Marion Nicoll est reconnue comme une pédagogue et une artiste influente, qui a contribué à propulser la scène artistique de Calgary vers la modernité. Elle devient une peintre de renommée nationale, malgré les conditions d’inégalité imposées aux femmes et le fait qu’elle n’ait pu enseigner que le design et l’artisanat. Elle trouve toutefois des moyens d’intégrer la peinture à ses cours et son rôle de mentore auprès des élèves se fait sentir pendant au moins trois générations. Travaillant pratiquement en vase clos, à l’écart des artistes qui explorent des formes d’art expérimentales, elle demeure fidèle à l’abstraction, ce qui lui permet d’obtenir une reconnaissance au Canada, en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
Équilibre entre beaux-arts et artisanat
Marion Nicoll entreprend sa carrière à un moment où règne dans le monde des arts une division marquée entre ce qu’on appelle communément les « beaux-arts » et l’« artisanat ». De nos jours, nombre d’artistes contemporains sont grandement respectés pour leur travail avec des matériaux comme les tissus et l’argile. À l’époque, Nicoll se heurte plutôt à un système artistique axé sur la discipline et façonné par les politiques de genre, où la peinture, la sculpture, les arts d’impression et l’architecture jouissent d’une plus grande notoriété que toute autre pratique, dont l’art textile, la céramique, les perles, les bijoux et les travaux d’aiguille.
Au Canada, de toute évidence, les institutions artistiques officielles, notamment la première société artistique nationale, l’Académie royale des arts du Canada (ARC), respectent ces hiérarchies. Dans la constitution établie lors de sa fondation en 1879, l’ARC reconnaît « la peinture, la sculpture, l’architecture, la gravure et les arts industriels », tandis que les œuvres d’autres disciplines, dont une grande part relève du vaste domaine de l’artisanat, sont considérées comme secondaires. Le document explique aussi qu’« [a]ucun ouvrage à l’aiguille, fleur artificielle, papier découpé, ouvrage en coquillage, modèle en cire colorée ni aucune autre prestation de ce genre ne sera admis dans l’exposition de l’Académie canadienne ». Ces divisions sont accentuées par le fait que ce sont généralement des femmes qui se spécialisent dans les formes d’art exclues et qu’elles n’ont pas le même accès que les hommes aux beaux-arts ou aux emplois professionnels rémunérés. Leur travail est automatiquement relégué au second plan et on attend d’elles qu’elles restent en dehors des arènes masculines sans remettre en cause le statu quo.
Avec la formation de Nicoll viennent les premiers défis systémiques qui jalonnent le parcours des femmes artistes. En 1926, à l’Ontario College of Art (OCA, aujourd’hui l’Université de l’ÉADO), où elle commence ses études sous la direction d’un groupe de professeurs masculins, elle suit des cours de dessin, de peinture et de batik. Plus tard, au Provincial Institute of Technology and Art (PITA), elle choisit un programme concentré sur la peinture, discipline dans laquelle elle laissera finalement son héritage. Après l’obtention de son diplôme, Nicoll sait très bien qu’elle requiert une formation plus solide en artisanat pour être employée en tant que femme. En 1937-1938, elle s’engage dans des études plus approfondies des textiles, du tissage, de la reliure, de la mosaïque et de la poterie à la Central School of Arts and Crafts (aujourd’hui le Central Saint Martins), à Londres, en Angleterre. Dès son retour à Calgary, elle reprend l’enseignement au PITA, où elle donne des cours de décoration de tissus et de travail du cuir. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, elle est nommée responsable du programme d’artisanat qui acquiert, sous sa direction, une reconnaissance nationale. Dès lors, elle devient une pédagogue et une praticienne sérieuse, jonglant entre la peinture et le travail des tissus, métaux et arts d’impression.
