Margaret Watkins est connue pour ses natures mortes photographiques modernistes représentant des objets domestiques. Sa technique repose sur le sens graphique de la composition, l’artiste recourant souvent à la répétition d’angles ou de courbes. Dans la tradition pictorialiste, elle privilégie les contrastes faibles et une vaste gamme de tons, notamment en produisant des tirages au platine ou au palladium. Son sens de la conception moderniste, voire cubiste, crée une nouvelle façon de voir le quotidien et un nouveau langage photographique pour la publicité. Sous l’influence européenne, Watkins perçoit des motifs géométriques dans les sujets industriels et des juxtapositions ironiques dans les scènes de rue.
Pictorialisme
Bien que Margaret Watkins soit avant tout une photographe moderniste, le contexte historique de ses premiers travaux relève du pictorialisme : la pratique photographique de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle qui cherche à se mesurer aux beaux-arts et à les imiter en misant sur des techniques picturales fondées sur la lumière plutôt que sur l’huile. Watkins commence à travailler comme aide-photographe à Boston en 1913, mais c’est en juillet 1914 qu’elle s’initie à la photographie en tant qu’art, alors qu’elle étudie à la Seguinland School of Photography de Clarence H. White (1871-1925), au Maine. Sa première commande survient le mois suivant, lorsqu’on fait appel à ses services pour photographier une pièce de théâtre en plein air dans la communauté Arts and Crafts du camp Lanier, où elle travaille de façon intermittente depuis 1911.
Le camp Lanier se veut un antidote à la vie industrielle et urbaine moderne en proposant une vie plus simple et spirituelle, et un retour à la nature et à l’art. La série de pièces bibliques du camp, jouées dans la forêt de pins environnante, exige une représentation « picturale ». Watkins est déjà impliquée en tant que costumière dans ces productions, mais une fois devenue photographe, elle se charge de réaliser des images pour une publication du camp, lesquelles constituent alors de parfaits exemples de créations pictorialistes, comme Hannah, 1916 – en l’occurrence, avec leur sujet biblique, l’exploitation du flou artistique, le jeu de lumière et le cadre naturel.
Clarence H. White, avec Alfred Stieglitz (1864-1946), est l’un des cofondateurs de Photo-Secession, un groupe créé en 1902 qui se démarque des clubs amateurs habituels et qui insiste sur le fait que la photographie est un art expressif plutôt qu’un moyen technique de documenter un objet ou une scène. Le mouvement se démarque par ses représentations tendres et artistiquement floutées de scènes domestiques et de sujets captés dans la nature. Certaines des premières œuvres de Watkins recourent aux effets de flou artistique et confèrent une atmosphère éthérée à des portraits domestiques, tels que Josephine in Sunlight (Josephine au soleil), v.1916, ou à des scènes naturelles, telles que son étude de coquelicots Untitled [Poppies] (Sans titre [Coquelicots]), v.1920.
Néanmoins, comme le souligne l’historienne de l’art Anne McCauley, les expériences esthétiques de White impliquent certaines techniques modernistes, comme la mise en œuvre de l’espace vide notamment dans Drops of Rain (Gouttes de pluie), 1902. Il transmet également à ses élèves les principes de composition développés par Arthur Wesley Dow (1857-1922), son collègue au Columbia College. Le livre influent de Dow, Composition (1899), s’appuie sur son étude de la peinture et des estampes japonaises. Il plaide en faveur de la qualité du notan dans un tableau, soit l’agencement des masses claires et sombres et l’attention particulière portée aux lignes verticales et horizontales dans la nature. La composition de Watkins, Evening (Soir), 1923, possède cette qualité japonaise, avec ses arbres verticaux et ses bandes horizontales de terre, d’eau et de ciel aux tons variés.
