Maud Lewis (1901-1970) est l’une des artistes canadiennes les plus célèbres. Elle fait l’objet de plusieurs monographies, pièces de théâtre, documentaires et même d’un long métrage. Née dans l’ombre dans un milieu relativement aisé, elle meurt dans la pauvreté en jouissant pourtant d’une renommée nationale. Elle surmonte de graves handicaps physiques pour créer un style artistique unique et donne un nouveau souffle à l’art populaire dans sa province natale. Même si elle quitte rarement sa minuscule maison, ses œuvres voyagent à travers le monde et, depuis son décès, elle est devenue une figure emblématique, un symbole de la Nouvelle-Écosse et un personnage bien-aimé dans l’imaginaire populaire.
Les premières années
L’existence de Maud Lewis est délimitée par la distance séparant deux grandes villes du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, Digby et Yarmouth. Elle naît le 7 mars 1901 à l’hôpital de Yarmouth puis grandit dans le petit village voisin de South Ohio et passe la majorité de sa vie adulte dans le village de Marshalltown situé près de Digby. Un peu plus d’une centaine de kilomètres le long de la rive de la baie de Fundy séparent ces deux villes situées sur l’une des côtes les plus isolées de la Nouvelle-Écosse.
Aujourd’hui, il ne faut environ qu’une heure de voiture sur une autoroute plutôt moderne pour parcourir le trajet entre Digby et Yarmouth. Mais pendant l’enfance de Lewis, c’était une autre histoire, car il y avait évidemment moins de véhicules motorisés et une seule route de terre qui suivait la côte, reliant une série de petits villages de pêcheurs la parsemant. À l’époque, au début du vingtième siècle, la plupart des déplacements entre ces deux villes se faisaient en train ou en bateau, deux moyens de transport bien plus efficaces sur de longues distances. En 1965, pour une émission télévisuelle diffusée par la CBC (Canadian Broadcasting Corporation), Lewis explique qu’elle n’est jamais allée plus loin de sa maison que la capitale de la Nouvelle-Écosse. « Halifax, voilà le plus loin où je me suis rendue, dit-elle. Et ça fait longtemps, c’était avant mon mariage. »
Maud Lewis, née Maud Kathleen Dowley, est la fille unique de John Nelson Dowley et Agnes Mary German (aussi orthographié Germain et Germaine). Elle a un frère aîné, Charles, né en 1897, et si sa mère donne par la suite naissance à deux autres enfants, ni l’un ni l’autre ne survit plus que quelques jours.
Lewis naît avec des malformations congénitales, dont des épaules très tombantes, une déviation de la colonne vertébrale et un menton fuyant. Elle est petite et frêle, et à part traiter la douleur constante qu’elle doit endurer, ses médecins ne peuvent pas faire grand-chose pour soulager ce qui demeure une maladie non diagnostiquée sa vie durant. Au fil des ans, plusieurs ont tenté d’identifier ses maladies, suggérant notamment qu’elle était atteinte de polio ou d’arthrite. Aujourd’hui, d’après les photos et les notes sur la détérioration de son état au fil des années, le consensus est qu’elle était atteinte d’arthrite juvénile chronique congénitale. À l’époque, cette maladie dégénérative, qui peut être extrêmement douloureuse, était mal connue.
En raison de ses problèmes physiques, Lewis n’est pas une enfant très active, mais elle ne reste pas non plus confinée. Elle grandit plutôt dans le milieu protégé que l’on imagine autour de la plus jeune enfant, et la seule fille, d’une famille habitant une petite ville de la Nouvelle-Écosse à cette époque. La mère de Lewis encourage son intérêt pour les arts. Elle apprend à jouer du piano ainsi qu’à dessiner et à peindre. Ces passe-temps, tout comme la couture et les arts décoratifs tels que la broderie et le crochet, sont considérés comme convenables pour des jeunes filles de classe moyenne, et Lewis ne fait pas exception. Elle fréquente une école à classe unique à South Ohio.
Elle ne grandit pas dans le luxe, certes, mais son enfance n’est pas marquée par la pauvreté cyclique et préoccupante que vivent plusieurs des familles de fermiers et de pêcheurs avoisinantes. Son père est un artisan habile, à la fois maréchal-ferrant et fabricant de harnais, des métiers alors importants pour la communauté et qui lui permettent d’assurer une vie confortable à sa famille. Ce sont des sujets que Lewis représentera plus tard dans des peintures comme Blacksmith’s Shop (L’atelier du maréchal-ferrant), années 1960.