Nicoll est une porte-parole importante du mouvement artisanal en Alberta et une figure de proue de la renaissance de l’art ancien du batik, ou peinture à la cire. Non seulement prend-t-elle au sérieux la profession artisane, mais elle remet également en question ses conventions de genre en encourageant ses étudiants masculins à explorer les textiles. Sa participation au jury de l’exposition annuelle Albertacraft (Métiers d’art Alberta), en 1963, témoigne de son rôle de premier plan en faveur d’un changement de perception de l’artisanat à considérer comme une forme d’art légitime. Lors de l’Albertacraft de 1965, elle fanfaronne : « L’auteure a vu de nombreuses expositions d’artisanat sur ce continent et à l’étranger et peut affirmer que celle-ci [est] l’une des meilleures… cela n’a rien à voir avec un bazar local. »
Pour Nicoll, l’artisanat n’est pas qu’un moyen de gagner sa vie, c’est aussi un domaine qu’elle cherche à développer et à défendre, et pour lequel elle aspire à établir de nouvelles normes d’excellence. Elle fait preuve d’un engagement soutenu envers ces objectifs, depuis son éducation la plus précoce jusqu’à la création de son dernier batik en 1967. Dans un processus créatif fluide, ses textiles sont inspirés de ses réalisations à l’aquarelle, à l’huile et au dessin, et elle considère que toutes ses œuvres sont dignes d’intérêt. Ses écrits les plus importants célèbrent l’artisanat, comme l’atteste cette déclaration dans un article : « Les musées du monde entier regorgent de ce type d’œuvre. » À cet égard, le gouvernement de l’Alberta, et d’autres, la considère comme une experte dans le domaine.
Héritage pédagogique
De 1933 à 1965, Marion Nicoll enseigne de façon régulière au Provincial Institute of Technology and Art (PITA), à l’exception des années 1937 et 1959, où elle poursuit ses études à Londres et à New York, et pendant six ans après son mariage en 1940. Durant la majorité de cette période, elle est la seule femme artiste au sein du personnel. En référence à ses dernières années au collège, qui compte à ce moment cent soixante-cinq enseignants, elle déclare : « Ne les laissez pas vous faire croire que les femmes sont égales en matière d’emploi […] Quand je suis partie de là, il fallait le temps d’un homme et demi pour faire ce que je faisais. »
Au PITA, Nicoll dirige l’école d’artisanat, et non l’école de peinture, dont la direction était toujours confiée à des hommes. Malgré cela, elle a consacré toute sa vie à cet art pour lequel elle figure parmi les artistes du personnel les plus célèbres au pays. Dans le programme de 1947-1948, James Dichmont (1875-1962) et James Stanford Perrott (1917-2001) sont désignés comme enseignants en dessin et en peinture. Nicoll, elle, porte le titre d’enseignante en céramique, mais son profil est illustré par l’un de ses paysages à l’aquarelle.
L’obtention du poste de direction par Perrott, un de ses anciens élèves, a certainement irrité Nicoll; comme elle, il expérimente le paysage à la fin des années 1940. Après son décès en 1985, Perrott déclare qu’elle était « le roc sur lequel chacun s’appuyait en commençant à faire de l’art ». Après 1948, le PITA se développe et la lignée d’enseignants au sein de l’École de peinture comprend notamment Henry G. Glyde (1906-1998), Walter Phillips (1884-1963), Illingworth Kerr (1905-1989) et Ron Spickett (1926-2018). Malgré les inégalités à l’égard des femmes, Nicoll persiste et lègue un impressionnant héritage pédagogique. Elle a également guidé plusieurs diplômés accomplis tout en défiant les normes liées au genre et en maintenant un équilibre avec sa propre carrière artistique.