Les pictorialistes vont jusqu’à imiter des peintures spécifiques dans leur composition, leurs représentations et leurs tonalités. White et Alice Boughton (1866-1943), pour qui Watkins travaille de 1915 à 1919, composent tous deux leurs photographies de genre avec des costumes. La photographie de Watkins Dutch Girl Reading [Olivette Falls] (Jeune fille néerlandaise lisant [Olivette Falls]), 1918, imite les peintures du dix-septième siècle en représentant la jeune fille en dévotion, portant des vêtements qui rappellent ceux de l’époque, et éclairée par la lumière en clair-obscur glissant sur son visage. En 1923, le portrait que fait Watkins de son amie Verna Skelton se compare à celui que compose Julia Margaret Cameron (1815-1879) de Julia Stevens, la mère de l’écrivaine moderniste Virginia Woolf, avec son visage isolé sur un fond sombre.
Caméras et procédés d’impression
L’invention et la commercialisation du petit appareil photo portatif Kodak au début du vingtième siècle entraînent l’explosion de la photographie de loisir, en particulier chez les femmes. Cependant, les photographes d’art préfèrent les appareils à plus grande visée, qui permettent de voir l’image qui va être capturée. Au début de sa carrière, Watkins se sert d’un appareil photo emprunté, de 4 sur 5 pouces, mais en 1916, elle achète un appareil de 6½ sur 8½ pouces, comparable à celui qu’utilise Clarence H. White, son professeur.
Au moment où elle s’installe en Europe en 1928, Watkins possède deux appareils photo : son Graflex et un « nouveau petit appareil allemand portatif ». Dans sa correspondance avec ses proches, elle évoque sur un ton teinté d’autodérision avoir délaissé la photographie, notant qu’il y a « de la poussière sur le Voightlander [sic] et de la rouille sur le Graflex ». Elle note également le numéro de série de son objectif « Bausch and Lomb ‘Tessar’ » dans son carnet d’adresses. Dans un film muet de 1933, tourné par Peter Le Neve Foster lors du voyage de la Royal Photographic Society à Moscou, on aperçoit Watkins avec une caméra à l’épaule. Bien que la marque de l’appareil ne se laisse pas deviner, sa photographie parisienne d’un phare d’automobile, Untitled [Self-Portrait] (Sans titre [Autoportrait]), 1931, se transforme en autoportrait en nous renvoyant le reflet de son image.
En 1925, Watkins rappelle à ses collègues du Zonta Club, dans une conférence intitulée « How My Art Enriches Life [Comment mon art enrichit la vie] », le travail (et le danger) que représente la pratique de la photographie : « Il y a le côté technique, discret et complexe, qui exige patience, persévérance et précision. Vous retroussez vos manches, vous jouez avec le poison – en évitant les situations périlleuses avec le cyanide – et vous travaillez dans l’eau glacée jusqu’à avoir la main morte au poignet. » Les photographies anciennes sont appréciées pour la qualité de leur impression à la main, et il existe de nombreux procédés chimiques de développement et de tirage avec des métaux précieux sensibles à la lumière. Watkins maîtrise puis enseigne la plupart des procédés expérimentés par les photographes pictorialistes, grâce à son travail d’assistante dans des studios de portrait à Boston et à New York, et à sa formation à la Clarence H. White School of Photography.
Son œuvre comprend des tirages exécutés à l’aide de divers procédés, notamment au bromure, au chlorure, au platine et à la gélatine argentique. Cependant, tout comme Clarence H. White, elle préfère les procédés qui permettent une large gamme de gris plutôt que de forts contrastes. Sunset, Canaan (Soleil couchant, Canaan), qu’elle présente lors de son exposition personnelle au Art Center en 1923, est un kallitype de grand format qui démontre l’effet de l’oxalate ferrique, employé dans le procédé, dont la sensibilité à la lumière favorise la définition des ombres. Mais Watkins est connue pour la qualité de ses tirages réalisés avec les métaux précieux rares que sont le platine et le palladium. Dans son exposition de 1923, trente-huit des cinquante-quatre photographies sont des tirages permanents au palladium, dont The Negative (Le négatif), 1919, et Woolies (Lainages), v.1920. Le procédé d’époque consistant à déposer du platine sur le papier photographique est enseigné à l’école de White. Nécessaire à l’industrie et à l’armement, le platine n’est plus disponible à un prix abordable à la fin de la Première Guerre mondiale. On passe alors au palladium qui, par un heureux hasard, produit des tons plus chauds. Mais le palladium devient lui aussi trop cher. Lorsque Watkins s’installe à Glasgow en 1928, elle n’utilise plus que la gélatine argentique, mais cherche toujours à obtenir une gamme de tons, comme le démontre Reconstruction, Dining Hall & Workers’ Flats Opposite Kremlin (Reconstruction, salle à manger et logements pour les ouvriers en face du Kremlin), 1933.
