Le premier et dernier café-terrasse d’Ottawa 1955
Après la Seconde Guerre mondiale, le Canada assouplit sa politique d’immigration et accueille des gens de partout au monde. Les magazines proposent à leur nouveau lectorat des articles sur le vieux continent ou sur les Néo-Canadiens, sur leur fuite et leurs efforts d’adaptation. Oscar Cahén est souvent choisi pour illustrer ces histoires et, notamment un article documentaire sur l’héroïsme d’un petit Coréen, pour lequel il dessine une séquence de six scènes.
Cette vue animée qu’il produit pour un essai sur « le premier (et le dernier) café-terrasse d’Ottawa » est parfaitement représentative du talent de conteur visuel qui lui permet de concentrer le récit en une image unique au lieu d’une séquence. Au moyen d’un langage corporel qui n’est aucunement employé dans la séquence illustrant le récit sur le garçon coréen (laquelle est par ailleurs dépourvue de suspense), cette illustration saisit le moment de tension où la mère de l’auteur, qui ne parle pas anglais, se voit en difficulté avec la loi parce qu’elle a innocemment ouvert un café-terrasse à l’européenne. Comme au théâtre, l’intrigue, le décor et les personnages sont si détaillés qu’il est aisé de deviner ce qui se passe sans le secours du texte, et de se laisser tout de même happer par le récit et la hâte d’en connaître le dénouement.
Le succès de Cahén comme illustrateur tient à sa capacité de figurer la personnalité et l’ethnicité sans tomber dans le stéréotype. Ainsi, chacun des douze personnages (et des deux chats) a un visage et une expression propres. Les antécédents culturels ne sont perceptibles que par de discrètes allusions : la kippa du spectateur juif, la jupe à hauteur des chevilles et le tablier brodé de la patronne, les nappes en vichy.
Comme souvent quand il dessine pour des magazines, Cahén a personnalisé la scène en griffonnant « Oscar aime Mimi » (sa femme) sur le mur. Le quotidien et les comportements familiers, comme le bateau en papier dans le caniveau, les plantes sur l’appui de fenêtre, le cadet des enfants, à l’abri derrière la vitre, qui jette un regard timide, le couple âgé, inquiet, sur la droite, et l’optimisme naïf du fils aux yeux grand ouverts qui traduit au bénéfice du policier : tout concourt à générer un élan de sympathie pour les immigrants forcés de se colleter au milieu rigide d’Ottawa. L’artiste prend ici le parti très efficace de montrer le policier de dos. Son anonymat figure l’État sans visage qu’il représente, mais la stratégie concentre l’attention du spectateur sur les membres de la collectivité plutôt que sur le jugement de l’agent à leur égard.