Nicoll s’investit pour transmettre à ses élèves des fondements solides dans une grande variété de matériaux et de moyens d’expression, ainsi qu’une compréhension approfondie des éléments formels de l’art. Son cours, intitulé Design et artisanat, comprend le travail avec le batik, l’impression en sérigraphie, au pochoir et en relief (taille d’épargne), la teinture sur nœuds, la joaillerie et le cuir. Il est axé sur le développement des compétences en accordant une attention particulière au rythme, à l’équilibre, à l’opposition, à l’harmonie, à la ligne, au ton et à la texture. Les conférences de Nicoll sur la couleur mettent l’accent sur l’étude de son histoire et de ses effets psychologiques. Elle insiste pour que ses élèves connaissent bien les théories d’Albert H. Munsell (1858-1918), qui préconise une compréhension des rôles de la teinte (couleur), de la valeur (couleur claire ou sombre) et de la saturation (couleur intense ou faible).
Pour Nicoll, l’enseignement est avant tout un moyen de soutenir sa pratique artistique et de gagner sa vie. Elle prend cependant ses responsabilités pédagogiques au sérieux et demeure fermement convaincue que « personne ne peut vous apprendre à devenir artiste. Absolument personne. Toute cette histoire d’enseignement de techniques est une absurdité, car une technique est un “résultat” et non un début ». Lorsqu’on lui demande ce qui fait un grand pédagogue, elle répond : « C’est la capacité d’inspirer ses élèves. » Nicoll estime que son soutien le plus décisif est de favoriser l’expression de soi. De l’automatisme, elle apprend que le moi intérieur est une source d’où peut jaillir cette voix, elle encourage donc ses élèves à explorer leur intériorité.
En tant qu’enseignante, on se souvient de Nicoll comme d’une force irrésistible qui « n’endurait ni les fainéants ni les prima donna dans ses groupes ». Comme le rappellent les étudiants George Mihalcheon (1924-2011) et George Wood (né en 1932), « elle faisait peur à tout le monde ». ManWoman (1938-2012), qui a suivi ses cours de batik, la considérait comme son enseignante préférée. « Elle m’a donné un sens aigu du design […] Elle m’a aidé à découvrir mon originalité et à croire en moi. Je suis resté très proche de Marion et j’avais une relation particulière avec elle. » Luke Lindoe (1913-2000), étudiant en céramique, attribue à Nicoll la création du programme de céramique, ainsi que sa croissance.
John K. Esler (1933-2001) trouvait qu’elle était « la plus impressionnante de l’ensemble du personnel. Elle était une force vive […] à une époque où les femmes obtenaient difficilement des emplois dans ce domaine. Sa force de caractère et sa détermination à atteindre l’excellence ont fait d’elle une personne très puissante à Calgary et en Alberta ». Selon Perrott, « c’est son exemple subjectif et son intérêt envers les gens qui ont fait la différence. Elle m’a soutenu alors que j’étais en difficulté, et m’a fait découvrir la joie de l’art dans ma tête et dans mon cœur. Dans le monde de l’art, souvent si mécanique et matériel, elle avait des valeurs aristocratiques et civilisées ».
Lutte contre la discrimination
Confrontée au sexisme professionnel dans sa propre carrière, Nicoll soutient les autres personnes aux prises avec des obstacles systémiques, dont ceux relevant de la race. Elle défend l’artiste dénésuline Alex Janvier (né en 1935) lorsqu’il est victime de racisme de la part du ministère des Affaires autochtones, qui tente de le forcer vers l’art commercial plutôt que les beaux-arts en menaçant de lui retirer son soutien financier. Nicoll se joint à lui pour combattre le ministère jusqu’à ce qu’il soit autorisé à étudier la peinture. La série Subconscious (Inconscient), 1960, résulte des enseignements sur l’automatisme que Janvier reçoit de Nicoll , lui qui sera par la suite reconnu pour ses abstractions lyriques et son imagerie des pensionnats autochtones.