Lewis naît dans une période où de grands bouleversements surviennent en Nouvelle-Écosse et à travers le monde. L’époque victorienne tire à sa fin et la technologie gagne du terrain sur le mode de vie rural des comtés de Yarmouth et de Digby. Les grands chantiers navals de l’âge de la voile, qui ont autrefois assuré la prospérité des villes et villages le long de la côte de la Nouvelle-Écosse, se meurent depuis des années. Même l’agriculture subit des changements alors que les chevaux et les bœufs cèdent de plus en plus leur place aux machines à vapeur puis aux moteurs à combustion interne des tracteurs et autres machineries lourdes. L’automobile gagne en popularité et bien des gens quittent les terres et la précarité de la vie de fermier et de bûcheron pour les villes et les usines. Sans contredit, c’est la même histoire qui se répète partout en Occident, mais le fait que le changement soit commun à tous ne le rend pas moins significatif pour Lewis et sa famille.
Les années à Yarmouth
En 1914, alors que Maud Lewis a 13 ans, sa famille déménage de South Ohio à Yarmouth et loue une maison sur la rue Hawthorne. Son père ouvre un magasin de harnais sur la rue Jenkins et de là, il crée une entreprise plutôt prospère qu’il exploitera pendant plus de trente ans. Charles, le frère de Lewis, est déjà installé à Yarmouth et travaille comme gérant du théâtre Capitol. Il est également musicien et joue du saxophone dans un orchestre de danse du nom de Gateway Four. Dans les années 1910 et 1920, Yarmouth est une ville animée avec un port dynamique servant à la pêche, l’expédition, et au transport de passagers vers New York et Boston.
Lewis termine sa cinquième année à l’âge de quatorze ans, soit plus tard que la normale. Habituellement, un enfant de son âge est en sixième ou septième année, mais on ne sait pas si elle a été retardée pour des raisons de santé ou pour d’autres motifs. Son biographe, Lance Woolaver, laisse entendre que ses handicaps, qui se sont aggravés pendant sa croissance, l’ont poussée à quitter l’école tôt. Selon lui, « il semble probable que la maladie et ses malformations physiques ont joué un rôle dans cette décision [de quitter l’école]. Les enfants riaient d’elle dans la rue et se moquaient de son menton plat ». C’est évidemment une époque et un lieu où bien des gens sont peu scolarisés (le futur mari de Lewis, Everett Lewis, n’a terminé que la première année), donc sa progression, ou plutôt son manque de progression, peut aussi indiquer que l’école même n’était pas offerte de manière constante.
On en sait peu sur la vie de Lewis à Yarmouth, quoiqu’il existe quelques photographies d’elle en tant que jeune femme. Elle n’occupe jamais d’emploi et vit chez ses parents. Avec sa mère, elle s’implique toutefois dans quelques entreprises commerciales et fait notamment des cartes et des décorations de Noël qu’elle vend de porte à porte. Au début des années 1920, Mae Rozee, une amie femme d’affaires locale et propriétaire d’un salon de beauté, commence à vendre des cartes et des plateaux peints par Lewis dans son commerce. Bien qu’on se souvienne de l’artiste à Yarmouth, il reste aujourd’hui très peu de ce qu’elle a créé pendant cette période. Il est probable que les œuvres qu’elle a vendues au début des années 1930 soient inspirées de l’imagerie populaire des cartes de Noël et autres illustrations commerciales.
Si la vie personnelle de Lewis avant son mariage est peu connue, il est important de souligner qu’elle a donné naissance à une enfant, Catherine Dowley (ensuite Muise), en 1928, qu’elle n’a jamais reconnue comme étant la sienne. Woolaver, dont les recherches sur cet aspect de la vie de la peintre sont relatées dans son ouvrage monumental Maud Lewis: The Heart on the Door (2016), a pu communiquer avec des descendants de Muise. En 2017, dans une entrevue avec la journaliste Elissa Barnard, Woolaver raconte que Lewis a repoussé Catherine Dowley : « L’enfant est allée à Marshalltown pour la retrouver. Maud lui a dit, “Mon enfant était un garçon mort-né. Je ne suis pas ta mère”, et, à l’époque, il y avait trois petits-enfants. Maud n’a jamais accepté son enfant qui tentera de communiquer à nouveau avec elle dans une lettre. » Dans la même entrevue avec Barnard, Woolaver identifie le père, un homme du nom d’Emery Allen qui a abandonné Lewis quand elle est tombée enceinte.