Composition moderniste
Au cours de ce premier été à la Seguinland School of Photography de Clarence H. White, Watkins travaille également avec le peintre moderniste Max Weber (1881-1961), dont l’enseignement de la composition et de l’histoire de l’art s’appuie sur les principes cubistes. Selon lui, la photographie est un art bidimensionnel qui doit se construire à partir de lignes, de courbes et d’angles. Weber a vécu en France où il a été influencé par les compositions de Paul Cézanne (1839-1906), et en particulier par sa conception voulant que toute forme soit issue de trois formes géométriques : le cylindre, la sphère et le cône.
La photographie Opus 1, que Watkins réalise en 1914, montre un port local avec des bateaux de pêche, mais l’absence d’horizon, la disposition triangulaire des bateaux et du quai, ainsi que l’espace vide au centre de l’image transforment la scène en une étude conceptuelle. C’est d’ailleurs ce qui fait la force de Watkins en tant qu’artiste. En 1921, elle est citée dans Vanity Fair pour avoir « montré des motifs modernistes, ou cubistes, dans la composition ». Comparées à l’art de Constantin Brâncuși (1876-1957) et Pablo Picasso (1881-1973), ses photographies ont été décrites comme des « tentatives réussies d’imposer un motif moderniste sur des tirages réalisés avec l’appareil photo ».
Design — Curves (Courbes – design), 1919, est un exemple de la manière dont l’esthétique de Watkins s’appuie sur des intérêts formels : une photographie d’objets qui tend vers l’abstraction. Pour l’œil formaliste, il s’agit d’une image de formes et d’ombres, de lignes et de courbes, toutes asymétriques. Au centre de la photographie, une ombre triangulaire sombre et arrondie glisse sur les renflements de l’égouttoir en porcelaine. Les courbes se répètent dans la planche ronde, reflétée par son ombre, le bord de l’assiette et la bordure noire. Les lignes diagonales de l’égouttoir sont rappelées dans les lignes du papier peint.
Même les derniers portraits de Watkins sont construits en termes géométriques. Son Portrait of Nina B. — [Abstraction] (Portrait de Nina B. — [abstraction]), 1925, présenté au Salon international de la photographie picturale des Pictorial Photographers of America au Art Center de New York en mai 1925, est décrit comme « un dessin purement géométrique […] qui rappelle l’écriture désaffectée de Gertrude Stein dans Tendres boutons, son recueil de poésie. (Comme ceci : « Une plume est ébarbée, ébarbée par la lumière et l’insecte et le poteau, est ébarbée par se pencher un peu et toutes sortes de réserves montées et de volumes bruyants. C’est sûrement cohérent ».) La photographie de Watkins campe les objets sur le bureau de la publiciste Nina Price sur fond de papier peint Art déco pour évoquer la modernité caractéristique de son modèle. Abat-jour et chapeau, triangles et courbes remplacent le visage et le torse de cette figure d’avant-garde.
Photographie de natures mortes de cuisine
Transposant ses stratégies cubistes dans la sphère domestique, Watkins est considérée comme la créatrice d’un nouveau genre de photographies : la nature morte de cuisine. Elle expérimente dans les espaces de sa vie quotidienne, en plaçant des bouilloires, des couvercles de casseroles et des bouteilles de lait dans l’évier de sa cuisine et en les disposant en motifs de cercles ou d’angles qui se répètent. Ce sont ces images qui ont fait sa renommée.
Les compositions de Watkins sont fondées sur les principes cubistes, exploitant des perspectives désorientées et des objets fragmentés. Son œuvre de 1919, Domestic Symphony (Symphonie domestique), permet de jeter un coup d’œil à l’espace sombre sous l’évier, ne révélant que des segments d’un évier en émail blanc assorti d’un égouttoir ainsi qu’une partie de la base arrondie d’une bouilloire et d’une casserole placées au-dessus. Le résultat est une sensation de courbes ondulantes. La capacité de Watkins à trouver des formes significatives dans des motifs répétés de lignes et de tons transforme l’univers domestique en un plaisir sensuel.