Nicoll est célèbre pour avoir défié les normes de genre. La peintre Carroll Taylor-Lindoe (anciennement Moppett, née en 1948) se souvient : « Personne ne sait vraiment ce qu’elle a dû faire pour conserver son poste. Un grand nombre de femmes de mon âge et plus âgées sont heureuses qu’elle ait été là. Beaucoup d’entre nous pensaient qu’elle n’était pas au bon endroit à Calgary, mais nous lui sommes redevables d’y être restée. » Nicoll encourage également ses étudiants masculins à créer des œuvres d’art sur tissu, un domaine traditionnellement associé aux femmes. Ainsi, Derek Whyte dirigera plus tard un programme d’artisanat pour le gouvernement du Nouveau-Brunswick. La sculptrice Katie Ohe (née en 1937) – dont les sculptures biomorphiques, telles que Puddle I (Flaque I), 1976, sont en fait des œuvres automatiques cinétiques – a déclaré sans ambages que « Marion Nicoll est à l’origine de tout ce que l’art est aujourd’hui à Calgary ».
Nicoll trouve des moyens d’enseigner la peinture et d’autres formes d’art abstrait, en dépit de sa situation officielle de directrice de l’école de céramique. Dans son cours de peinture au doigt, elle enseigne la méthode chinoise de la dynastie Tang qui, explique-t-elle, « inculque le rythme et l’expression à main levée » et dont les résultats « sont évidemment des abstractions », concède-t-elle. De même, ses cours d’impression avec cylindres à cordes et de construction en métal et en fil de fer permettent la création d’abstractions. En 1963, un article de Jenni Morton intitulé « Painter Teaches Craft Classes » offre une tribune publique à Nicoll, qui affirme qu’elle « aurait préféré enseigner la peinture plutôt que l’artisanat ». Une autre occasion de parler de son « succès ailleurs, mais pas à Calgary » se présente rapidement et, lorsqu’elle déclare que « tout ce que je demande de la vie est de peindre », elle laisse entendre que sa patience envers l’enseignement est limitée. Elle travaille alors sur une vaste série de peintures, comme l’attestent Ritual I (Rituel I), 1962, et Ritual II (Rituel II), 1963.
Le 30 décembre 1965, Nicoll remet sa démission. Elle témoigne : « L’enseignement ne me dérangeait pas du tout. Ce qui me dérangeait, c’était toutes les bêtises qui allaient avec. Les cloches, les rapports, la hiérarchie, la discipline. » Elle annonce au directeur adjoint du collège que ce sera soit la retraite, soit un congé de maladie. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle réalise à quel point ses collègues l’apprécient. Le directeur Illingworth Kerr lui répond : « Je crois que la qualité d’une école d’art n’est pas constante et qu’elle est, à tout moment, la somme des personnes qui y enseignent et de leur capacité à partager leur expérience; nous devons donc exclure que “n’importe qui puisse être remplacé”. Votre qualité individuelle en tant que professeure est irremplaçable. »
En janvier 1966, sa carrière d’enseignante terminée, elle peut enfin se consacrer à l’art à temps plein. La Marion Nicoll Gallery, faisant partie de ce qui est devenu l’Université des arts de l’Alberta, est nommée en son honneur, en reconnaissance de sa remarquable carrière d’enseignante, et est reconnue pour présenter des expositions de travaux étudiants.
Renforcement de la communauté
L’évolution moderne de la communauté artistique de Calgary a été enrichie par l’art de Nicoll, par son engagement dans diverses organisations, par son service public et par l’ouverture de sa maison de Bowness au public. En plus d’être membre du Calgary Sketch Club (CSC) et de l’Alberta Society of Artists (ASA), elle se joint à des collectifs informels, dont les Women Sketch Hunters of Alberta et le Groupe de Calgary, qui se consacrent à l’expression moderne. Nicoll a également été une voix importante du soutien au travail dans les domaines de l’artisanat et du design, en participant à l’établissement d’une infrastructure artistique, à des démonstrations publiques, au processus de sélection d’expositions, au travail de comités bénévoles, ainsi que par ses écrits et ses expositions.
