Les tableaux de Sophie Pemberton sont bien accueillis dans les expositions et les médias anglais et canadiens du temps. Leur succès permet d’attirer l’attention sur cette province isolée qu’est la Colombie-Britannique, tant à l’étranger qu’au centre du Canada. L’appui de la famille de l’artiste lui permet de suivre des formations au sein d’académies prestigieuses à Londres et à Paris, et de vivre de manière indépendante dans son propre studio. Plus tard, le soutien de la communauté lui vaut des commandes de portraits et de fréquents comptes rendus dans la presse locale. Féministe convaincue, elle est quand même déchirée entre ses ambitions professionnelles et ses obligations familiales. En milieu de vie, cette tension nuit à sa carrière, surtout après son grave accident qui l’incite à se tourner vers la peinture d’objets décoratifs. Ce n’est qu’au cours des dernières années que son importance dans l’histoire de l’art canadien a été réévaluée.
Art en Colombie-Britannique (1870-1950)
Pemberton naît en 1869 dans une société pionnière située au cœur de territoires autochtones plus peuplés. Les ruées vers l’or des années 1860 font croître l’économie et la population mixte de cette société à prédominance britannique, mais ce n’est qu’en 1871 qu’elle devient une province, avec Victoria comme capitale. Le Chemin de fer Canadien Pacifique relie finalement Vancouver au reste du Canada en 1887. Sur l’île de Vancouver, avec une modeste population de 16 841 personnes au recensement de 1891, Victoria est alors davantage isolée, à la fois des développements de Vancouver, mais surtout des centres urbains beaucoup plus importants de Montréal, Halifax et Toronto.
Même si la population de Victoria est fervente de musique, de théâtre et d’autres activités culturelles, les arts visuels accusent un retard. Ils s’y manifestent pourtant, par le biais des matriarches locales, comme Sarah Crease, qui encouragent les initiatives artistiques, des artistes topographes parmi les officiers de la marine britannique en poste à Esquimalt, dont Edward Parker Bedwell (1828-1882), qui peignent des paysages à l’aquarelle, ainsi que des professionnel·les en visite, comme Georgina (1848-1930) et Constant (1842-1910) de l’Aubinière, qui offrent des cours de groupe. Toutefois, comme le fait remarquer un observateur, de manière générale, « les artistes viennent dans la ville, mais n’y demeurent pas ».
Dans ce contexte et en l’absence d’écoles d’art, les véritables jeunes artistes n’ont d’autre choix que d’aller suivre une formation en Angleterre, en France ou à San Francisco. Pemberton et ses amies Josephine (1864-1947) et Susan (1855-1947) Crease s’inscrivent dans des écoles d’art à Londres en 1889; Emily Carr (1871-1945), quant à elle, part pour San Francisco en 1890; et Theresa Wylde (1870-1949) se rend à Londres vers 1892. Les commentaires publiés de Clive Phillipps Wolley, un expatrié anglais bien informé, font allusion à la mentalité rurale qui domine à Victoria et dont Pemberton est victime : « Une artiste née à Victoria […] a vu son tableau accroché à [la Royal] Academy [of Arts] et au Salon [de Paris] avant que l’on sache qu’elle peignait en Colombie-Britannique. »
À l’étranger, Pemberton contribue à rehausser le profil de l’art canadien, car certains catalogues d’exposition mentionnent sa résidence canadienne et que des critiques la décrivent comme une « artiste coloniale ». Pour ses camarades de l’étranger, elle représente l’idée du Canada. Au pays, sa visibilité dans les expositions organisées par la Art Association of Montreal (AAM) et l’Académie royale des arts du Canada (ARC) rappelle à la population des provinces de l’Est la possibilité qu’un talent artistique provienne de la lointaine côte Ouest.
Ce n’est qu’en 1909, avec la création du Island Arts Club (qui devient plus tard la Island Arts and Crafts Society), qu’une organisation formelle pour les artistes et les expositions voit le jour à Victoria. Une section régionale de la Fédération des artistes canadiens, créée dans les années 1940, organise des expositions d’art dans des lieux temporaires, dont certaines avec des œuvres choisies prêtées par des membres de la famille Pemberton en 1947 et 1949. Lorsque la population de la région métropolitaine de Victoria atteint 100 000 personnes, en 1951, la ville se dote enfin d’un musée d’art permanent, le Victoria Arts Centre (aujourd’hui la Art Gallery of Greater Victoria). En 1954, des tableaux de Pemberton et de Carr s’y retrouvent dans une exposition commune.
