Soir 1923
Caractérisée par un flou artistique et une gamme subtile de tons, Soir s’impose comme une image pictorialiste parfaite. Margaret Watkins participe à l’école d’été de Clarence H. White en 1914, au Maine, puis en 1917, lorsque l’école déménage à Canaan, au Connecticut. La plupart des exercices proposés aux élèves de l’école consistent à photographier la côte et les paysages environnants. Les lignes verticales des arbres de Watkins dans Soir orientent le regard, tandis que les masses horizontales de la terre – la berge sous les arbres, la rive opposée et ses collines – ancrent la scène. Au fur et à mesure que l’œil s’imprègne des détails, découvrant la gamme de tons plus subtils que permet le tirage au palladium, la personne spectatrice ressent le mouvement des vagues sur l’eau, perçoit les collines lointaines plus claires ainsi que le jeu des herbes et des feuilles en bordure du cadre. Ces dernières, avec leur effet de dentelle, confèrent à la photographie une légèreté équilibrée par les tons sombres en toile de fond.
L’œuvre suit également les règles de composition de l’artiste des États-Unis Arthur Wesley Dow (1857-1922) : trouver des lignes verticales et horizontales permettant de structurer l’image et de créer des motifs d’ombre et de lumière. Dow est en outre spécialiste de l’art asiatique, fondant une grande partie de sa théorie sur l’art de l’estampe japonaise. Il enseigne l’art et la photographie au Teachers College de l’Université Columbia et influence Clarence H. White (1871-1925) et Max Weber (1881-1961), qui à leur tour enseigneront ces principes à Watkins.
La photographe aurait considéré cette image comme l’une de ses plus belles réussites, puisqu’elle a fait l’objet de nombreuses expositions internationales. Il existe trois tirages de cette image, datés de 1920, 1922 et 1923. De nombreuses organisations artistiques exposant des photographies d’art, en plein essor à l’époque, ont reconnu la subtilité des tons et les stratégies pictorialistes de composition que l’œuvre emprunte. L’épreuve de 1922 est exposée cette année-là à San Francisco, lors de la deuxième exposition internationale annuelle de la photographie picturale. De là, elle voyage en 1923 jusqu’au deuxième salon international de la photographie de Kohakai, avant d’être présentée à Kobe, Tokyo, Osaka et Kyoto. Watkins envoie le tirage de 1923 à la deuxième exposition internationale annuelle de la photographie picturale de San Francisco et Oakland, puis au cinquième salon annuel de la photographie picturale de Frederick and Nelson à Seattle en 1924, et ensuite, à l’exposition internationale de photographie de Bandung, à Java. C’est peut-être le tirage de 1920 qu’elle présente dans son exposition personnelle de 1923, au Art Center de New York.
Le passage de Watkins du pictorialisme au modernisme, qui marque son parcours artistique, devient évident quand on compare cette image pictorialiste parfaite – un poème à tonalité atmosphérique – à un autre paysage, soit Bridge, Canaan, Connecticut (Pont, Canaan, Connecticut), 1919. Pour cette dernière œuvre, Watkins applique le notan de Dow, soit le motif de la lumière et de l’ombre, en particulier dans la rivière qui s’éloigne et tourne, mais elle fait également des expérimentations modernistes. La forme géométrique du pont encadre le paysage et les femmes qui marchent. Cependant, cette forme ne propose pas de lignes horizontales et verticales simples. L’ingénierie de ce pont est difficile à saisir, et la personne spectatrice se trouve déstabilisée et perplexe. Les femmes en promenade bucolique vers la rivière sont aperçues à travers une nuisance moderne, une bizarrerie de notre monde quotidien – une stratégie que Watkins reprendra pour créer ses images domestiques les plus réussies.