En 1958, avec Mary Dover, conseillère municipale de Calgary, Nicoll participe à la création de l’un des premiers points de vente locaux d’artisanat de qualité fait à la main, la Log Cabin, sur l’île St. George, dans la rivière Bow. Ses entretiens publics permettent de documenter les procédés de fabrication du batik, de la céramique et de la sérigraphie, et elle parle avec fierté du succès des œuvres en batik de ses élèves. Sa publication Batik (1953) est l’une des quatre brochures publiées par le service des activités culturelles du gouvernement de l’Alberta. Dans son essai intitulé « Crafts in the Community [L’artisanat dans la communauté] », Nicoll souligne l’excellence en design et le désir d’entretenir le « lien de parenté entre l’artiste et l’artisan du passé et les autres qui travaillent ailleurs dans le monde ». Parmi ses objectifs, elle souhaite que « l’artisanat produit dans cette province porte l’empreinte indéniable de ce pays et de son peuple ».
Nicoll offre bénévolement ses services à des organisations à Calgary, Edmonton et Montréal. Dans la première ville, elle a été organisatrice, présidente et jurée de la série d’expositions annuelles intitulées Albertacraft (Métiers d’art Alberta). L’édition de 1963 comprend des œuvres provenant de partout au Canada et la déclaration de Nicoll à titre de jurée indique que « l’emploi des matériaux […] démontre plus d’imagination […] et la qualité des œuvres s’améliore de façon constante ». Nicoll a également été juge pour les bourses d’études du gouvernement de l’Alberta, membre du Alberta Visual Arts Board et conseillère auprès de la Canadian Handicrafts Guild (aujourd’hui La Guilde).
Nicoll estime que l’artiste a en outre un rôle essentiel à jouer dans l’aménagement public, notamment dans les environnements urbains. Pour Environment ‘69 (Environnement 1969), une exposition collective interdisciplinaire d’artistes et d’architectes succédant à l’ancienne Albertacraft, elle développe un concept d’aire de jeux pour enfants comprenant un labyrinthe, une unité murale mobile, un mur collectif, une structure pour grimper et glisser, une balançoire et une barre d’escalade combinées ainsi qu’une zone de rochers naturels. Nicoll est guidée par trois objectifs : créer un endroit amusant pour les enfants qui stimule leur désir naturel pour le jeu, l’aventure, l’innovation et la fantaisie; établir un point de convergence qui met le quartier en valeur à tout moment de la journée et de l’année; intégrer l’environnement dans le paysage naturel de sorte qu’il souligne le caractère unique du pays. Certains éléments de sa proposition ont été réalisés plus tard pour la Bowness Montgomery Day Care Association, à Calgary, mais ils n’ont hélas pas survécu. Les plans de Nicoll démontrent comment elle adapte ses expériences de l’abstraction sur support bidimensionnel à la troisième dimension : elle adopte une approche géométrique pour The Maze (Le labyrinthe), v.1969, un espace où les enfants peuvent grimper et ramper, et conçoit un jeu de formes organiques pour Natural Rock Area (Zone de rochers naturels), v.1969.
Pendant plusieurs décennies, les Nicoll ouvrent leur maison de Bowness pour accueillir les visiteurs et les visiteuses, et encourager les conversations sur l’art. Cette générosité, cet esprit communautaire, engendrent une foule de bons souvenirs. Janet Mitchell (1912-1998), une amie de longue date, se souvient de la fréquence à laquelle le couple d’artistes organisait des réceptions champêtres estivales : « Longtemps après avoir quitté l’université, les élèves de Nicoll se rendaient chez elle pour obtenir des conseils, une lettre de recommandation ou simplement pour une conversation intéressante […] Même les connaissances [des Nicoll] étaient extraordinaires. Leurs amitiés étaient, et sont toujours, des plus variées, de toutes conditions et de toutes positions. Lorsqu’on recevait quelqu’un de l’extérieur, on l’emmenait invariablement chez les Nicoll, et c’était généralement une visite mémorable. »
Abstractionniste en vase clos
Depuis ses premiers paysages jusqu’à ses dernières abstractions, Nicoll pratique constamment la peinture et à la fin des années 1950, celle-ci devient sa force motrice, la voie par laquelle elle aspire à la reconnaissance. « Aujourd’hui, aucune personne saine d’esprit ne deviendrait peintre par choix, elle le devient parce qu’elle doit l’être », fait-elle observer. « Je ne serais rien d’autre. »
