La vie et l’œuvre de Watkins sont notables à plus d’un égard. Elle est formée dans une école qui met l’accent sur les usages de l’art et qui enseigne la photographie en tant qu’art. Par ailleurs, cette école encourage explicitement les femmes à exercer la profession de photographe, offrant ainsi l’espace nécessaire pour qu’une Nouvelle Femme devienne indépendante et contribue à la vie publique. En tant qu’étudiante et enseignante dans cette école, Watkins marque une nouvelle génération de photographes aux États-Unis et joue un rôle déterminant dans le développement de la photographie moderne américaine. Dans le nouveau monde des marchandises et de la publicité dans les magazines, l’artiste est à l’avant-garde de la photographie publicitaire. Son succès repose sur sa façon originale de voir et de photographier la vie quotidienne dans les foyers. Même si l’histoire l’a perdue de vue pendant près de cinquante ans, Watkins est aujourd’hui reconnue au Canada et dans le monde entier comme une pionnière de la photographie moderniste.

 

 

La Clarence H. White School of Photography

Prospectus pour la Seguinland School of Photography de Clarence H. White, cinquième saison, 1914, collection Clarence H. White, Princeton University Art Museum, New Jersey.
Clarence H. White (assis au centre) et Gertrude Käsebier (assise à droite), avec des élèves, école d’été de photographie, Five Islands, Maine, v.1913, photographie de Gertrude L. Brown, épreuve au platine, 13,5 x 18,9 cm, Bibliothèque du Congrès, Washington. 

Bien que Margaret Watkins commence à travailler comme assistante d’Arthur L.  Jamieson à Boston en 1913, c’est le cours d’été suivi dans le Maine l’année suivante, à la Seguinland School of Photography de Clarence H. White (1871-1925), qui façonne son art et lance sa carrière. Elle note dans son agenda : « Un beau moment et beaucoup d’inspiration. »

 

Fondée en 1914 à New York, la Clarence H. White School of Photography, la première du genre aux États-Unis à enseigner la photographie en tant que forme d’art, se veut une institution qui enseigne l’usage, ou la « vocation », de la photographie. Elle offre des conseils sur la production de photographies artistiques, mais aussi sur les voies professionnelles possibles en photographie, qu’il s’agisse de portrait en studio ou, plus tard, de publicité. En 1919, White engage Frederic Goudy (1865-1947) pour donner un cours sur la photographie imprimée et la photographie publicitaire. Les penchants socialistes de White, son désir d’exploiter l’art pour aider le monde et son enseignement visionnaire constituent un cadeau important pour celles et ceux qui, sans fortune familiale, cherchent à combiner leur amour de l’art avec un revenu. La culture Arts and Crafts de l’école ne voit pas de conflit entre l’art et le travail commercial : les artistes des métiers d’art croient à la valeur des beaux objets et pensent que le monde commercial et le monde de l’art doivent collaborer. L’école accueille et respecte également les femmes, pour qui la photographie devient un domaine professionnel envisageable. Watkins est l’une des étudiantes qui bénéficient de cette philosophie et de cette éducation.

 

Photographe pictorialiste de renom, White cofonde en 1902, avec Alfred Stieglitz (1864-1946), Photo-Secession, un mouvement qui défend le statut de la photographie en tant qu’art. À titre d’éducateur, White est influencé par les méthodes d’enseignement apprises auprès d’Arthur Wesley Dow (1857-1922), dont le livre Composition (1899) traite des éléments de conception, ligne, masse et espace, qui s’appliquent à toute forme. White adopte également l’approche pédagogique proposée par le philosophe et réformateur de l’éducation John Dewey. Sa « méthode par projet » encourage les élèves à développer une pensée critique et à résoudre des problèmes par l’expérimentation. White pose des problèmes de conception, à partir des courbes, des angles, des lignes ou des tons, devant être résolus dans l’environnement même des élèves, qui découvraient ainsi leur propre expression.

 

Clarence H. White, Morning (Matin), 1905, épreuve au platine, 24,1 x 19,1 cm, Museum of Modern Art, New York.
Détail de l’ouvrage Composition: A Series of Exercises in Art Structure for the Use of Students and Teachers, par Arthur Wesley Dow, New York, Doubleday, Page & Company, 1913.

