Les premiers procédés photographiques, les daguerréotypes et les calotypes, entrent en scène en 1839 et captent rapidement l’attention du public. Bien que la critique reconnaisse que ces nouvelles technologies ont la possibilité de changer la façon dont les gens appréhendent le monde, leur valeur artistique et leurs applications commerciales sont sujettes à débat. Les premières personnes à pratiquer la photographie au Canada sont issues de l’immigration ou sont des touristes d’Europe et des États-Unis qui introduisent ces techniques et procédés inédits par le truchement d’entreprises commerciales ou d’apprentissages informels. Qu’il s’agisse de studios de portraits produisant des cartes de visite en quantité massive, ou de néophytes prenant des photos de famille avec des pellicules celluloïd, les technologies et les techniques photographiques façonnent de manière distincte la pratique de cet art au Canada.
Le daguerréotype et le calotype
Lorsque le procédé du daguerréotype est présenté au public en janvier 1839, il attire rapidement l’attention du monde entier. Mis au point en France par Joseph Nicéphore Niépce (1765-1833) et Louis-Jacques-Mandé Daguerre (1787-1851), le daguerréotype consiste en une image unique fixée sur de fines feuilles de cuivre argenté. L’appareil est essentiellement une boîte en bois imperméable à la lumière, dotée de lentilles simples, qui produit une image nette dont la surface est polie comme un miroir. La surface d’un daguerréotype étant fragile, il est généralement recouvert de verre et conservé dans un étui ou un cadre, ce qui lui confère un caractère précieux. Le daguerréotype est le premier procédé photographique utilisé à grande échelle au Canada et le premier format commercialement viable.
En Amérique du Nord, la nouvelle de cette technologie se répand en avril 1839, lorsque le New York Observer publie une lettre écrite par l’artiste et inventeur des États-Unis, Samuel Morse (1791-1872), après qu’il ait rendu visite à Daguerre en France et ait constaté son invention. En mai, la lettre de Morse est rééditée dans un journal de Toronto, le Patriot. Dès l’année suivante, les journaux canadiens publient des annonces de daguerréotypistes commerciaux, dont beaucoup sont des entrepreneurs itinérants venus des États-Unis. Au début des années 1850, on trouve des studios de daguerréotypie dans toutes les grandes villes de la province du Canada. Le processus impose, à ses débuts, une longue prise de vue tout comme il contraint les modèles qui semblent souvent figés, mais avec les améliorations techniques, on les voit emprunter des poses plus naturelles, comme dans le portrait de la famille Kirkpatrick. Procédé photographique particulièrement populaire pour le portrait, le daguerréotype domine en Amérique du Nord britannique jusqu’en 1860.
L’autre procédé pratiqué à l’époque est le calotype, qui a été mis au point en Angleterre par William Henry Fox Talbot (1800-1877), en 1841. La calotypie produit un négatif papier qui peut ensuite être imprimé sur un papier photosensible pour créer une photographie positive. Bien que son usage ne se soit jamais répandu au Canada ni aux États-Unis, la calotypie sert de base aux procédés photographiques ultérieurs, car elle permet la reproduction de plusieurs tirages d’une image.
Le procédé au collodion humide et l’expansion de la photographie professionnelle
Au cours des années 1850, le procédé du daguerréotype est remplacé par le procédé au collodion humide. Ce dernier combine la netteté de la mise au point du daguerréotype avec la reproductibilité du calotype, ce qui en fait un excellent choix pour un usage commercial ou administratif. Développé en Angleterre par F. Scott Archer (1813-1857) et utilisé à partir de 1851, le procédé au collodion humide permet d’obtenir des images négatives sur plaques de verre. Grâce à son court temps d’exposition et ses négatifs de grande précision, il est plus facile d’obtenir de bons résultats de manière constante avec le procédé au collodion humide qu’avec les méthodes précédentes, bien qu’il nécessite des connaissances en chimie et un équipement considérable. Comme solution de rechange aux daguerréotypes, le procédé au collodion humide présente un seul avantage, soit sa reproductibilité. Les négatifs sur plaque de verre permettent aux photographes de produire des tirages sur papier plus facilement et avec plus de détails que ce que permettaient les négatifs papiers de la calotypie.