Étant donné l’endroit où Nicoll a travaillé, sa persévérance dans la pratique de l’automatisme est une remarquable réussite. Après le départ de Jock Macdonald (1897-1960) pour Toronto en 1947, elle demeure seule en Alberta à cultiver cette approche, menant des expérimentations dans les œuvres connues sous le titre Untitled [Automatic Drawing] (Sans titre [Dessin automatique]), 1948. Son approche est très éloignée de celle des surréalistes européens comme Francis Picabia (1879-1953), Jean Arp (1886-1966), Salvador Dalí (1904-1989), André Masson (1896-1987), Max Ernst (1891-1976) et Grace Pailthorpe (1883-1971), qui produisent des dessins automatiques. Par des méthodes telles que le frottage, le gribouillage, le collage et la collaboration, ces artistes élargissent considérablement les possibilités du dessin. Comme le fait remarquer Leslie Jones, conservatrice associée au département des estampes et des dessins du Los Angeles County Museum of Art, les surréalistes favorisent une démarche fondée sur la « liberté, [soit] la capacité d’essayer de nouvelles choses à tout moment, d’accepter de se tromper, de faire des erreurs, d’emprunter une voie différente ». De même, Nicoll apprécie le fait que « l’erreur est impossible dans le dessin automatique ».
Nicoll tourne son regard vers des artistes établis, notamment les Russes Wassily Kandinsky (1866-1944) et Marc Chagall (1887-1985), qu’elle considère comme les premiers abstractionnistes automatiques. Elle lit des articles sur ses pairs dans le magazine Canadian Art, qui présente des artistes automatistes et surréalistes de Montréal, dont Paul-Émile Borduas (1905-1960), Jean Paul Riopelle (1923-2002), Marcelle Ferron (1924-2001) et Jean-Philippe Dallaire (1916-1965). Elle connaissait le manifeste Refus global (1948) des Automatistes et a probablement remarqué l’inclusion de femmes dans le groupe, dont Madeleine Arbour (née en 1923), Muriel Guilbault (1922-1952), Thérèse Renaud (plus tard, Thérèse Leduc, 1927-2005), Françoise Riopelle (1927-2022), Françoise Sullivan (née en 1923) et Marcelle Ferron. Nicoll lit également Vie des arts pour comparer son travail avec celui de la scène artistique montréalaise. Elle garde à portée de main l’ouvrage Experiment in Depth (1955) du psychologue britannique P. W. Martin, qu’elle chérie comme un outil d’autoanalyse précieux, car il encourage l’enregistrement des rêves provenant de l’inconscient.
Grâce à ses œuvres automatiques, Nicoll affine sa démarche créative en deux temps, qui consiste à accéder à l’inconscient pour réaliser des images. Lorsqu’elle se tourne vers la peinture hard-edge en 1959, pratique inaugurée par des œuvres comme Thursday’s Model (Le modèle de jeudi), 12 mars 1959, et Alberta VI, Prairie, 1960, elle ajoute une troisième étape à sa méthode, soit observer le monde extérieur; puis elle se tourne vers l’intérieur pour distiller, trier et ordonner la chose vue et, enfin, incarner ces images en peinture. Experiment in Depth de Martin a certainement aidé Nicoll à développer sa capacité à s’engager dans un processus de va-et-vient entre les mondes intérieur et extérieur par l’entremise de ce qu’il appelle le retrait et le retour, exactement ce qu’elle a vécu en tant qu’artiste abstraite. Nicoll explique les étapes deux et trois de sa méthode : « Lorsque je peins, je mobilise toute ma faculté critique […] En peignant, on accepte et on rejette constamment des éléments […] Ensuite, on fait appel à sa capacité critique véritable et on décide […] si c’est bon ou mauvais […] On utilise toute la personne. Impossible d’être uniquement intuitif, pas plus qu’on peut se contenter d’être seulement psychologique. »
L’automatisme, par lequel Nicoll est allée à la rencontre de sa réalité intérieure, soit la capacité de se retirer du monde extérieur pour y revenir ensuite en tant qu’artiste exposante, demeure en elle. Elle ne libère jamais ses peintures du monde réel pour qu’elles ne soient que formes et couleurs pures, car l’environnement ne cesse de compter pour Nicoll. L’abstraction est son langage, car elle est en phase avec son époque : la modernité.