Avec Still Life — Shower Hose (Nature morte – tuyau de douche), 1919, Watkins se penche sur les humbles tâches quotidiennes des soins personnels à travers l’agencement de formes récurrentes. La lumière sur le tuyau et la serviette blanche contrebalance le lambris plus foncé qui s’assombrit progressivement jusqu’au renfoncement presque noir. Le positionnement de la douche-téléphone, avec ses multiples boucles équilibrées par rapport aux verticales fortes, mais non rigides, du tuyau, de la serviette et de la douche suspendue, confère à cet objet une présence nouvelle, même si nous finissons par oublier l’objet lui-même. La grande réussite de la photographie de natures mortes domestiques de Watkins tient dans la simultanéité de l’objet banal et de sa forme significative.
Ce qui est extraordinaire dans The Kitchen Sink (L’évier), 1919, c’est cette combinaison entre la finesse des formes et le désordre de la vie quotidienne. Le triangle de cadrage créé par trois objets métalliques sombres est repris par le bord inférieur de l’évier photographié sous un angle unique. À son tour, cet évier décentré au bord arrondi amorce une prolifération de courbes, apparemment aléatoires et incohérentes, qui se dessinent dans l’évier et dans la vaisselle craquelée, dépareillée et sale. L’œuvre de Watkins, Courbes – design, 1919, nettoie peut-être le désordre en créant une image plus abstraite, mais elle brise le tabou de la photographie dans la cuisine, de la photographie du travail subalterne des femmes et de l’embellissement de ce travail. Son jeu avec les objets domestiques est varié, surprenant, inédit. Nous parlons des innovations en photographie comme de la découverte d’un nouveau point de vue, que ce soit depuis la hauteur des gratte-ciel, d’un avion ou sous l’eau. Watkins a développé une perspective inédite, un nouvel espace pour la photographie : dans sa cuisine.
Imagerie publicitaire
Watkins contribue à développer un langage photographique propre à la publicité. La photographie commerciale vise à reproduire clairement l’objet à vendre, ce que Watkins appelait une « carte ». Au lieu de cela, la photographe opte pour des techniques modernistes de recadrage et la création d’un motif abstrait par la répétition de motifs. La beauté de la forme permet de vendre le produit.
Dans son essai de 1926 « Advertising and Photography [Publicité et photographie] », Watkins attire l’attention sur l’évolution de l’art qui ouvre la voie à la nouvelle image publicitaire : « […] la beauté du sujet a été remplacée par la beauté du dessin, et la relation des idées a cédé la place à la relation des formes. […] Et la clientèle, aussi indifférente soit-elle aux rythmes circulaires, répond inconsciemment à la clarté de l’énoncé obtenue en soulignant la forme essentielle de l’objet. »
Plus que le produit lui-même, c’est la « beauté de la conception » et la « relation des formes » qui font l’image. Ainsi, lorsque Watkins prépare sa première commande pour Cutex en février 1924, nombre de ses photographies ne comportent pas de flacon de vernis. En étendant ses techniques de recadrage des natures mortes, de construction de motifs à partir de cercles, de répétition de courbes ou d’angles, et de blocage des gradations de lumière et d’ombre, elle crée des motifs géométriques.
Dans The Tea Cup [advertisement for Cutex] (La tasse de thé [publicité pour Cutex]), 1924, les doigts fins, ornés d’une bague (et de vernis), tiennent la tasse et la soucoupe qui forment l’axe vertical central de la photographie, et qui se trouvent équilibrés par la diagonale des mains émanant des manches en dentelle bouffantes et arrondies. En fait, il s’agit à nouveau d’un motif de courbes et d’angles, les mains et le cou formant un triangle, les manches et l’encolure de la robe, un autre (sans parler des bords du napperon ou des motifs brodés dans les manches et l’encolure).