Le père de Lewis meurt en 1935. Sa mère ne lui survit pas très longtemps et décède à son tour en 1937. Le peu de biens que ses parents laissent derrière vont entièrement à son frère Charles, il ne reste donc rien à Maud. Elle vivra brièvement avec Charles et sa femme, Gert, mais en 1937, le couple se sépare et son frère met alors fin au bail de la maison familiale située sur la rue Hawthorne. La tante maternelle de Lewis, Ida German, lui offre alors son appui et la peintre emménage avec elle à Digby.
« Ménagère (résidente ou non) »
À Digby, Maud Lewis ne vit pas très longtemps avec sa tante Ida. À l’automne 1937, peu après son déménagement, Everett Lewis, vendeur itinérant de poissons de quarante-quatre ans, place une annonce dans quelques magasins locaux. Il cherche une « ménagère (résidente ou non) » pour tenir sa petite maison de Marshalltown, non loin de Digby.
Everett naît en 1893 et grandit à la Alms House, une aumônerie connue localement sous le nom de « Poor Farm [ferme des pauvres] ». À cette époque précédant l’instauration des programmes d’aide sociale, la Alms House est un établissement où les autorités envoient les gens sans ressources. Les résidents doivent alors travailler à la ferme ou à l’extérieur pour financer leur hébergement forcé. Comme le père d’Everett avait abandonné sa famille, celle-ci s’est trouvée démunie et a été envoyée à la Alms House. Sa mère en a éventuellement été libérée pour devenir femme de ménage chez un fermier de la région. Everett a travaillé comme ouvrier toute son enfance; peu scolarisé, il n’a terminé que sa première année et n’a jamais appris à lire ni à écrire.
Avant d’épouser Maud Dowley, Everett gagne sa vie en vendant du poisson de porte à porte dans le comté de Digby. Il possède une vieille Ford T qui lui permet de transporter le poisson acheté des bateaux amarrés au quai jusqu’aux fermes et aux maisons situées plus loin à l’intérieur des terres. Il travaille aussi à l’occasion sur des fermes et dans des camps de bûcherons. Dans les années 1920, il achète un petit lopin de terre adjacent à l’aumônerie de Reuben Aptt, un homme qui avait employé sa mère comme bonne. En 1926, il achète une petite maison qu’il déménage sur sa terre avec un attelage de bœufs. Même si le minuscule bâtiment blanc nécessite peu d’entretien, il ne reçoit pas de réponse à son annonce. Sauf une.
Un matin de la fin de 1937, il découvre Maud Dowley sur le seuil de sa porte. Elle vient de marcher depuis la maison de sa tante Ida à Digby, à travers le petit village de Conway et le long de la voie ferrée jusqu’à Marshalltown, soit une distance de près de dix kilomètres. Apparemment, les deux ne s’entendent pas bien au début et Everett la raccompagne jusqu’au passage inférieur sous la voie ferrée, à moins de deux kilomètres de chez lui et la laisse rentrer seule à Digby. Quelques jours plus tard, elle revient à la maison et ils concluent un marché : elle emménage avec Everett, à condition de ne pas être sa bonne, mais sa femme. Elle y a vécu jusqu’à la fin de sa vie et la région est devenue l’un des principaux sujets de son art, comme on peut le voir dans Smith’s Cove, Digby County (Smith’s Cove, comté de Digby), v.1952.
Le couple se marie le 16 janvier 1938 et Maud Lewis emménage dans la maison d’une pièce située à côté de la grande route. La cabane est petite par définition : 4,11 mètres de façade par 3,66 mètres de profondeur et seulement 4,27 mètres de hauteur à son faîte. La maison ne comporte qu’un étage, quoique le grenier soit utilisé comme mezzanine pour dormir. Les murs du rez-de-chaussée mesurent moins de deux mètres du sol au plafond. Au fil des ans, plusieurs visiteurs rapportent qu’Everett doit se pencher la tête pour éviter de se cogner au plafond quand il est debout.