Une variation chimique du procédé au collodion humide transforme les négatifs en positifs, et ceux-ci sont présentés sur un fond noir dans un boîtier décoratif, comme les daguerréotypes. Ce format, connu sous le nom d’ambrotype, est particulièrement populaire pour les portraits au Canada à la fin des années 1850. L’ambrotype est relativement simple et peu coûteux à fabriquer, car il ne nécessite pas d’impression et sa surface n’est pas aussi réfléchissante que l’argent poli des daguerréotypes.
Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, la plupart des négatifs papiers et des négatifs sur plaque de verre sont transformés en tirages positifs grâce au tirage contact, qui consiste à mettre une surface photosensible en contact avec un négatif. Le tirage positif obtenu a les mêmes dimensions que son négatif. Le papier photosensible le plus utilisé par les photographes de la seconde moitié du dix-neuvième siècle est le papier albuminé, soit un papier qui a été enduit d’une solution de blanc d’œuf et de sels d’argent. Les épreuves à l’albumine sont plus brillantes que celles réalisées sur d’autres types de papier, et le papier albuminé demeure populaire jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, lorsqu’il est remplacé par la feuille de gélatine. Dans la représentation poétique d’un pont ferroviaire sur la rivière Miramichi d’Alexander Henderson (1831-1913), la brillance délicate du papier contribue à créer l’atmosphère de la scène. Avec l’épreuve à la gélatine argentique, les sels d’argent sensibles à la lumière sont liés par de la gélatine plutôt que par du blanc d’œuf. L’épreuve à la gélatine argentique est ainsi plus stable que l’épreuve à l’albumine, car elle ne contient pas de soufre responsable de faire jaunir le papier avec le temps. En outre, les feuilles de gélatine argentique sont plus faciles à fabriquer et à distribuer.
Grâce aux nouveaux formats réalisés à l’aide du procédé au collodion humide, les studios de photographie canadiens connaissent du succès à partir de la fin des années 1850. Les stéréogrammes, les cartes de visite et les cartes de cabinet deviennent populaires et marquent le début de la production photographique de masse. Le stéréogramme est une photographie double d’un même sujet prise à angles légèrement différents pour donner l’illusion de la profondeur lorsqu’on le regarde à travers un dispositif optique appelé stéréoscope. La production d’un stéréogramme étant relativement peu coûteuse, les vues panoramiques et autres sujets sont vendus dans la plupart des studios de photographie. Louis-Prudent Vallée (1837-1905) est un photographe dont les stéréogrammes, tels que La Porte Saint-Louis, Québec, v.1879-1890, sont populaires auprès des touristes en visite dans la ville de Québec et les environs.
La carte de visite est une nouveauté qui marque le genre du portrait photographique. Breveté en France en 1854 par André Adolphe-Eugène Disdéri (1819-1889), ce format peu coûteux est rapidement adopté par les studios de photographie canadiens. Les cartes de visite sont produites avec un appareil spécial qui permet de saisir huit images, voire davantage, sur une même plaque. Cette technique augmente considérablement la productivité du photographe et permet la division du travail, de sorte que des ouvriers et ouvrières moins qualifié·es peuvent effectuer les étapes de découpage et d’impression nécessaires à la réalisation du produit final. Les poses sont préétablies et le processus est rapide, en partie parce que les expressions faciales ne sont pas importantes sur des images si petites. Néanmoins, des studios réputés, tels que le studio Livernois (1854-1979), réussissent à conférer de l’élégance à leurs images.
Les années 1850 sont également le témoin de la montée de la classe moyenne, alors que de nombreuses familles commencent à assembler des albums photographiques à l’effigie de leurs membres, de leurs proches et même de célébrités. Dans les années 1860, le succès commercial de la carte de visite conduit à l’introduction de la carte de cabinet. Cette dernière reprend essentiellement la même forme que la carte de visite, mais elle est quatre fois plus grande. Ce format amplifié permet de saisir plus de détails, offrant la possibilité de varier les poses et les décors, exprimant ainsi davantage l’identité du sujet, comme dans ce portrait du révérend Horace H. Hawkins, un abolitionniste et pasteur d’Amherstburg, en Ontario. Au fur et à mesure que les studios commerciaux se développent, ils mettent sur pied des albums d’épreuves pour conserver la trace des photographies et permettre à la clientèle de parcourir les sélections disponibles à l’achat après une séance de pose.