Selon Ann Davis, ancienne directrice du Nickle Arts Museum de l’Université de Calgary, les abstractions de Nicoll sont également des compositions profondément spirituelles qui s’expriment par le silence et l’alchimie. Comme l’explique Davis, l’alchimie est une philosophie basée sur la transformation de la matière et l’abstraction est un moyen d’articuler le spirituel. L’abstraction convertit le physique en métaphysique et permet de dévoiler le monde intérieur. S’appuyant sur les idées de Kandinsky que sont le réalisme total (la transmutation de l’objet matériel) et l’abstraction totale (le silence sur le monde), Nicoll réduit l’artistique à sa plus simple expression et « l’art ne représente plus, il présente ».
Lorsque Nicoll opère sa transition vers l’abstraction hard-edge, elle continue de travailler en vase clos, un problème aggravé à son retour à Calgary après son année new-yorkaise. Le genre continue d’ailleurs d’être une entrave sociale à l’inclusion au sein du mouvement de la peinture hard-edge. Sur le plan géographique, Nicoll est loin des Plasticiens, le groupe de praticiens du hard-edge au Québec qui ne compte aucune praticienne. Elle participe bien aux expositions biennales de la peinture canadienne de la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada, MBAC) en 1963, 1965 et 1968, qui lui permettent enfin d’accéder à la scène nationale, mais elle est, dans les trois cas, la seule femme artiste originaire de l’Alberta. La représentation totale des femmes dans ces expositions ne se situe qu’entre dix et douze pour cent du total des exposants.
À cette époque, l’artiste féministe canadienne de la relève, Joyce Wieland (1930-1998), est également invitée à participer à l’exposition biennale de 1965. Par hasard, Wieland et Nicoll sont toutes deux passées à l’abstraction en 1959, mais elles ne semblent pas s’être rencontrées. En 1968, à l’époque où William C. Seitz (1914-1974) déclare que l’abstraction pure et dure est « un style essentiel, sinon le style de notre temps », Nicoll n’est probablement plus la seule à explorer ce langage, mais elle reste l’une des rares femmes à le pratiquer en Alberta. Même si elle expose à la Vincent Price Gallery de Chicago en 1968, elle ne réintègrera jamais la scène hard-edge des États-Unis après son passage à New York.
Nicoll considérait sa pratique de la peinture hard-edge comme son héritage artistique le plus important, il est donc regrettable qu’elle ait été interrompue par l’arthrite à l’âge de soixante-trois ans. Après 1971, lorsqu’elle arrive à supporter son inconfort physique, elle dessine et réalise des estampes. Parmi ses dernières œuvres connues figure l’estampe Self Portrait (Autoportrait), 1979, créée pour accompagner la première monographie sur sa vie et son art, Marion Nicoll: R.C.A. Comme plusieurs de ses estampes, cette image est une extension de sa pratique picturale, s’inscrivant en continuité avec l’huile Self Portrait (Autoportrait), peinte à New York en 1959. Ce n’est pas une coïncidence si elle choisit ces deux images pour mettre fin à sa pratique et clore deux décennies de parcours féministe. En 1959, lorsqu’elle peint Autoportrait à la manière hard-edge, elle place consciemment son moi au centre du tableau. Cette année-là, avec sa première exposition individuelle, elle devient également une abstractionniste publique. Jusqu’à la fin de sa vie, c’est sa peinture hard-edge qui lui apporte la reconnaissance et c’est le langage par lequel elle veut qu’on se souvienne d’elle.