Soutien familial et communautaire
Heureusement, la famille de Pemberton est prospère et très en vue socialement, et elle appuie ses ambitions de devenir une artiste professionnelle, un objectif peu commun et difficile à atteindre pour une femme à l’époque. On encourage les femmes privilégiées à pratiquer le dessin ou la peinture comme passe-temps, mais pas comme activité professionnelle. Pemberton ne reçoit qu’une formation rudimentaire à l’école privée pour filles qu’elle fréquente. Un certificat scolaire figurant dans son album personnalisé (son carnet de réussites) fait état d’une « mention honorable » en peinture ainsi que d’un « prix pour jolis dessins » remporté à la foire agricole locale, dans la catégorie des « moins de douze ans ». En 1882, deux de ses aquarelles, Fire in the Forest (Feu dans la forêt) et View from Gonzales (Vue depuis Gonzales), sont incluses dans l’album « A Souvenir of Victoria [Un souvenir de Victoria] » offert à la princesse Louise lors de sa visite au pays.
Dès le départ, les parents de Pemberton soutiennent ses aspirations. En 1893, lorsqu’ils apprennent ses résultats de premier plan aux examens des South Kensington Schools of Art, son père écrit : « Votre magnifique succès nous offre à tous un regain de vie et déjà, comme c’est petit ici, le sujet est sur toutes les lèvres. » Il lui apporte une aide morale et financière essentielle qui lui donne confiance en elle, et dans son testament, il prévoit une généreuse allocation pour permettre à sa fille de poursuivre ses études d’art, de louer un atelier et de voyager. En revanche, Emily Carr doit financer son séjour en Angleterre grâce à des économies réalisées en enseignant l’art.
À l’annonce du décès soudain de Joseph Pemberton le 11 novembre 1893, la famille se mobilise immédiatement pour soutenir Sophie, qui vit alors à la Alexandra House avec d’autres étudiantes en art. En Angleterre, c’est son frère Joe qui apprend la nouvelle le premier. « M. Coggin […] m’a informé hier soir du triste événement et ce matin, je suis allé voir Sophie pour lui annoncer la nouvelle aussi doucement que possible, puis je l’ai emmenée avec moi à Finchley. » Elle poursuit vaillamment son travail, mais le chagrin la submerge peu après. Au début de l’année suivante, elle est en détresse et une amie de Victoria qui se trouve en Angleterre avertit la famille que Pemberton a le mal du pays, qu’elle a le cœur brisé et qu’elle souffre d’étranges symptômes physiques. En mars, ils décident d’intervenir. « Ma mère et mes sœurs partent ce soir pour l’Angleterre, écrit Fred. Leur départ est évidemment précipité par les mauvaises nouvelles concernant Sophie. »
En plus de ce soutien familial important, chaque fois que Pemberton rentre chez elle en visite, les journaux locaux publient des nouvelles à son sujet, comme par exemple le Victoria Daily Times qui commente en juin 1900 : « Mlle Sophie Pemberton est revenue à “Gonzales” […] Elle étudie les arts avec enthousiasme et son travail a suscité de nombreux commentaires favorables à Londres et à Paris. » Trois ans plus tôt, un journal de Vancouver chantait déjà ses louanges :
Les personnes qui s’intéressent à autre chose qu’aux dollars et aux actions minières se réjouissent de la nouvelle […] Mlle Sophie Pemberton a réalisé le potentiel qu’augurait son enfance […] Une de ses grandes toiles […] a obtenu une place d’honneur dans la salle 1 de l’exposition de tableaux de la Royal Academy à Londres.
L’indépendance exige toutefois plus qu’un soutien financier. Pemberton étudie à Londres plus de dix ans avant Helen McNicoll (1879-1915) et comme l’écrivent Samantha Burton, Susan Butlin et Kristina Huneault, l’inégalité des sexes reste très profonde pour les deux artistes. En 1889, lorsque Pemberton s’inscrit à l’école dirigée par Arthur Cope (1857-1940), un grand nombre d’écoles d’art, d’associations et de clubs importants sont inaccessibles aux femmes. En 1895, les étudiantes de la plupart des écoles d’art londoniennes suivent encore des cours dans des classes séparées. La Royal Academy of Arts est une chasse gardée masculine où les femmes n’ont pas le droit d’être membres, mais où elles peuvent exposer avec l’approbation du jury. En France, l’École des beaux-arts n’admet les femmes qu’à partir de 1897. En 1898, lorsque Pemberton entre à l’Académie Julian, Amélie Beaury-Saurel (1849-1924), la femme du propriétaire, gère l’atelier séparé pour les femmes, même si la plupart des cours sont mixtes.
