Tour d’ivoire 1924

Tour d’ivoire

Margaret Watkins, Tower of Ivory (Tour d’ivoire), 1924
Épreuve au palladium, 21 x 15,8 cm
Collections diverses

Avec Tour d’ivoire, Margaret Watkins propose une composition structurellement originale, tant par l’agencement des valeurs tonales que par la répétition des courbes du corps. L’œuvre s’inscrit dans la tradition de la représentation du nu féminin dans l’art occidental. Pourtant, sa publication en tant qu’image d’un corps sain nous invite à regarder à nouveau pour trouver, non pas le destinataire passif du regard masculin (male gaze), mais la force et le mouvement souple d’une danseuse professionnelle.

 

Watkins expose Tour d’ivoire en 1924, au salon annuel de photographie picturale de Frederick and Nelson à Seattle et à l’exposition internationale de photographie de Bandung, à Java. La figure nue debout, tournée de trois quarts vers l’appareil photo, forme une courbe en S depuis son bras droit tendu au-dessus de la tête jusqu’à son pied gauche étendu derrière elle. Les lignes de son cou, de ses bras, de sa colonne vertébrale, de ses fesses et de ses jambes forment de douces répétitions de cette courbe. Le nu debout est encadré de deux paravents chinois, qui déplacent structurellement le regard de la personne spectatrice vers les lignes courbes du corps. Les ombres provoquées par les paravents se dessinent dans une gradation de tons formant la base d’un triangle de lumière, qui part du haut des panneaux et se rétrécit jusqu’aux pieds de la femme, avec une légère interruption dans le voile glissant sur ses mollets. Le poids du sujet, qui repose entièrement sur sa jambe droite, renvoie une impression de stabilité et de force, même si le corps est courbé et souple.

 

 

Le modèle, Marguerite Agniel, une danseuse et une défenseure de la santé corporelle, choisit un certain nombre de photographies de Watkins pour illustrer son livre The Art of the Body (1933). En tant que « tour d’ivoire », l’image évoque la force. Agniel la choisit pour illustrer la posture correcte et « la souplesse gracieuse du dos ». Une fois de plus, on constate que les photographies de Watkins circulent dans différentes sphères avec des significations différentes. Comme image dans une exposition pictorialiste, Tour d’ivoire montre la subtilité de la gradation des tons et la beauté traditionnelle du nu féminin. Au sein d’un ouvrage sur la santé, elle suggère le travail à accomplir pour atteindre une forme idéale et saine.

 

Une autre photographie de Watkins, Head in Hand (Tête dans une main), v.1925, offre un attrait sensuel comparable à Tour d’ivoire; cette fois, la main d’Agniel tient une sculpture de sa propre tête. Dans un autre nu, Watkins transforme également sa figure en une forme géométrique : elle déconstruit les douces courbes en S, plaçant les bras et les jambes en parallélogrammes, et vient ainsi s’opposer au corps féminin idéalisé. Watkins présente Reclining Nude (Nu allongé), 1923, dans son exposition personnelle de 1923 au Art Center de New York, comme si elle anticipait Satiric Dancer (Danseuse satirique), 1926, d’André Kertész (1894-1985), un photographe phare du vingtième siècle connu pour ses angles et ses points de vue originaux.

 

The Back of A.Z.W. [Woman by the campfire] (Le dos de A. Z. W. [Femme près du feu de camp]), v.1914-1923, une photographie picturale au léger flou artistique, peut être mise en parallèle avec Tour d’ivoire. Le contour du visage et du cou de la femme a la qualité des formes arrondies des nus traditionnels. Pourtant, elle est vêtue d’une blouse de travail et de bottes en cuir. Il s’agit d’une femme qui travaille – elle prépare quelque chose sur le feu de camp –, mais la personne spectatrice assiste à une pause dans ce labeur, un moment de réflexion et d’intériorité. Son corps est à la fois lourd et léger. Elle est présente, incarnée, un être possiblement complexe qu’on est invité à suivre en imaginant ses pensées, ses inquiétudes et ses rêves. Plutôt que de regarder un paysage sublime, la personne spectatrice regarde avec cette femme, qui prend un moment pour s’arrêter, observer et penser, malgré ou en même temps que le travail quotidien, qui est visuellement présent, symbolisé par la poêle sur le feu. L’image incarne un quotidien autre pour les femmes, en même temps qu’une alternative à la représentation traditionnelle du nu féminin.

 

 

 

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