 

Même si White développe une pratique artistique pictorialiste et exploite le flou artistique – il produit de nombreuses photographies éthérées des membres de sa famille à la maison ou dans la nature –, son école initie les élèves à l’art moderniste et au graphisme. En 1914, Watkins étudie auprès du peintre Max Weber (1881-1961). Pour Weber, une photographie est avant tout un dessin abstrait, un remplissage de l’espace bidimensionnel. Watkins compose un poème en remerciement de son enseignement et de ses conseils, intitulé A Cubist Ode. Et en effet, le premier article qui est consacré à la photographe – une pleine page sur sa pratique dans Vanity Fair – associe l’image Design — Angles (Angles – design), 1919, à Pablo Picasso (1881-1973) et à l’art cubiste.

 

« Photography Comes into the Kitchen », Vanity Fair, vol. 17, no 2 (octobre 1921), The Hidden Lane Gallery, Glasgow. En pleine page figurent quatre œuvres de Margaret Watkins : en haut au centre, A Study in Circles (Étude en cercles), 1921; au centre, Untitled [Kitchen, Still Life] (Sans titre [Cuisine, nature morte]), 1921; en bas à gauche, Design – Angles (Angles – design), 1919; enfin, en bas à droite, Domestic Symphony (Symphonie domestique), 1919.
Juan Gris, Le petit déjeuner, 1914, papier peint imprimé découpé et collé, journal, papier transparent, papier vergé blanc, gouache, huile et crayon de cire sur toile,
80,9 x 59,7 cm, Museum of Modern Art, New York.

 

 

Une enseignante influente

Clarence H. White et d’autres reconnaissent la force et l’originalité de Margaret Watkins en tant que photographe. Elle a été la seule femme engagée pour enseigner à la Clarence H. White School of Photography après y avoir été étudiante. Entre 1919 et 1925, elle est tour à tour enseignante, administratrice et assistante personnelle de White. Elle découvre une nouvelle façon de photographier la vie quotidienne et les objets domestiques, et elle transmet ce savoir à ses élèves. Elle est reconnue aujourd’hui pour sa contribution déterminante au développement de la photographie américaine. Harold Greenberg, l’un des plus grands marchands de photographies au monde, qui possède une collection de plus de 40 000 tirages, écrit : « Depuis longtemps, je pense que Margaret Watkins, avec Max Weber, est dans une très large mesure responsable de l’émergence des grands photographes modernes des États-Unis des années 1920 et 1930. »

 

Paul Outerbridge Jr., The Kitchen Table: A Study in Ellipses (La table de cuisine : une étude en ellipses), 1921, présentée dans Vanity Fair, vol. 18, no 5 (juillet 1922), p. 52.
A cover image of Life magazine with a black and white picture of a dam
Margaret Bourke-White, Peck Dam in Montana (Le barrage Peck au Montana), 1936, figurant sur la première couverture du LIFE, n° 1 (23 novembre 1936). Le barrage Peck au Montana est un exemple des photographies d’architecture de Bourke-White.

Watkins ajoute la catégorie « nature morte domestique » à la liste des projets des élèves de l’école et, voyant ce que sa professeure accomplit avec des œuvres telles que Domestic Symphony (Symphonie domestique) ou The Kitchen Sink (L’évier), toutes deux de 1919, l’étudiant Paul Outerbridge Jr. (1896-1958) produira plus tard sa propre variation sur des œufs et des bouteilles de lait intitulée The Kitchen Table: A Study in Ellipses (La table de cuisine : une étude en ellipses), 1921. Son élève Ralph Steiner (1899-1986), qui commençait toujours ses lettres à Watkins par un affecteux « Chère Watty », la décrit dans un entretien des années 1980 comme une professeure exigeante (contrairement à White, qui venait une fois par semaine et se contentait de « dire à tout le monde qu’ils se débrouillaient très bien »). Watkins est « toujours là »: « […] une dame solide… une vraie personne à qui on pouvait dire “ce négatif est-il trop ou pas assez développé”, ou “mes épreuves à la gomme sont mal sorties, qu’est-ce qui ne va pas?. » Margaret Bourke-White (1904-1971), peut-être l’élève la plus célèbre de Watkins, lui écrit au milieu de son travail à la Otis Steel Mills ou du haut de son bureau dans la Terminal Tower de Cleveland : « Je serais ravie d’avoir la chance de vous montrer ma magnifique tour pour que vous puissiez jeter un coup d’œil sur mon travail comme autrefois, ce que j’appréciais tant. »