Les règles sociales découragent les femmes seules de se déplacer librement dans les espaces publics. Lorsqu’elle voyage à travers le Canada en train, sur l’Atlantique à bord d’un navire, en excursion sur le continent ou lorsqu’elle visite des musées, Pemberton est toujours accompagnée d’une femme. Ainsi, son père lui donne les instructions suivantes : « Si vous préférez rentrer tôt, vous devrez vous efforcer de trouver une accompagnatrice pour calmer les esprits. » De même, habiter seule frise le scandale, à moins que les demoiselles ne trouvent une petite pension gérée par des femmes dans un quartier adéquat, comme le fait Carr en Angleterre. La Alexandra House, fondée pour les étudiantes en art et en musique, est nettement plus haut de gamme. C’est là que Pemberton et les sœurs Crease résident lorsqu’elles suivent des cours à Londres.
Lorsque Pemberton commence à vivre de manière indépendante dans les Stanley Studios, un bâtiment destiné aux artistes, elle ose défier la norme sociale obligeant les femmes célibataires à protéger leur réputation. Une photographie prise sur le vif de ses amies dans son atelier donne un rare aperçu de la discrète liberté dont jouissent les résidentes. La veille de son mariage, Pemberton écrit avec nostalgie : « Je suis un petit peu triste de penser que ces beaux temps bohémiens sont passés. »
Amitiés féminines
Dans ce milieu artistique axé sur les hommes, les femmes se fraient un chemin grâce à des relations personnelles informelles et à leur participation à des clubs pour femmes. Pemberton se fait des amies dans les écoles d’art qu’elle fréquente à Londres et à Paris, ainsi qu’aux Stanley Studios. Elle maintient également le contact avec de nombreuses femmes actives dans le domaine des arts qu’elle rencontre en Angleterre ou en France. En 1914, par exemple, elle renoue avec sa grande amie des années 1890, Constance Gore-Booth(1868-1927).
Plusieurs femmes plus âgées deviennent des mentores et des amies pour la vie. Dans les années 1880, l’artiste suédoise Anna Nordgren (1847-1916) guide Pemberton à travers le processus de demande d’exposition, elle l’accompagne en Bretagne pour faire des esquisses, elle appuie son adhésion au 91 Art Club et en 1910, elle rend visite à Pemberton à Wickhurst avant que les deux femmes se déplacent à Paris pour le Salon. Amélie Beaury-Saurel la couve d’un œil protecteur à l’Académie Julian et l’accompagne lors des nombreuses séances de peinture avec Bibi la Purée. En retour, Pemberton invite Beaury-Saurel à son mariage avec le chanoine Arthur Beanlands en 1905.
De 1916 à 1919, lorsque Pemberton est accablée par le décès de membres de sa famille et par un grave accident, sa voisine Victoria Sackville-West de la résidence Knole l’encourage à reprendre ses activités créatives à plus petite échelle, notamment en peignant des plateaux et d’autres objets domestiques. Sackville-West ouvre la porte à ses nombreuses amies influentes, mécènes des arts. Dans un exemple parmi tant d’autres, Pemberton témoigne, « À Knole […] des boules peintes, [pour] Mme la comtesse d’Avignon et sa fille [qui] sont venues prendre le thé, ainsi que Sir E. Lutyens ».
Bien qu’il n’y ait pas de documentation à ce sujet, on a tendance à croire que plusieurs des artistes canadiennes expatriées se sont influencées les unes les autres. Florence Carlyle (1864-1923), Sydney Strickland Tully (1860-1911) et Emily Carr séjournent à Londres en même temps que Pemberton, Tully habite même aux Stanley Studios, et dans The Twilight of Life (Le crépuscule de la vie), 1894, elle prend le même modèle auquel fait appel Pemberton peu de temps après. À l’instar de Tully, Pemberton s’inscrit à l’Académie Julian et, comme Carlyle, elle étudie auprès de Benjamin Constant (1845-1902) et de J. P. Laurens (1838-1921). Pemberton arrive à Paris alors que Laura Muntz (1860-1930) et Mary Riter (1867-1954) y sont encore, et il est possible que les tableaux de femmes bretonnes de Pemberton, de Riter et de Carlyle, dont les dates de création sont rapprochées, aient été peints lors de séances communes d’esquisses. Muntz, Pemberton et Riter exposent au Salon de Paris et Muntz, Tully, Carlyle et Pemberton sont choisies pour la Louisiana Purchase Exposition, connue comme l’Exposition universelle de St. Louis de 1904, et pour la Royal Academy of Arts en 1909.