La maison est percée de deux fenêtres au rez-de-chaussée et d’une petite fenêtre dans la mezzanine qui sert de chambre. Elle est peu isolée et chauffée par un grand fourneau de cuisine en fonte. La fondation en béton comporte un espace peu profond à l’arrière de la maison (le site est incliné à partir de la grand-route) que le couple utilise comme chambre froide. Il n’y a ni électricité ni eau courante. Les lieux d’aisances sont composés d’une toilette extérieure dans la cour et pour se laver, les Lewis se servent d’un bassin de lavage ou d’une petite baignoire remplie d’eau tirée du puits et chauffée sur le fourneau.
Le jour de son mariage, Maud Lewis a trente-six ans (quoiqu’elle affirme n’en avoir que trente-quatre) et ne contribue que très peu au mariage – elle n’a ni terres ou autres biens, et pas d’argent de sa famille. Elle est aussi physiquement incapable d’occuper un emploi hors de la maison, comme travailler dans une usine de poissons ou cuisiner dans un camp de bûcherons, ce qui aurait été normal à l’époque pour une femme de la classe ouvrière vivant dans une région rurale de la Nouvelle-Écosse. En tant que fille d’artisan qualifié, Lewis n’a pas été élevée dans la classe ouvrière où même les enfants doivent trouver un quelconque emploi dans une usine, un camp ou dans les champs. Mais depuis la mort de ses parents et l’éloignement d’avec son frère, elle vit de la charité de sa tante. Son mariage avec Everett lui fait découvrir un monde de pauvreté qu’elle n’a jamais connu auparavant. Il s’agissait d’une communauté de travailleurs ruraux que Lewis représentera plus tard dans des œuvres comme Everett Plowing (Everett labourant), années 1960.
Malgré l’annonce d’Everett pour trouver quelqu’un qui tienne sa maison, ça n’est pas dans cette voie que sa relation avec Maud s’est développée. Bientôt, celle-ci n’est même plus en mesure de s’occuper des tâches ménagères quotidiennes. Son arthrite, une maladie progressive et dégénérative, fait en sorte que ses mains se crispent en des poings serrés. Aussi, l’état de son dos et de son cou font en sorte qu’il lui est très difficile de monter les escaliers ou de soulever des objets lourds. Finalement, Everett se charge de toutes les tâches ménagères tandis que Lewis trouve un autre moyen d’apporter sa contribution : elle recommence à peindre, d’abord les cartes qu’elle avait l’habitude de vendre à Yarmouth, puis les tableaux qui la rendront célèbre. Elle commence aussi à peindre sa maison, qui est maintenant connue comme la maison peinte de Maud Lewis, en exposition au Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse.
Des tableaux à vendre
Depuis son adolescence, Maud Lewis crée et vend des cartes, soit de porte à porte ou dans les commerces de Digby. Après avoir épousé Everett en 1938, elle recommence à peindre sérieusement, produisant des cartes pour en faire commerce. Pendant les mois de chaleur, de mai à octobre, le couple part en tournée des petites routes dans la voiture d’Everett, vendant du poisson et des cartes peintes aux couleurs vives. Lewis, toujours timide, reste dans la voiture pendant qu’Everett s’occupe des négociations.
En 1939, Everett accepte un emploi de gardien de nuit à l’aumônerie voisine, il perd donc sa tournée et ses clients réguliers. Lewis peint alors une enseigne colorée qu’elle affiche sur leur maison où elle commence à vendre directement ses œuvres. Elle peint aussi des tableaux qui se vendent plus cher que les cartes et dont le commerce ne se limite pas uniquement à la période des vacances. Au cours des années 1940, elle travaille à la fois sur les cartes et les tableaux, et prend également des commandes, comme une série de volets qu’elle peint pour une famille américaine ayant une maison de vacances dans la région. Elle finit un jour par cesser complètement de produire des cartes pour la vente.
Dès les années 1950, Lewis explore ce qui deviendra ses principaux sujets, notamment les familles de chats, son bœuf aux longs cils, les promenades en traîneau et en calèche, et son couple dans une Ford T. Everett devient rapidement son principal vendeur et assistant, il l’aide à se procurer la peinture et les planches pour ses tableaux. Pendant nombre d’années, c’est lui qui coupe les planches pour Maud qui en vient à acheter, à la fin de sa vie, des panneaux de masonite précoupés aux dimensions voulues.
Sa popularité croissante a un prix. Son arthrite lui cause des douleurs constantes, qui sont exacerbées par les conditions restreintes dans lesquelles elle travaille, recroquevillée au-dessus d’une petite table alors qu’elle crée tableau après tableau. Que l’œuvre de Lewis demeure si lumineuse et joyeuse malgré son état de santé et ses conditions de vie difficiles est l’un des aspects les plus remarquables de son histoire.