Le corps ou la partie du corps tronqué est devenu un trope de la publicité moderniste – ce qui est caché est évoqué à travers le détail. Le fragment devient une trace, un indice, une allusion. Dans une autre image pour Cutex, Watkins réduit sa composition à une ligne courbe en forme de V culminant au centre de l’image, formée par les doigts d’une femme tirant un collier de perles, qu’elle a vraisemblablement au cou, dans un mouvement vers le bas. Les textures distinctes et complémentaires de la main, des perles et du manchon en fourrure ajoutent à la beauté de l’image. Au-delà de la forme pure, ces mêmes motifs de le main délicate, des perles et du manchon sont sensuels. Dans ce cas précis, la trace n’est pas seulement celle d’un corps de femme sexuel, mais aussi celle de l’argent. La bague, les perles et le manchon vêtent la figure de richesse et lui confèrent de la valeur.
Le travail publicitaire de Watkins joue avec la féminité autant qu’avec le design formel. Lorsque nécessaire, ses images réécrivent ce qui est considéré comme trop matériellement féminin dans le nouveau langage de la modernité austère et abstraite, comme dans son excellente photographie pour les serviettes hygiéniques Modess. En composant son décor moderniste avec un fond de papier noir et blanc et un éclairage judicieux pour accentuer la géométrie, Watkins présente les boîtes rectangulaires de Modess sous une forme contemporaine pour la femme contemporaine. Lancées en 1926 par Johnson et Johnson, les serviettes hygiéniques jetables Modess font de l’image de Watkins l’une des premières d’une longue série de campagnes publicitaires.
Les notes marginales laissées par la photographe dans son exemplaire du numéro de septembre 1928 de Commercial Art sont révélatrices de la façon dont elle considérait l’art de la photographie publicitaire. Elle s’insurge contre une image : « L’amas de formes et d’ombres stupides déconcerte l’œil, qui ne peut trouver ce que vous vendez et l’espace vide est béant. » Dans un autre commentaire, Watkins remarque : « Assurez-vous que le peu qui reste raconte tout rapidement, clairement et énergiquement […] Vous devez ressentir le sujet photographiquement et le “placer” vous-même sur la vitre de fond. Certains individus bons techniciens se contentent de réaliser une carte parfaite de l’objet. » Ces quelques notes donnent une image éloquente de l’œil de l’artiste et de ses principes : l’image doit être claire, non en proposant une réplique exacte de l’objet, mais en le plaçant dans un arrangement significatif. Le pire défaut serait la « confusion totale » des formes, des lignes et des tons.
La photographie de Watkins pour Phenix Cheese illustre sa parfaite maîtrise des formes et de la lumière. Son évier de cuisine, désormais reconnaissable, sert de base à la composition, son ombre aux deux coins inférieurs formant les pointes d’un triangle qui conduit l’œil vers le haut pour le plonger dans l’arrière-plan plus sombre du haut de l’image. Un couteau en argent, stratégiquement posé sur une planche à découper ronde, guide le regard de la personne spectatrice vers l’intérieur de l’image – une technique empruntée aux natures mortes du dix-septième siècle. Le regard suit le couteau vers un plateau métallique rond de même valeur, mais foisonnant d’une myriade de renfoncements circulaires, dont beaucoup capturent des croissants de lumière; il s’agit du plateau de cuivre martelé Roycroft, que l’on peut également voir dans une autre images de Watkins, Still Life – Circles (Nature morte – cercles), 1919. Le long bloc de fromage forme une diagonale descendante presque parallèle au couteau. Au centre de la photographie, trois carrés de fromage (deux tranches empilées devant l’extrémité du bloc de fromage) et trois formes arrondies de pain (deux tranches empilées devant la miche de pain) constituent une composition symétrique. Le bord du bloc de fromage s’inscrit dans la ligne du bord de la miche. La seule rupture dans cet équilibre parfait de cercles et de carrés est l’ouverture de l’emballage du fromage en papier d’aluminium et la disposition intentionnelle de quelques miettes sur le couteau. Cette photographie est une nature morte parfaite, dont l’animation (et le travail) est contenue dans un ensemble en apparence simple et équilibré.