 

L’expertise technique de Watkins est manifestement appréciée et reconnue. Forts de son enseignement, Steiner et Outerbridge ont transformé leurs natures mortes domestiques en carrières publicitaires lucratives, et Bourke-White est parvenue à transformer les formes modernistes en photographies industrielles épiques, tant aux États-Unis qu’en URSS. James W. Borcoman, ancien conservateur de la photographie au Musée des beaux-arts du Canada, qualifie le travail de Watkins de « révolutionnaire » et affirme qu’elle « s’avérerait être un chaînon manquant important dans la photographie nord-américaine…. En tant qu’enseignante, elle comble le fossé entre le mouvement moderniste européen dirigé par [Alfred] Stieglitz et [Edward] Steichen et les photographes américains ultérieurs tels que Outerbridge et Steiner ».

 

Margaret Watkins, Untitled [Construction, Glasgow] (Sans titre [Construction, Glasgow]), 1928-1938, épreuve à la gélatine argentique, 10,3 x 7,8 cm, The Hidden Lane Gallery, Glasgow.

 

L’enseignement ne consiste pas seulement à transmettre ses connaissances. Watkins contribue également à créer un espace favorable à l’apprentissage. Au début des années 1920, elle dirige l’école d’été de White avec Bernard Shea Horne (1867-1933) à Canaan, dans le Connecticut. Elle met à la disposition des élèves une collection de ses propres objets domestiques, de ses trésors trouvés dans des brocantes et même de vêtements hérités de sa mère. White souligne sa contribution extraordinaire à la relocalisation de l’école dans son nouvel emplacement sur la 144e rue, et elle réalise même quelques travaux de menuiserie pour l’école. Preuve de sa valeur reconnue, Watkins est chargée de choisir les photographies pour l’exposition des élèves et des anciennes cohortes de l’école de White qui se tient en 1925 au Art Center de New York.

 

 

La photographie publicitaire américaine

Margaret Watkins, Untitled [Still Life with Mirrors and Windows, NYC] (Sans titre [Nature morte avec miroirs et fenêtres, New York]), 1927, épreuve à la gélatine argentique, 15,1 x 20,2 cm, Museum of Modern Art, New York.

Les années 1920 constituent une période où l’art et le commerce font bon ménage. Le mouvement Arts and Crafts a pour objectif de conférer de la beauté à la vie quotidienne et à ses produits et, dans la même veine, l’école de Clarence H. White et le Art Center de New York cherchent à rendre l’art « utile ». Alfred Stieglitz, avec White, mène le combat pour que la photographie soit reconnue comme forme d’art et non seulement comme support documentaire. Cependant, Stieglitz ne fait jamais sien le lien entre l’art et le commerce. Comme le note Watkins, « à l’époque de Photo-Secession […], aucun·e véritable pictorialiste n’aurait daigné s’abaisser à la publicité. Dans leur désir d’établir la photographie comme un art, [les pictorialistes] font des manières; la crudité les afflige, le matérialisme les rebute ».

 

Par ailleurs, Watkins, Edward Steichen (1879-1973) et ses élèves Ralph Steiner (1899-1986) et Paul Outerbridge Jr. forment l’avant-garde de la nouvelle photographie publicitaire aux États-Unis. C’est à cette époque que l’illustration publicitaire passe du dessin à la photographie. La captivante image d’œufs sur un évier en porcelaine dans Symphonie domestique, 1919, par exemple, offre un modèle de cadrage d’un objet domestique pour attirer l’attention du public. Comme l’observe Watkins dans son essai d’introduction « Advertising and Photography [Publicité et photographie] » pour l’ouvrage annuel des Pictorial Photographers of America (PPA) de 1926 : « Même l’homme d’affaires ordinaire, qui se méfie des “trucs d’art”, perçoit que son produit est mis en valeur par la finesse de l’espacement des tons et la beauté des textures contrastées. »

 