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GAUCHE : Sydney Strickland Tully, The Twilight of Life (Le crépuscule de la vie), 1894
Huile sur toile, 91,8 x 71,5 cm
Musée des beaux-arts de l’Ontario, TorontoDROITE : Sophie Pemberton, Portrait of a Woman (Portrait d’une femme), 1896
Huile sur toile, 76,5 x 56 cm
Collection privée -
Sophie Pemberton, Untitled [Breton Woman] (Sans titre [Bretonne]), 1896
Huile sur toile, 34,3 x 28,5 cm
Collection privée -
Florence Carlyle, Mère Adèle, 1897
Huile sur toile, 36 x 26,7 cm
Museum London -
Mary Riter Hamilton, Easter Morning, La Petite Penitente, Brittany (Matin de Pâques, la petite pénitente, Bretagne), v.1900
Huile sur toile, 117,4 x 82,2 cm
Musée des beaux-arts de Winnipeg
Pemberton et le suffrage des femmes
Comme Helen McNicoll, Pemberton adhère à des organisations artistiques féminines et se joint à de nombreux groupes suffragistes et féministes. Le 91 Art Club offre un espace sûr et des occasions de réseauter pour les artistes féminines de Londres. Pemberton y expose, ainsi que la plupart des femmes des Stanley Studios, dont Sydney Strickland Tully. Elle rejoint probablement aussi le Women’s International Art Club, créé à Paris en 1898, qui organise une grande exposition à Londres en 1900 pour appuyer « la revendication des femmes d’être admises dans les cercles les plus intimes de la profession ».
L’engagement de Pemberton envers la cause des droits de la femme devient plus public une fois qu’elle et Beanlands déménagent à Sevenoaks, dans le Kent, et qu’elle accepte de représenter l’organisation locale. Au fil des ans, elle devient membre de plusieurs clubs de femmes à Londres – le Sesame Club (fondé en 1895), le Lyceum Club (en 1903) et le Pioneer Club (en 1892) –, ce qui lui permet de réseauter davantage pour son art et de plaider en faveur du changement social.
La vie de Pemberton, une artiste convaincue et engagée, qui croit aux droits des femmes et les défend activement, semble contradictoire. En 1895, avec audace, elle s’installe en Angleterre et tout au long de la décennie suivante, elle poursuit sa carrière artistique en présentant des œuvres impressionnantes lors d’importantes expositions dans ce pays et en France. Toutefois, diverses maladies s’immiscent dans sa vie et l’obligent à freiner ses efforts pour établir une carrière professionnelle à part entière. Même s’il est difficile de savoir si ces crises sont psychosomatiques ou physiques, Pemberton mène malgré tout une longue vie bien remplie.
Pemberton est une fille dévouée, déchirée entre la profession qu’elle souhaite exercer et les attentes familiales traditionnelles qui dictent que les filles non mariées doivent s’occuper de leurs parents âgés. Veuve, sa mère veut garder ses filles dans son orbite et en tant qu’exécutrice testamentaire de son mari, elle tient les cordons de la bourse. Pemberton met sa carrière en péril en raison d’obligations familiales qui l’obligent à voyager beaucoup et à recevoir fréquemment de la visite. Sa situation n’est pas rare : Mary Riter et Laura Muntz reviennent toutes deux brusquement d’outre-mer pour s’occuper de membres de leur famille malades. « À quoi bon avoir un caractère fort, écrit Pemberton, si l’on ne peut pas contrôler sa propre conscience? »
Pemberton et Muntz découvrent rapidement que dans une société très genrée, les obligations sociales du mariage limitent leur carrière professionnelle; elles perdent leur liberté de peindre exclusivement. La vie domestique est clairement censée être la priorité des femmes de la classe moyenne supérieure. À titre d’épouse d’un ecclésiastique, Pemberton a de nombreuses obligations sociales. Dans une rare lettre sincère de 1905, elle avoue ses sentiments mitigés quant à son mariage futur :
Je suis fiancé[e] à un chanoine. Mais ce n’est pas un ecclésiastique ordinaire. Il est charmant, plus âgé que moi, mais très enfant en quelques choses, très littéraire et doué, et très artistique. Il pense maintenant [à] un atelier qu’il va ajouter à [sa] maison et je crois que je serai marié[e] en septembre. Mais c’est affreux comme il faut que je change. Il faut faire des visites, coudre peut-être et être utile, et pire que tout, recevoir des visites […]. Mais je n’ai pas trop de peur parce que je l’aime de tout mon cœur.