L’emplacement de la maison de Maud et d’Everett, aux abords de la route principale liant Yarmouth et Digby, en suivant le trajet vers Annapolis Royal, Grand Pré, et éventuellement Halifax, en fait un site idéal pour un commerce en bordure de route. Grâce à l’essor du tourisme de l’après-guerre qui touche l’ensemble de l’Amérique du Nord, la saison touristique estivale permet de soutenir de nombreuses petites entreprises des régions rurales de la Nouvelle-Écosse, alors qu’arrivent Américains et voyageurs du reste du Canada par les traversiers de Yarmouth et Digby. La prospérité croissante suivant la Seconde Guerre mondiale, les automobiles plus fiables et les investissements dans l’amélioration des routes contribuent à amener une clientèle à la petite maison de Marshalltown. Les passants pouvaient s’arrêter et admirer les tableaux de Lewis, et s’ils achetaient une œuvre, ils repartaient avec une boutonnière de pois de senteur provenant du jardin d’Everett. Très tôt, Lewis peint aussi sur des coquilles de pétoncle, disponibles en abondance sur les plages de Digby. Ces coquillages, sur lesquels sont peints des chats, des fleurs et des papillons, sont utilisés comme plats et cendriers. Plus tard, elle cesse de les produire pour privilégier ses tableaux.
Maud et Everett font très peu la promotion de son œuvre; leur commerce en bord de route dépend entièrement des automobilistes qui passent par là et qui décident de s’arrêter. Lewis ne vend ses œuvres que pendant la courte période estivale néo-écossaise et peint pendant les mois d’hiver pour s’assurer d’avoir une réserve suffisante pour la belle saison à venir. Au cours des années 1950, sa réputation continue de s’affermir tant auprès de la population locale que des touristes. S’arrêter chez Mme Lewis pour lui acheter un tableau devient l’un des rituels estivaux de bien des gens. Comme on peut le lire dans un article du Halifax Chronicle paru à sa mort en 1970, « les visiteurs envahissent précipitamment son minuscule cottage, tous impatients de la voir leur donner un échantillon de son art ». Parmi ces visiteurs se trouve Sally Tufts, qui s’arrête là-bas avec ses parents alors qu’ils sont en vacances dans la région de Digby. « J’étais fascinée de voir à quel point la maison était petite », dit-elle à Lance Woolaver, « et stupéfaite de constater que chaque centimètre était peint avec des couleurs étincelantes. »
Au début des années 1960, Claire Stenning et Bill Ferguson, qui exploitent un magasin d’antiquités et une galerie d’art à Bedford du nom de Ten Mile House, commencent à exposer les œuvres de Lewis. Ils comptent parmi ses premiers bienfaiteurs et s’efforcent de faire connaître son travail au-delà du comté de Digby. Dans leur galerie, ils vendent des peintures encadrées de Maud Lewis pour dix dollars, soit le double du prix d’une œuvre non encadrée achetée directement à l’artiste. Dans l’ambition d’atteindre de nouveaux marchés, ils ont également fait tirer des sérigraphies des tableaux de Lewis, mais le maigre prix de ces derniers ont rendu leurs efforts vains. La diffusion à plus grande échelle qu’ils ont envisagée s’est heurtée à l’insistance de Maud et Everett à maintenir de bas prix pour les œuvres. Dans une entrevue donnée en 1965, Stenning affirme : « Ils craignent de demander beaucoup d’argent pour les tableaux, car ils craignent de perdre leur marché. »
Sous les projecteurs
Sans l’appui précoce de la journaliste indépendante de Halifax Cora Greenaway, la carrière de peintre de Maud Lewis serait probablement restée un phénomène local. Greenaway réalise une entrevue avec Lewis pour l’émission radiophonique de la CBC, Trans-Canada Matinee, diffusée en février 1964. L’entrevue pique l’intérêt du public et, en juillet 1965, le journal Star Weekly (Toronto) envoie Murray Barnard, un journaliste indépendant de Halifax, pour écrire sur Lewis. Il est accompagné de Bob Brooks, un photojournaliste dont les images de Lewis et de sa maison peinte sont devenues légendaires. Le Star Weekly, qui est inclus dans l’édition du samedi du Toronto Star, le journal ayant le plus grand tirage au Canada, suscite une très grande curiosité grâce au titre « The Little Old Lady Who Paints Pretty Pictures [La petite vieille dame qui peint de jolies images] ». Barnard écrit que « parmi les images les plus lumineuses et joyeuses à émerger de la pittoresque Nouvelle-Écosse se trouvent celles créées par une vieille dame du nom de Maude Lewis que ses admirateurs qualifient de Grandma Moses [Anna Mary Robertson Moses (1860-1961)] du Canada ».