Une version encore moins coûteuse du procédé au collodion humide est le ferrotype. Né au début des années 1850, le ferrotype est réalisé en différents formats sur des feuilles de fer laquées noires. Le procédé, souvent employé dans la réalisation de portraits, est adopté par des photographes itinérants, tels que Duncan Donovan (1857-1933), qui vendent ces images dans les foires et les lieux touristiques en guise de souvenirs pour les personnes de la classe ouvrière en visite. Bien établi dans l’usage en Amérique du Nord, le ferrotype est populaire car facile à réaliser et ses résultats sont durables; pourtant, pendant de nombreuses années, ces tirages n’ont pas été largement collectionnés par les institutions ni étudiés. L’attention récente portée par les spécialistes sur les usages quotidiens de la photographie montre toutefois qu’il y a beaucoup à apprendre de ces modestes objets. Par exemple, l’exposition Free Black North (Noirs libres du Nord), présentée au Musée des beaux-arts de l’Ontario en 2017, se penche sur la façon dont les ferrotypes offrent aux communautés noires des petites villes de l’Ontario un moyen d’exprimer leurs aspirations, comme dans le portrait réalisé par un photographe anonyme d’un homme fumant un cigare.
Le procédé au collodion humide est en outre utilisé en dehors du cadre du studio, mais non sans d’importantes difficultés. Lorsque Humphrey Lloyd Hime (1833-1903) documente l’expédition d’exploration de l’Assiniboine et de la Saskatchewan en 1858, il doit transporter tout l’équipement fragile et encombrant nécessaire à la réalisation et au développement des photographies sur collodion humide. Cet équipement comprend les appareils photo et un trépied, ainsi que des plaques de verre, des produits chimiques et une tente pour la chambre noire. Le processus nécessite également de l’eau propre pour traiter et développer les négatifs. Malgré ces difficultés, Hime obtient de bons résultats, et certaines de ses photographies des Prairies sont publiées dans le rapport d’expédition d’Henry Youle Hind.
Dans les années 1850 et 1860, la plupart des livres illustrés par des photographies le sont par des épreuves à l’albumine collées sur des morceaux de carton épais reliés aux autres pages du livre. Le premier ouvrage littéraire canadien illustré par des épreuves à l’albumine est publié en 1865. Il s’agit de Maple Leaves: Canadian History and Quebec Scenery de James MacPherson Le Moine, dans lequel les photographies de Jules-Isaïe Benoît dit Livernois (1830-1865) représentent certains endroits dont il est question dans le texte.
À partir des années 1860, des procédés photomécaniques sont développés et appliqués à l’illustration de livres. L’épreuve photomécanique est une image photographique imprimée à l’encre. L’épreuve au charbon est l’un des premiers procédés photomécaniques – une image photographique est transférée sur un support papier à partir de l’épreuve, qui est une feuille de papier enduite de gélatine photosensible pigmentée au charbon. L’épreuve au charbon se prête à la reproduction grâce à ses résultats prévisibles et stables, bien qu’elle nécessite beaucoup de travail. Ce type de tirage est le plus souvent utilisé dans la production commerciale de masse ou par certains photographes pictorialistes qui s’intéressent à la gamme d’effets picturaux qu’il offre. Minna Keene (1861-1943), par exemple, emploie l’épreuve au charbon pour créer des images évocatrices telles que Harvesters (Les moissonneurs) et Fruit Study (Étude de fruits), toutes deux saisies vers 1905.
L’épreuve au charbon et les autres procédés photomécaniques ne conviennent pas toujours pour l’imprimerie commerciale, et la plupart des livres, journaux et périodiques sont illustrés par des gravures sur bois de bout ou des gravures sur bois de fil jusqu’au développement de la similigravure, un procédé par lequel une photographie est traduite en une trame de points de grosseurs variables qui peut être imprimée à l’aide d’une presse typographique. La première reproduction d’une photographie par similigravure, un portrait du prince Arthur par William Notman (1826-1891), est publiée dans le numéro inaugural du Canadian Illustrated News, le 30 octobre 1869. Avec le développement de la similigravure, il devient plus facile de reproduire des photographies et de les diffuser auprès d’un vaste public.