Penumbra (Pénombre), 1907, est peut-être une manière pour Pemberton d’illustrer sa situation après son mariage. Comme le titre l’indique, le personnage est placé entre l’ombre et la lumière, attendant le retour du soleil.
Réputation et héritage
Pemberton est décrite comme la première artiste de Colombie-Britannique à recevoir une distinction professionnelle internationale. Elle est l’une des rares femmes artistes canadiennes à travailler à l’étranger dans les années 1890. De plus, son prestigieux palmarès d’expositions est encore admirable, tant pour l’époque que pour une femme artiste travaillant dans un milieu ouvertement masculin. Son relatif anonymat au Canada, de son vivant et même depuis sa mort, peut s’expliquer par les choix de vie qu’elle a faits, dictés par des attentes sociales ou des soucis financiers, par son long séjour en Angleterre de même que par ses graves problèmes de santé, qui interrompent sa trajectoire professionnelle et l’éloignent de la scène publique.
Le manque de visibilité de Pemberton peut aussi être attribué à l’isolement de la Colombie-Britannique de la scène artistique du centre et de l’est du Canada, ainsi que des endroits où ont lieu les grandes expositions d’art. En 1954, un journaliste de Victoria laisse entendre que « l’absence de reconnaissance totale est manifestement due à bon nombre de facteurs, notamment à notre traditionnelle incrédulité à l’égard de la qualité de nos talents locaux ». Ces mêmes observations s’appliquent à une autre artiste de Victoria, Emily Carr, pendant les cinquante premières années de sa vie. En outre, Pemberton conserve un grand nombre de ses œuvres pour ensuite les léguer à des membres de sa famille, ce qui signifie qu’elles ont donc rarement été exposées.
Malgré les succès de Pemberton, qui remporte le prix Julian et le prix Julian-Smith à Paris, et sa décennie d’expositions prestigieuses et de critiques positives, des vestiges de préjugés sexistes dans la définition du terme « artiste professionnelle » limitent sa notoriété depuis une centaine d’années. Selon l’interprétation qui prévaut, elle cesse d’être une artiste sérieuse après son mariage. Son palmarès d’expositions dément ce point de vue, bien que des problèmes de santé jouent un rôle important dans sa carrière.
Le changement de nom de famille de Pemberton après ses deux mariages contribue à sa perte d’identité publique. Par exemple, les peintures Pénombre, 1907 (exposée à l’Académie royale des arts du Canada [ARC] en 1907) ainsi que Memories (Souvenirs), v.1909, et The Amber Window at Knole (La fenêtre d’ambre à Knole), 1915 (exposées à la Royal Academy of Arts en 1910 et 1916, respectivement), portent sa signature avec le nom de famille Beanlands, tout comme bon nombre de paysages qu’elle peint pour son exposition personnelle présentée à la Doré Gallery à Londres). La Napoule Bay (Golfe de La Napoule), 1926, vendue par l’entremise d’une galerie privée, est signée S. D. Drummond. De plus, le fait que Pemberton se concentre sur les objets décoratifs d’intérieur après ses problèmes de santé de 1916 à 1918 peut laisser croire qu’elle pratique une activité frivole. Pourtant, elle ne renonce jamais à se considérer comme une artiste. À son retour au Canada en 1949, à l’âge de quatre-vingts ans, elle indique « artiste » en guise de profession.
Notre compréhension actuelle de l’œuvre et de la vie de Pemberton est façonnée par trois expositions rétrospectives : la première présentée au Musée des beaux-arts de Vancouver (1954), et les deux autres, à la Art Gallery of Victoria (1967 et 1978). Chacune d’entre elles relate sa carrière jusqu’en 1904 et comporte des tableaux appartenant à des membres de la famille Pemberton et d’autres offerts aux deux musées et au gouvernement de la Colombie-Britannique. Depuis la tenue de ces rétrospectives, seules quelques-unes de ses œuvres ont été présentées dans des expositions consacrées à l’impressionnisme ou aux femmes artistes canadiennes. De nombreuses toiles importantes que Pemberton peint et expose pendant ses cinquante années passées à l’étranger n’ont pas encore été retrouvées, probablement parce qu’elles ont été vendues à des particuliers.
L’exposition rétrospective présentée à l’automne 2023 à la Art Gallery of Greater Victoria comprend de nombreuses œuvres conservées dans des collections privées qui n’ont pas été vues au cours du siècle dernier. Le projet replace Pemberton dans le contexte de sa ville natale et ses réalisations, dans le contexte de son époque, ce qui permet de réévaluer son œuvre et sa carrière en tant qu’artiste canadienne de mérite.