistique persistant qui tend à combler le fossé entre les beaux-arts et les arts décoratifs. Par exemple, les Omega Workshops (1913-1919), une entreprise de design fondée par des membres du Bloomsbury Group, proposent des pièces décoratives fondées sur les principes du modernisme, notamment des meubles peints, des carreaux, des céramiques, etc.
Femme excentrique et flamboyante, Sackville-West incite bientôt Pemberton à peindre sur de la verrerie et des meubles en bois de même qu’à concevoir des détails décoratifs pour des abat-jours et des paravents. Une grande partie de ce travail est destinée à la résidence Knole de Sackville-West et, plus tard, à sa maison de Brighton. Dans son journal intime, Pemberton note ce qui suit : « J’ai peint deux plateaux avec un motif de feuilles – des plats en verre, le ruban vert »; « J’ai terminé des étagères pour VS ». Parfois, son journal intime comprend également de petits croquis ou des notes sur les combinaisons de couleurs. Le journal intime de Sackville-West permet de connaître son point de vue : « Sophie est venue hier après-midi et nous avons commencé à peindre des meubles pour la chambre de Vita et Harold […] Le sol est bleu et nous le décorons avec des touches de couleurs, entourées de lignes dorées […] Aujourd’hui, nous avons fait deux “socles” et une commode. » Pemberton reçoit une compensation pour son travail. Économe notoire, Sackville-West la paie parfois avec des livres de la bibliothèque de Knole et d’autres objets précieux, notamment un tapis persan.
De 1918 à 1947, Pemberton fait fructifier son art décoratif en réalisant des commandes privées et en amassant des fonds pour des œuvres de bienfaisance. Ses pièces les plus populaires sont les plateaux à thé, qu’elle orne de délicats motifs en filigrane doré et d’images typiques des chinoiseries représentant des oiseaux, des insectes et des bouquets de fleurs de jardin. Souvent, elle s’inspire des tableaux à l’huile d’artistes de la Flandre du seizième siècle à l’imagination fertile. L’affection de Pemberton pour cette forme de décoration – peindre et laquer des meubles et de petits articles – découle en partie des meubles victoriens en papier mâché noir incrustés de nacre si populaires dans sa jeunesse.
Pemberton est toujours occupée, car elle élargit sa pratique pour inclure de grandes pièces de mobilier telles que des bureaux et de la décoration intérieure. En 1921, elle conçoit un thème persan pour une nouvelle boutique de haute couture à Victoria et chez elle, au manoir Wickhurst, elle transforme des pièces entières avec des peintures allant du sol au plafond. « Une pièce […] a été peinte pour simuler un jardin persan dans des couleurs riches et profondes de bleu et de rouge » et la salle de bain est devenue un jardin d’été immersif plein de delphiniums. Ces intérieurs immersifs de style baroque, créant un environnement global, sont en vogue pendant l’entre-deux-guerres grâce aux « chocs agréables » et aux « illusions momentanées et ludiques des trompe-l’œil ».
Dans un passage de son journal, Pemberton décrit sa méthodologie : « Nous sommes allées à l’atelier Goddendene à Farnborough-Cooper & Co. des March, sur la rue Greek dans Soho, pour mélanger une once de colorants d’aniline toutes couleurs avec de l’alcool à brûler pour teinter le plâtre ou la gomme laque ». Malheureusement, lors de la vente du manoir de Wickhurst, la nouvelle propriétaire « annonce son intention de faire redécorer la chambre [principale] dans un style plus conventionnel ».