Le procédé de la plaque sèche et les nouvelles possibilités de la photographie
Le principal développement technologique des années 1870 tient dans l’essor du procédé de la plaque sèche, beaucoup moins contraignant que le procédé au collodion humide. Cette avancée amène les plaques de verre recouvertes d’une gélatine photosensible qui peuvent être séchées et exposées jusqu’à plusieurs mois après leur préparation. Elle permet la production et la distribution à grande échelle de négatifs sur plaque de verre et libère les photographes de leurs chambres noires remplies de solutions chimiques. Cependant, le procédé n’est pas normalisé initialement par les fabricants, ce qui crée des difficultés pour les photographes; certain·es professionnel·les demeurent même fidèles au procédé au collodion humide pendant des années. Grâce à de nouveaux perfectionnements techniques, la fiabilité du procédé de la plaque sèche est accrue, tandis que son usage devient la nouvelle norme.
La plaque sèche à la gélatine est source d’un grand bouleversement au Canada, car plus mobile et stable, elle est fonctionnelle au cœur de conditions météorologiques extrêmes et d’environnements difficiles. C’est grâce au procédé de la plaque sèche que Charles Horetzky (1838-1900), engagé pour photographier les tracés possibles des voies ferrées du Canadien Pacifique dans le nord de la Saskatchewan et de l’Alberta, parvient à produire des photographies par des températures glaciales. Comparativement au procédé au collodion humide, les plaques sèches préparées commercialement sont plus rapides et plus faciles à utiliser, et dans les années 1870, il est courant que les géologues et les arpenteurs, travaillant pour des organismes gouvernementaux comme la Commission géologique du Canada (CGC), emportent du matériel de photographie lors de leurs expéditions. Cette facilité d’utilisation donne lieu à d’autres progrès. Édouard Deville, arpenteur général du Canada, reconnaît le potentiel du procédé de la plaque sèche pour les levés topographiques de l’Ouest. Sous sa direction, les arpenteurs appliquent le procédé à la gélatine à la photogrammétrie, une méthode de collecte de données topographiques, ce qui leur permet de cartographier efficacement une vaste région montagneuse.
La relative facilité et le coût abordable du procédé de la plaque sèche rend également la photographie plus accessible aux amateurs et amatrices comme Mattie Gunterman (1872-1945); dans les années 1880 et 1890, de nombreuses personnes adoptent cette nouvelle technique avec enthousiasme. Les photographes des communautés rurales emboitent le pas et immortalisent des sujets populaires tels les familles, les amitiés, le bétail, les fermes et les paysages, comme dans les clichés de Marsden Kemp (1865-1943), un photographe amateur de Kingston et Picton, en Ontario.
Grâce à cette technologie aisée à employer et aux nouveaux appareils photo légers et portatifs, de plus en plus de femmes se tournent vers la photographie comme passe-temps. Cependant, au lieu de briser les conventions liées au genre, cette évolution ne fait que renforcer l’idée répandue selon laquelle les femmes ne seraient pas aptes à maîtriser les procédés techniquement plus complexes. Ce stéréotype a tendance à persister même si de nombreuses femmes travaillent dans les studios de photographie. Dans les années 1870, par exemple, dans le studio Notman à Montréal, les femmes occupent de nombreux postes et participent à l’impression, à la retouche et au montage des photographies, ainsi qu’aux tâches administratives.
Le procédé de la plaque sèche sert également à la production de diapositives sur verre, aussi appelées diapositives de lanterne magique. Ces diapositives sont projetées lors de conférences publiques et ont une fonction à la fois éducative et divertissante. Les conférenciers et conférencières se rendent dans les grandes villes et les petites localités au pays et à l’étranger pour partager nouvelles et idées. Certains diaporamas sont parrainés par des entreprises et d’autres sont organisés par des particuliers. La Winnipeg Exhibition Company, par exemple, présente une conférence itinérante de diapositives sur verre montrant des « vues photographiques le long du CP ». Lors de conférences grand public au Canada et aux États-Unis dans les années 1910, Mary Schäffer (1861-1939) présente des diapositives sur verre, comme celle d’une randonneuse cueillant des fleurs, qui relatent ses aventures dans les Rocheuses.