Après la publication de l’article, un grand nombre de personnes écrivent à Lewis pour réclamer des tableaux, provoquant ainsi une ruée vers ses œuvres qui ne s’est pas atténuée du reste de sa vie. (À cette époque, une lettre adressée à « Mme Maud [ou Maude] Lewis, Marshalltown, Nouvelle-Écosse trouve inévitablement son chemin vers la minuscule maison près de la grande route.) Lewis ne laisse pas sa notoriété grandissante lui faire changer ses sujets. Elle continue de peindre des images nostalgiques du passé local telles qu’un traîneau tiré par des chevaux de même que les animaux et les plantes qu’elle observe dans sa vie quotidienne comme les joyeux chardonnerets au milieu des pommiers en fleurs de Yellow Birds (Oiseaux jaunes), vers les années 1960.
La même année, une équipe de tournage de l’émission télévisuelle de la CBC Telescope rend visite aux Lewis. L’équipe s’entretient avec le couple et Kathleen MacNeil, leur voisine, qui agit à titre de secrétaire et conseillère, répondant aux nombreuses lettres que Lewis reçoit et expédiant des tableaux aux gens qui envoient des chèques et de l’argent par la poste. Mme MacNeil relate le malaise que ressent Lewis à accepter de l’argent pour un travail qu’elle n’a pas terminé. Les commandes continuent toutefois d’affluer, stimulées en grande partie par toute cette attention médiatique.
L’émission Telescope est l’une des très rares occasions où Maud Lewis parle de sa peinture et de son style emblématique. « J’y mets toujours les mêmes éléments, je ne change jamais, dit-elle. Les mêmes couleurs et les mêmes motifs. » Elle parle ensuite des origines de son imagerie : « J’imagine que je peins de mémoire, je reproduis peu. Je dois imaginer mon travail parce que je ne vais nulle part, vous savez. Je ne peux pas copier des scènes ou quoi que ce soit. Je dois créer mes propres motifs. »
Lors de l’émission, Claire Stenning et Bill Ferguson, de Ten Mile House, sont également interviewés, eux qui ont tenté d’élargir le marché pour les œuvres de Lewis et d’en faire augmenter les prix, ce à quoi l’artiste s’est toujours refusée. Au milieu des années 1960, les tableaux se vendent toujours cinq dollars et Lewis peine à suffire à la demande. Pour elle, la célébrité ne signifie rien d’autre qu’une plus grande charge de travail. Malgré le supplément au revenu familial amené par la popularité accrue de ses tableaux, aucune amélioration n’est apportée à la vie quotidienne du couple : la maison n’a jamais eu d’eau courante ni d’électricité et Everett n’a jamais acheté de voiture.
En plus de Stenning et Ferguson, le peintre John Cook (1918-1984) est également interviewé. Il est parmi les premiers à décrire le travail de Lewis comme étant de l’art, indiquant qu’il s’agit d’une « déclaration directe de choses vécues ou imaginées ». Qualifiant son utilisation de la couleur et du dessin comme étant « franche », il conclut en affirmant avec insistance que ses tableaux sont « assurément des œuvres d’art ». Cela contraste avec Murray Barnard, par exemple, qui décrit Lewis comme une artiste « primitive », « préoccupée par l’expérience du quotidien » en opposition aux « formes artistiques prédominantes ». La question à savoir si l’art de Lewis a besoin d’un qualificatif comme « primitif » a longtemps été débattue, mais aujourd’hui son statut d’artiste à part entière ne fait plus guère de doute. À la question de l’intervieweur de la CBC quant à ce qu’elle souhaite le plus de la vie, Lewis répond, comme à l’accoutumée, modestement : « Eh bien, j’aimerais avoir un peu plus d’espace pour mettre mes peintures et mes choses. J’aimerais avoir une roulotte. J’imagine qu’une roulotte coûte trop cher. Je n’ai pas les moyens pour ça. »
Les dernières années
Dans les dernières années de sa vie, Maud Lewis a de plus en plus de difficulté à répondre à la demande pour ses œuvres, c’est ainsi qu’Everett l’aide en préparant ses panneaux de masonite et en appliquant une partie de la sous-couche de ses tableaux. Il finit par contribuer aux images elles-mêmes, peignant une partie de l’arrière-plan et remplissant la couleur de certaines figures centrales. Néanmoins, la production de l’artiste a ralenti. Pour ses thèmes principaux comme les bœufs, les chats et les ponts couverts, elle s’aide quelque peu en commençant à utiliser des pochoirs en carton préparés par Everett. Celui-ci entreprend de peindre ses propres tableaux, sous l’influence de l’art de Lewis, et il recourt souvent aux mêmes pochoirs qu’il fait pour elle. Dans des œuvres comme Sailboat (Voilier), 1975, Everett expérimente un sujet que Maud a représenté à de multiples reprises, comme nous pouvons le voir dans sa peinture Untitled [Ship at Dock] (Sans titre [bateau à quai]), années 1960. Pendant les dernières années de sa vie, elle travaille dans une roulotte usagée installée à côté de la maison, un aménagement qui lui permet d’avoir plus d’espace. Cependant, la douleur associée à son arthrite ne cesse de s’accroître et peindre devient de plus en plus pénible.