Avec ses natures mortes domestiques présentées dans Vanity Fair, Shadowland, Camera Pictures, le Art Center Bulletin et Pictorial Photography in America, la réputation de Watkins grandit. Des directions artistiques et des agences la contactent pour lui demander des exemples de ses images de verrerie ou de casseroles. Un directeur artistique de J. Walter Thompson lui écrit : « Je vous en prie, prenez votre temps et apportez-nous le genre de travail que nous aimons tant. » Il note également avoir essayé Steichen, mais que celui-ci n’a pas livré un gros plan adéquat. Plus tard, Watkins écrit : « Des directions artistiques m’ont confié des sujets parce qu’elles ne se satisfaisaient pas d’une technique excellente qui se solde simplement par une carte sans défauts du produit. Il m’a fallu des heures et une patience infinie pour créer un ensemble rythmé de lignes et de tons. »

 

Margaret Watkins, Untitled [Perfume atomizer advertisement] (Sans titre [publicité pour un atomiseur de parfum]), 1924-1928, épreuve à la gélatine argentique, 16,3 x 15,7 cm, The Hidden Lane Gallery, Glasgow.
Margaret Watkins, Glassware (Verrerie), 1924-1928, épreuve au platine, 20,4 x 15,7 cm, The Hidden Lane Gallery, Glasgow.

 

Entre 1924 et 1928, les photographies publicitaires de Watkins paraissent dans plusieurs publications, de Vogue à The Economist, mettant en scène des objets de tous genres, allant des miroirs aux serviettes hygiéniques Modess. Pourtant, dans l’esprit de Watkins, il est clair que ses photographies commerciales sont de l’art. Ses images figurent dans des expositions d’art internationales avec jury. Ses photographies de verrerie pour Macy’s se retrouvent non seulement dans les publicités du Ladies’ Home Journal, mais aussi sur la couverture du Art Center Bulletin. Une agence de Dayton, en Ohio, qui représente un fabricant de verrerie, invite alors Watkins à lui envoyer des exemples de ses études de natures mortes sur verre, un excellent exemple de l’utilité du Art Center pour établir un lien entre le monde de l’art et celui de l’industrie. Heyworth Campbell, directeur artistique chez Condé Nast et membre du conseil d’administration du Art Directors Club et du Art Center, fait l’éloge de son travail et la recommande pour des projets publicitaires.

 

Margaret Watkins, Still Life with Mirror and Flowers (Nature morte au miroir et aux fleurs), v.1926, épreuve à la gélatine argentique, 20,3 x 15,2 cm, collections diverses.

 

Lors de l’édition de l’ouvrage Pictorial Photography in America (1926), Watkins inclut des photographies publicitaires : « Bien qu’elles soient purement commerciales, écrit-elle, nous pensons qu’elles ont un mérite et une beauté qui leur permettent d’avoir leur place à côté de tout ce qui se trouve dans la section dite picturale. » Ce moment de collaboration entre les photographes d’art et les intérêts commerciaux évoluera à la fin de la décennie. L’objectif initial de White de lier l’art à la société en fabriquant de beaux objets se transformera, et le désir de Watkins de rendre la vie quotidienne plus riche grâce à de belles images publicitaires finira par s’éteindre.

 

 

Le langage photographique d’une Nouvelle Femme

Margaret Watkins, Untitled [Clarence H. White Summer School woman with camera] (Sans titre [Femme de la Clarence H. White Summer School avec appareil photo]), v.1915, épreuve au palladium, The Hidden Lane Gallery, Glasgow.
Publicité de la Eastman Kodak Company, « Take a Kodak with you [Prenez un Kodak avec vous] », date inconnue, affiche publicitaire, 69 x 50,8 cm, George Eastman Museum, Rochester.

La contribution particulière de Watkins à l’histoire de la photographie – sa création d’une nature morte moderniste pour représenter les objets domestiques – s’inscrit dans un contexte culturel spécifique. La fin du dix-neuvième siècle est marquée par un changement dans la vie des femmes, qui voient de nouvelles possibilités d’emploi et d’indépendance s’offrir à elles. Parallèlement, avec l’augmentation de la population immigrée, de nouvelles méthodes éducatives, encourageant la résolution de problèmes et la créativité, visent à former des individus indépendants garantissant la démocratie. La vie urbaine et les nouvelles technologies, telles que les voitures et la production industrielle, associées à la production de masse d’objets domestiques, du vernis à ongles à l’aspirateur, ont donné naissance à une vie quotidienne complètement inédite. L’art moderniste cherche à incarner l’expérience de l’ère de la machine et de la métropole par des formes fragmentées et désorientées. C’est l’époque de l’invention du nouveau.