Dans les Prairies, les conférences avec diapositives sur les nouveaux produits et les nouvelles méthodes agricoles sont une importante source d’information. De 1914 à 1922, l’Université de la Saskatchewan offre un programme de formation, parrainé par le ministère de l’Agriculture, les trains agricoles ou « Better Farming Trains ». Des wagons de chemin de fer aménagés en théâtres ambulants visitent les régions éloignées de la province, rejoignant chaque été un public d’environ trente à quarante mille personnes. Des chercheurs de la CGC réalisent des diapositives sur verre lorsque des restes de dinosaures sont exhumés dans les badlands du sud de l’Alberta, et celles-ci permettent d’expliquer les procédures archéologiques, comme la préparation des fossiles en vue de leur expédition à Ottawa.
À la fin du dix-neuvième siècle, de nouvelles technologies permettent également aux photographes de montrer les intérieurs sombres des maisons et les canalisations. Le procédé de la plaque sèche est utilisé conjointement avec d’autres développements technologiques, notamment la photopoudre au magnésium et l’éclairage électrique. Introduites dans les années 1880, les photopoudres au magnésium sont mélangées à un agent oxydant qui les rend combustibles à la moindre étincelle. Bien que dangereuses, les photopoudres permettent aux praticien·nes d’explorer la photographie au flash en dehors du studio, où la lumière artificielle est désormais courante à la fin du siècle. Le premier photographe officiel de la ville de Toronto, Arthur Goss (1881-1940), recourt aux photopoudres de magnésium et, plus tard, aux ampoules de flash pour capter les conditions de vie des habitant·es de la ville et documenter la construction des égouts.
L’une des principales caractéristiques du procédé de la plaque sèche à la gélatine est sa permanence dans le temps. La chimie de la plaque de verre et de la gélatine est relativement stable, si bien que les spécialistes sont en mesure d’étudier le travail de nombre de photographes de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle au Canada grâce à leur utilisation de ce procédé. Même si les épreuves ne nous sont pas parvenues, les négatifs sur plaque de verre, eux, subsistent encore. On entend à travers le pays de nombreuses histoires racontant la découverte de boîtes de négatifs sur plaque de verre retrouvées dans des greniers, des sous-sols et des garages après plusieurs décennies. Les négatifs sur plaque de verre du studio Hayashi (1911-1935) à Cumberland, en Colombie-Britannique, par exemple, ont permis aux historien·nes de reconstituer certains aspects historiques de l’immigration japonaise avant la période des camps d’internement pendant la Seconde Guerre mondiale. Les négatifs sur plaque de verre de Mattie Gunterman ont résisté à des années d’abandon avant d’être récupérés, offrant une perspective unique sur la vie des colons.
Dans les années 1980, la découverte des négatifs sur plaque de verre du photographe noir William S. (Billy) Beal (1874-1968), dépeignant les Prairies, jette un éclairage neuf sur l’histoire d’une communauté du Manitoba tout en favorisant la réévaluation de l’héritage d’un homme. Même si les photographes des milieux marginalisés ne sont pas reconnu·es à leur époque et que leurs œuvres ne sont pas préservées par les institutions gouvernementales, nous pouvons reconnaître leur importante contribution aujourd’hui, par l’entremise de leurs négatifs sur plaque de verre qui existent toujours.
Les nouvelles perspectives offertes par la pellicule celluloïd
Une percée majeure à la fin des années 1880 permet un nouveau développement dans la pratique de la photographie. Bien que la stabilité garantie par le procédé de la plaque sèche soit avantageuse, le support en verre employé pour l’émulsion de gélatine présente des inconvénients : il alourdit l’équipement des photographes sans compter qu’il est susceptible de se briser. Les expériences menées pour trouver une solution de rechange aboutissent finalement à la création d’un nouveau matériau : le celluloïd, qui est d’abord disponible en feuilles avant d’être fabriqué en rouleaux.
