L’évier 1919

L’évier

Margaret Watkins, The Kitchen Sink (L’évier), 1919
Épreuve au palladium, 21,3 x 16,4 cm
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa

L’évier de Margaret Watkins est une image de vaisselle sale au fond d’un évier – dont une bouteille de lait remplie d’eau écumeuse, entourée de vaisselle dépareillée et ébréchée. La courbe du bord de l’évier, recadrée en angle, donne lieu à une composition en diagonale. L’œil perçoit les éléments métalliques brillants – le robinet, le bec de la bouilloire et la brosse de nettoyage – tous soigneusement disposés de manière à former un triangle central qui contient et encadre les objets. L’ombre de la poignée de la bouilloire sur l’évier en porcelaine et le dosseret en retrait produit une ligne flottante qui désoriente et rappelle les peintures de l’artiste expressionniste russe Vassily Kandinsky (1866-1944), alors que l’ombre de la bouteille de lait donne l’impression qu’elle recevrait l’eau si l’on ouvrait le robinet. Le tirage au palladium produit une gamme de tons riches, allant de foncé à presque blanc, en passant par une variété de gris.

 

Vassily Kandinsky, Cossacks (Cosaques), 1910, huile sur toile, 94,6 x 130,2 cm, Tate Modern, Londres.

Cette photographie, la plus célèbre (et la plus vilipendée) de Watkins, est exposée de 1921 à 1924 à New York, à San Francisco, à Londres, puis au Japon. En 1922, l’image remporte le deuxième prix à la deuxième exposition annuelle de photographie à l’Emporium de San Francisco où elle est saluée pour sa technique et sa « combinaison agréable de motifs reposant sur une base géométrique ». Ce prix suscite de nombreuses critiques de la part du public, voire des parodies. La photographie est un excellent exemple non seulement de l’attention que Watkins porte au design, mais aussi de son audace – le conservateur de la photographie du Musée des beaux-arts du Canada, James Borcoman, la qualifie de « vraiment révolutionnaire » – dans son choix de sujets pour des motifs domestiques supposément inesthétiques.

 

La controverse suscitée par L’évier portait sur les thèmes et la représentation dans l’art, en particulier sur ce qui constitue un sujet approprié. Tandis que les représentations souvent violentes de femmes exploitées sexuellement ont longtemps été considérées comme des sujets nobles de l’art occidental, la vaisselle sale ne l’était pas. À Londres, un critique fait remarquer que la photo n’est pas de celles que « quelqu’un demanderait à contempler pendant ses derniers moments ». Pour un autre critique, L’évier est le « témoignage d’un ménage bâclé »; même si l’œuvre repose de manière « exemplaire » sur « une technique splendide », elle n’est rien de plus que « la représentation de vaisselle mal placée et […] une composition astucieuse de triangles ». Un poème parodique est publié dans Camera Craft, « The Old Kitchen Sink: With Apologies to Margaret Watkins [Le vieil évier de cuisine : avec toutes nos excuses à Margaret Watkins] », dans lequel, strophe après strophe, on répète que les femmes sont censées rester à la cuisine et laisser les hommes faire le vrai travail de la photographie. En réponse à un critique qui se plaignait que la photographie souffrait de « contenir trop d’objets d’intérêt égal », l’artiste rétorque : « Manifestement, ce pauvre cancre ne connaît rien à l’art moderne – abstractions, rythme des motifs, etc. Les “objets” ne sont pas censés avoir un intérêt en soi – ils contribuent simplement à la conception ». Watkins soutient ici que L’évier est une pure abstraction. Pourtant, c’est précisément dans la combinaison choquante de la « forme essentielle » et de la réalité matérielle que se trouve son talent. À certains moments de sa vie, Watkins s’est sentie « domestiquée à mort », mais en travaillant dans et à travers ses espaces domestiques, elle a pu développer un langage photographique féminin du quotidien.

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