 

Watkins, par son approche moderniste de la photographie, fait partie d’un nombre croissant de femmes photographes dans le monde entier et participe ainsi à la création d’une Nouvelle Femme et d’un nouveau quotidien. L’appareil photo portable Kodak est commercialisé pour les femmes (« Kodak Girls »), mettant ainsi leur nouvelle indépendance à profit. Les studios photographiques offrent des emplois aux femmes, qui sont nombreuses à posséder et à gérer leur propre studio. L’évolution des procédés d’impression ouvre des perspectives professionnelles dans les domaines du photojournalisme et de la publicité.

 

Photographie de femmes avec des appareils photo au camp Lanier, date inconnue, photographie non attribuée, épreuve à la gélatine argentique, 9,8 x 14 cm, The Hidden Lane Gallery, Glasgow.

 

La Clarence H. White School of Photography à New York est un lieu de formation important pour les femmes photographes. Les élèves y réalisent des projets qui consistent à photographier des angles ou des cercles en se déplaçant dans le monde qui les entoure pour « voir » les choses autrement. Watkins rentre chez elle à pied dans les rues, et sur le trajet vers son appartement de Greenwich Village, elle expérimente les juxtapositions incohérentes qu’offre la métropole – le crissement de la voie ferrée surélevée, la neige fondue au sol, le hasard d’un concert à l’église – et photographie les angles et les courbes de la vaisselle sale dans son évier. Ayant déménagé pour échapper à une « [domestication] à mort » dans la maison bourgeoise de son enfance, Watkins devient une femme active indépendante et, ironiquement, elle retourne dans la cuisine pour repenser et réimaginer cet espace. En exploitant des stratégies modernistes et cubistes, Watkins introduit « la photographie dans la cuisine ». Avec des œuvres telles que Angles – design, 1919, elle parvient à réinventer une sorte de chez-soi urbain qui accède au pouvoir de la métropole, redéfinit les objets et les espaces d’une nouvelle manière et propose un modernisme féminin qui s’exprime depuis – et contre – un monde domestique genré.

 

Margaret Watkins, Design – Angles (Angles – design), 1919, épreuve au chlorure d’argent sur papier pour lumière de gaz, 20,7 x 15,5 cm, collections diverses.
Margaret Watkins, « The Relations of Art to Democracy », Boston Sunday Globe, 1915, division des archives et des collections de recherche William Ready, Université McMaster, Hamilton.

 

Watkins publie trois articles importants sur l’art et la photographie qui soulignent la confluence de l’art et de la vie quotidienne. En 1915, dans le Boston Sunday Globe, elle se joint à deux personnalités du monde de l’art, Horace Traubel et Mason Green, pour débattre des liens entre l’art et la démocratie. Dans sa contribution, Watkins soutient que « rien n’est jamais trop ordinaire ou trop pratique pour échapper aux douces fioritures de l’art ». En réfléchissant au genre et à la classe, elle situe la créativité, la production et l’appréciation artistiques dans la vie de personnes comme les vendeuses ou encore celles qui vivent au « dernier étage, sans chauffage » et qui sont capables d’écrire un « essai inspiré ».

 

Margaret Watkins, Portrait of Ezra Winter (Portrait d’Ezra Winter), 1924, épreuve au platine, 21 x 16,2 cm, The Hidden Lane Gallery, Glasgow.
Margaret Watkins, Untitled [Portrait of Nina B. Price] (Sans titre [Portrait de Nina B. Price]), 1925, épreuve au platine, 21,4 x 16,5 cm, The Hidden Lane Gallery, Glasgow.