En 1968, Lewis tombe et se fracture la hanche, et par la suite, sa santé décline rapidement. Malgré tout, même hospitalisée, elle réalise des cartes pour ses infirmières. En 1970, elle meurt à l’hôpital et est ensuite enterrée dans la concession funéraire familiale d’Everett à Marshalltown. Son nom, inscrit sous celui d’Everett et de ses parents, est Maud Dowley.
C’est Everett Lewis qui contrôle l’argent dans leur maison et, à la fin de la vie de Maud, il a la réputation d’être avare – des rumeurs ont circulé selon lesquelles il avait enfoui de l’argent dans la cour ou sous les planchers. Après le décès de sa femme, il dépense encore moins et laisse la propriété tomber en ruine. Lorsque Everett a quatre-vingt-six ans, un jeune homme s’introduit dans la maison à la recherche du prétendu trésor. Everett le surprend et est tué dans la lutte qui s’ensuit. Il laissera plus de 22 000 $ dans un compte bancaire à Digby, ainsi que des pots Mason remplis d’argent cachés sur la propriété. Lance Woolaver estime qu’à sa mort, Everett possédait environ 40 000 $.
Après la mort d’Everett, la maison et le terrain ont été légués à l’un de ses proches, qui les a vendus à la Maud Lewis Painted House Society en 1980. Bien que la maison ait été acquise plus tard par le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, la société a convenu qu’il fallait orner le site d’une sorte de mémorial. En 1997, elle a reçu une proposition de structure commémorative conçue par Brian MacKay-Lyons, qui a offert de faire don de ses services. Le design, une structure d’acier, avec des taches de couleurs vives provenant de la cheminée rouge qui est illuminée de l’intérieur, est destiné à souligner la pauvreté sombre de l’existence de Lewis, qu’elle a surmontée grâce à son art.
À son décès, Maud Lewis est l’une des artistes néo-écossaises les plus célèbres, ses rubriques nécrologiques la décrivent comme une « artiste au style primitif de renommée internationale » et disent que « dans le milieu artistique, les critiques ne tarissaient pas d’éloges à l’égard de son style primitif et de l’éclatement des couleurs dans ses tableaux ». Le sous-titre de l’article du Halifax Chronicle indique simplement, « Elle a acquis une renommée internationale ». Pendant les années suivantes, sa popularité ne fait qu’augmenter. Les tableaux qu’elle vendait cinq dollars atteignent maintenant des dizaines de milliers de dollars dans les ventes aux enchères et ses œuvres sont exposées dans des musées d’art réputés partout au Canada. Elle est reconnue pour son sourire et pour sa persévérance face à la pauvreté, à l’invalidité et à la douleur chronique. Sa vie n’a pas toujours été heureuse et comporte en effet de grandes parts d’ombre. Malgré tout cela, ses tableaux témoignent de son optimisme et de son courage devant l’adversité. Comme elle le dit lors de l’émission Telescope en 1965, « Je suis satisfaite ici. Je n’aime pas beaucoup voyager de toute manière. Satisfaite. Juste ici dans ce fauteuil. Tant que j’ai un pinceau devant moi, je vais bien ».