Guerrier 1956
Avec Guerrier, son plus grand tableau, Oscar Cahén délaisse l’abstraction formaliste qu’il explorait en parallèle et revient à un répertoire qui s’articule autour de la condition humaine. En 1952, il produit un dessin abstrait à l’encre et à la feuille d’or intitulé Two Warriors and One of Their Little Machines (Deux Guerriers et l’une de leurs petites machines), et déjà des soldats apparaissent dans des scènes de crucifixion et des illustrations. Il n’abandonnera jamais les thèmes anciens de la souffrance, sondés à la fin des années 1940. En octobre 1956, en effet, il expose Grief (Deuil), une huile sur carton à dessin en noir, gris et brun où un homme et une femme se consolent l’un l’autre.
Son expérience des hommes et de la guerre est pleine de contradictions : son père qui a, de sa propre initiative, organisé une opération clandestine antinazie, est une sorte de guerrier; les milliers d’hommes ordinaires (nazis et alliés) recrutés et obligés de se battre jusqu’à ce que leur destin s’accomplisse en sont une autre; même le Christ fut un guerrier à sa manière pacifiste. Cahén s’intéresse aussi aux victimes des guerriers (peut-être elles-mêmes des guerriers mis en échec) comme le montrent ses images de prisonniers, de réfugiés et d’un amputé, tel The Cripple(L’infirme, v. 1955). Le personnage représenté tête et bras ballants dans The Criminal (Le criminel, v. 1955) semble plus pitoyable que coupable. Cahén se retrouve lui-même dans une situation analogue quand la police tchèque découvre chez lui un équipement radio ayant servi à diffuser des émissions antinazies et qu’il est considéré comme « étranger ennemi » puis interné pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’artiste fait quatre dessins au trait d’un mètre de large, à l’encre noire, sur le même thème. Chacun montre un soldat qui brandit une lance d’une main et tient un bouclier de l’autre. La tête a la forme d’un casque médiéval et les mollets sont protégés d’énormes jambières anguleuses. Le torse est une sorte de bloc indistinct, à l’exception d’une braguette ronde bien en évidence.
Plus grand que nature, Guerrier est exécuté avec sauvagerie, en quatre passes rapides, environ. La première est un dessin au trait à la peinture noire sur la toile brute; la deuxième, l’application de la teinte de fond; la troisième est la mise en couleur du torse, de la tête et des jambières; et pour finir : l’empâtement carné du torse nu et gonflé jusqu’à la vulnérabilité et du scrotum sans pénis qui n’est plus couvert par la braguette des dessins. Le bras puissant qui brandissait la lance n’est désormais qu’un membre chétif et faible, comme le bras de L’infirme. Il tient un couteau d’un geste cérémoniel comme le roi des cartes à jouer. Le bouclier écrase jusqu’à l’oppression l’épaule du personnage, du côté où un champ de rose pâle féminin semble gagner l’espace depuis la gauche.
Le Guerrier castré, à la tête éclatée comme si elle avait explosé, est un testament à la condition de victime des « guerriers » (ou soldats conscrits) forcés de participer à des conflits dans lesquels ils n’ont rien à voir. Dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, de la Guerre de Corée et du début récent de la guerre froide, Guerrier est un archétype aussi éloquent que toute peinture abstraite. Walter Yarwood (1917-1996) et Harold Town (1924-1990), deux amis de Cahén, accrocheront le tableau à la place d’honneur sur le mur titre de l’exposition commémorative intitulée Oscar Cahén Memorial Exhibition.