Onze ans plus tard, au sommet de sa carrière professionnelle, on lui demande de parler de la manière dont son art enrichit la vie. Tout en admettant aimer le défi de s’engager avec ses sujets et de saisir leur personnalité dans ses photographies, ainsi que le plaisir de recevoir des prix (et des chèques) dans le cadre d’expositions lointaines, Watkins considère essentiellement que l’art et le quotidien s’enrichissent mutuellement. La création et l’observation d’œuvres d’art entraînent l’œil à percevoir de belles formes. C’est comme si le quotidien se transformait en formes idéales : « Les choses les plus simples prennent une nouvelle signification, vous remarquez les contrastes de lumière et d’ombre, les subtilités de la valeur des tons, vous sentez l’intérêt des formes apparentées et partout vous répondez au rythme de la ligne, qui chante aussi clairement qu’une phrase de musique. » Il ne s’agit donc pas simplement de la photographie en tant que document – la reproduction mécanique d’un objet du quotidien – mais plutôt d’une conscience décuplée du monde, de la musique qui est déjà là, même dans un arrangement de vaisselle sale.

 

Dans son essai de 1926, « Advertising and Photography [Publicité et photographie] », Watkins établit à nouveau un lien entre l’art et le quotidien : « […] les courbes et les angles des articles ordinaires rappel[lent] les variations d’une fugue. » Ailleurs, elle réclame des photographies de « petites rues banales ou de légumes sans prétention ». Et, prenant le contre-pied d’une longue tradition de photographie de portrait, elle demande « non pas des jolies filles, des personnages ou des célébrités, mais des portraits de “gens ordinaires” suffisamment bons pour avoir un attrait impersonnel ». Dans ses dernières photographies européennes, Watkins se tourne vers la rue et capture soit les contradictions surréalistes des espaces urbains, soit la sublimité parfois écrasante des structures industrielles. Mais dans son travail des années 1920, elle inscrit l’espace genré de la cuisine, ses objets familiers et sa nourriture, dans une nouvelle vision vibrante, grâce au recadrage et à la modulation des tons clairs et foncés. En tant que femme photographe, Watkins développe un langage photographique original pour représenter le quotidien moderne.

 

Margaret Watkins, Untitled [Still Life, cabbage] (Sans titre [Nature morte au chou]), 1923, épreuve au platine, Amon Carter Museum of American Art, Fort Worth.
Margaret Watkins, Untitled [Marion Rous] (Sans titre [Marion Rous]), v.1923, épreuve à la gélatine argentique, 15,1 x 18,7 cm, The Hidden Lane Gallery, Glasgow.

 

 

Héritage posthume

L’histoire de l’art omet souvent la dimension commerciale de la création artistique, mais ce sont les structures mêmes de l’éducation, du réseautage et de la circulation qui déterminent l’entrée d’un·e artiste dans l’histoire. L’analyse des relations professionnelles de Watkins montre comment une artiste a pu mener une carrière fructueuse dans les années 1920 à New York, mais en l’absence de réseaux et de soutien institutionnel, bien qu’elle soit lauréate de premiers prix dans sa nouvelle ville de Glasgow, elle ne peut exercer sa profession au Royaume-Uni dans les années 1930. Son œuvre est demeurée à l’écart de l’histoire de la photographie pendant près de cinquante ans. Aujourd’hui, Watkins est reconnue comme « une photographe moderniste pionnière avec un flair de la Renaissance », à l’avant-garde de la photographie publicitaire.

 

Margaret Watkins, The Negative (Le négatif), 1919, épreuve au palladium, 16,5 x 21,5 cm, The Hidden Lane Gallery, Glasgow.

 

À la fin de sa vie à Glasgow, elle se lie d’amitié avec ses voisins Claire et Joseph Mulholland. Elle donne à Joe Mulholland une grande boîte et lui fait promettre de ne pas l’ouvrir avant sa mort, qui est survenue en 1969. Cette malle contenait toutes ses archives de photographies, d’épreuves contact et de négatifs. Depuis cette découverte, Joe fait sans relâche la promotion du travail de Watkins, que ce soit à travers des expositions ou des articles. La Light Gallery de New York lui consacre une exposition solo en 1986, à l’issue de laquelle des institutions telles que le Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa et le Musée Amon Carter de Fort Worth, au Texas, achète des œuvres pour leurs collections.

 

Vue d’installation de l’exposition Margaret Watkins: Black Light (Margaret Watkins. Lumière noire), organisée par Anne Morin, produite par diChroma Photography, Kutxa Kultur Artegunea, San Sebastián, 2021.