Photographie industrielle tardive
Les photographies de la ville, de l’industrie et du milieu ouvrier réalisées par Margaret Watkins après 1928, à Glasgow, Paris, Londres, Leningrad et Moscou, ont été influencées par sa rencontre avec la Nouvelle vision européenne. Elle délaisse le travail mené dans son studio new-yorkais sur des portraits et des natures mortes pour la publicité, et sort munie de son appareil photo. Dans l’une de ses premières photographies, sur le bateau reliant Douvres à Ostende, elle regarde dans la cale du navire. Les signes révélateurs du travail de Watkins sont évidents dans les multiples rectangles en jeu, mais la défamiliarisation et la désorientation sont encore plus fortes que, par exemple, dans The Bread Knife (Le couteau à pain), 1919. Ici, le sujet de la photographie est ambigu. De cette manière, elle transfère à un site industriel ses méthodes modernistes de photographie en intérieur.
En 1928, elle visite Cologne et Pressa, une exposition internationale sur l’édition et l’impression, qui touche entre autres à la reproduction de photographies dans le cadre du photojournalisme, de la publicité ou de la propagande. Elle y découvre le pavillon de l’URSS conçu par El Lissitzky (1890-1941), qui présente une extraordinaire combinaison de design constructiviste et agit-prop (média politique populaire visant à véhiculer les convictions communistes), et de montage photographique, qu’elle qualifie de « chaos palpitant » ou d’« énergie chaotique effervescente ». Elle se familiarise avec des photographes de la Nouvelle vision, tels que le Hongrois László Moholy-Nagy (1895-1946), l’Allemande Aenne Biermann (1898-1933), et les Soviétiques Alexander Rodchenko (1891-1956) et Boris Ignatovich (1899-1976). Son intérêt de longue date pour le graphisme et les images publicitaires l’aurait amenée à Pressa, mais son approche photographique ultérieure se radicalise par l’abandon d’un vieux réalisme qui n’est plus valable pour l’expérience urbaine moderne, accélérée et désorientante. Elle écrit : « [Je] commence seulement à voir les belles opportunités pour le genre industriel. » Elle crée ensuite une gamme étonnante de photographies urbaines, allant des façades surréalistes de magasins parisiens, rappelant les photographies urbaines d’Eugène Atget (1857-1927), à l’entrecroisement de poutres d’acier sur un chantier de construction à Glasgow.
Il est intéressant de comparer Untitled [Construction, Glasgow] (Sans titre [Construction, Glasgow]), 1928-1938, de Watkins, montrant un homme seul debout au milieu d’une série de lignes diagonales formées par les poutres d’un bâtiment, avec With a board (Avec une planche), 1929, d’Ignatovich. Ou encore de comparer son détail d’un immeuble d’habitation moscovite réalisé en 1933 à la perspective désorientante de Balcons, 1926, saisie par Rodchenko. Ce que fait Watkins de cette dernière image une fois de retour à Glasgow est vraiment original : elle conçoit un nouveau type de photomontage, dans ce cas non pas en superposant une image sur une autre, mais en multipliant et en juxtaposant l’image pour créer un design géométrique kaléidoscopique et symétrique.
À Paris, Londres et Glasgow, ses scènes de rue recèlent l’ironie et les juxtapositions surréalistes qui ont fait la réputation d’Atget. Son image Godiva and the Gossips (Godiva et les commères), 1931, capte les reflets des badauds dans les vitrines de mannequins et de lingerie. Dans sa photo de l’affiche So This Is Paris (Voici donc Paris), 1931, qui juxtapose la publicité du spectacle et un homme qui se retourne, Watkins relie les deux sujets par des raies de lumière et des touches claires et sombres. La photographe développe un langage ironique à travers le design, les motifs et la juxtaposition.
Si le style photographique de Watkins est fondé sur la technique du flou artistique pictorialiste de la fin du dix-neuvième siècle, dès le départ, il présente des signes de la forme moderniste qui allait constituer la force de ses natures mortes new-yorkaises et de ses photographies publicitaires des années 1920. Dans ses dernières images des années 1930, Watkins adapte ses techniques cubistes de recadrage et de perspectives surprenantes aux paysages urbains européens.