En 1996, le travail de Clarence H. White et de ses élèves est présenté dans le cadre d’une importante exposition tenue au Detroit Institute of arts, Pictorialism into Modernism (Du pictorialisme au modernisme), et du catalogue qui l’accompagne. Le travail de Watkins, y compris ses créations textiles, est mis en valeur et remarqué par la critique, qui y voit une découverte importante pour l’histoire de la photographie. La même année, la Robert Mann Gallery, à New York, organise une exposition personnelle sur Watkins, et à la New York Public Library se tient l’exposition de Naomi Rosenblum, basée sur son livre de 1994, A History of Women Photographers, qui présente entre autres l’art de Watkins. Depuis, une monographie détaillée sur sa vie et son œuvre a été publiée par Mary O’Connor et Katherine Tweedie (2007), et deux expositions rétrospectives importantes, accompagnées chacune d’un catalogue, ont été organisées : Margaret Watkins: Domestic Symphonies/Margaret Watkins : Symphonies domestiques, 2012, au Musée des beaux-arts du Canada, et Margaret Watkins : Black Light (Margaret Watkins. Lumière noire), 2021, chez diChroma Photography à Madrid. Cette dernière exposition et la critique élogieuse dont elle a fait l’objet ont conféré à Watkins une renommée européenne. Les récentes expositions majeures (et les catalogues) Clarence H. White and His World: The Art and Craft of Photography, 1895–1925 (Clarence H. White et son monde : l’art et la pratique de la photographie, 1825-1925), 2017-2018, et The New Woman Behind the Camera (La Nouvelle Femme derrière l’objectif), 2021-2022, ont inclus Watkins, soulignant son importance en tant que photographe publicitaire et enseignante, de même que son rôle significatif dans le passage de la photographie pictorialiste à la photographie moderniste. Watkins a pleinement retrouvé sa place dans l’histoire de la photographie.

 

Au Canada, l’importance de Watkins est soulignée en 2013 par l’émission d’un timbre-poste représentant son œuvre L’évier, 1919. Considérée comme l’une des sept « photographes révolutionnaires du Canada des 150 dernières années », elle est honorée pour ses natures mortes et son travail publicitaire. Les expositions individuelles posthumes de Watkins sont présentées dans plusieurs villes du Canada, et son œuvre figure au sein d’importantes expositions collectives, telles que Uninvited: Canadian Women Artists in the Modern Moment/Sans invitation : les artistes canadiennes de la modernité, 2021-2022. Le court documentaire Archive Traces: Margaret Watkins Photographer (2022), réalisé pour la Art Gallery of Hamilton, est présenté au Festival international du film sur l’art (FIFA) à Montréal et à d’autres festivals internationaux, en plus d’être diffusé en continu sur le site Web du FIFA en 2023.

 

Timbre-poste de la série La photographie canadienne, mettant en vedette l’œuvre de Margaret Watkins, The Kitchen Sink (L’évier), 1919, © Postes Canada 2013.
Affiche du film Archive Traces: Margaret Watkins Photographer, conçue par Sarah Dinnick, film réalisé par Mary O’Connor et Katherine Tweedie, 2022, 14 min, financé par la Art Gallery of Hamilton et diChroma Photography, Madrid.

 

Margaret Watkins continue d’être célébrée pour son apport aux genres de la nature morte domestique et de la photographie publicitaire, ainsi que pour ses découvertes de nouvelles façons de voir la vie quotidienne – autant à travers ses objets qu’à travers ses scènes de rue de la période des photographies européennes. Elle est aussi parvenue à repousser les frontières sociales contraignantes de la classe et du genre, aussi bien dans sa vie personnelle que dans son art. Ses photographies sont reconnues comme des œuvres phares dans l’histoire de la photographie moderniste et des débuts de la photographie publicitaire, et répondent encore aujourd’hui à des préoccupations culturelles et sociales.

 

Margaret Watkins, At the Baby Clinic [Greenwich Settlement House] (À la clinique pour bébés [Maison de l’établissement de Greenwich]), 1918, épreuve au platine, 15,2 x 19,7 cm, The Hidden Lane Gallery, Glasgow. C’est en vivant à New York que Watkins commence à se faire connaître en tant qu’artiste photographe. L’une de ses premières commandes consiste à photographier la Maison de l’établissement de Greenwich, comme en témoigne cette image.

 

 

Télécharger Télécharger