La technologie des appareils photo progresse parallèlement à cette nouvelle technologie de la pellicule. Le temps d’exposition plus rapide des plaques sèches à la gélatine, produites commercialement dans les années 1870, favorise l’émergence des appareils photo portatifs; à la fin des années 1880, de nouveaux modèles munis de pellicules en rouleau voient le jour. L’appareil Kodak, lancé par George Eastman en 1888, est le plus populaire. À l’origine, ce petit appareil portatif et abordable est équipé d’un porte-rouleau contenant suffisamment de papier sensibilisé pour produire cent négatifs. L’année suivante, les appareils Kodak sont équipés d’un rouleau de film celluloïd. Comme l’indique le slogan de Kodak « Press the Button, We Do the Rest [Vous appuyez sur le bouton, nous faisons le reste] », la clientèle peut renvoyer les films à la compagnie qui s’occupe à peu de frais du développement et de l’impression.
Les appareils photo Kodak sont commodes et simples, et en cela, ils s’adressent notamment aux femmes. Les photographes amateurs partagent souvent leurs connaissances et leur enthousiasme pour le médium, se photographiant parfois mutuellement pour éprouver leur technique. Cependant, bien que l’industrie photographique rende les femmes plus visibles en tant que photographes, elle renforce aussi la notion que la pratique « sérieuse » est trop compliquée pour elles. L’industrie s’appuie sur les conventions de la féminité du temps pour vendre des produits.
Le petit nombre de femmes photographes qui connait un succès commercial doit également faire face aux stéréotypes liés au genre. Lorsque les femmes professionnelles sont décrites comme des photographes talentueuses, les critiques attribuent ce talent à des qualités supposément féminines, telles que leurs capacités artistiques ou leur aptitude à entrer en relation avec les autres, plutôt qu’à leur expertise technique. Même la photographe de renommée internationale Minna Keene est présentée dans un article du magazine Maclean’s en 1926 comme une « épouse et mère aimant son foyer », et bien que l’auteur reconnaisse son talent artistique, il manifeste clairement son opinion qu’une femme ne doit pas se préoccuper de succès commercial.
Les appareils photo portatifs et les films celluloïd en rouleau sont en outre d’une grande importance pendant la Première Guerre mondiale. De nombreux jeunes hommes emportent au front l’appareil photo Kodak Vest Pocket nouvellement mis sur le marché et, en dépit des règles de censure, certains soldats prennent des photos et assemblent des albums. La photographie sert aussi à des fins tactiques pendant la guerre. Durant cette première guerre à faire usage de la technologie de l’aviation, les stratèges militaires se servent de photographies aériennes et d’autres formats, comme les panoramas, pour photographier les champs de bataille ainsi que pour la reconnaissance et la collecte de renseignements. Dans la grande majorité des cas, ces photographies ne sont vues par le public qu’après la guerre; cependant, la population est informée des développements technologiques qui rendent la surveillance aérienne possible. Cela contribue à renforcer la confiance de la population envers la stratégie et la technologie militaires comme solution aux hostilités en temps de guerre.
La pellicule celluloïd favorise de surcroît le développement de nouvelles applications commerciales de la photographie aérienne après la Seconde Guerre mondiale. En 1946, après avoir servi dans l’Aviation royale canadienne, le photographe londonien Ron Nelson (1915-1994) crée une entreprise spécialisée dans la photographie aérienne. Il compte parmi ses clients de grandes entreprises comme Imperial Oil, Bell Telephone et John Labatt, ainsi que des entreprises et des institutions locales, telle l’Université Western. Ses photographies sont publiées dans des rapports d’entreprise, sur des affiches et autres documents promotionnels.
La couleur dans l’art et le commerce
Au début du vingtième siècle, l’avènement de la couleur dans la photographie change radicalement son potentiel esthétique et commercial. On retrouve une kyrielle de procédés photographiques couleur, chacun doté de caractéristiques et d’applications qui lui sont propres. Toutefois, certains, comme la photographie interférentielle attribuée à Gabriel Lippmann (1845-1921), sont trop compliqués et trop coûteux pour être développés à grande échelle. Mis au point par les frères Lumière, le procédé autochrome est le premier commercialement disponible, et ce, dès 1907. Cette technique génère souvent des couleurs douces et atténuées qui conviennent bien à l’esthétique pictorialiste. Hugo Viewegar (1873-1930), qui apprend le procédé autochrome avant de s’installer au Canada en 1912, exploite le potentiel expressif des couleurs dans le genre du portrait.
Une multitude de films chromogènes est commercialisée dans les années 1930 et 1940. Le film chromogène est un celluloïd traité avec trois couches de gélatine photosensible, chaque couche n’enregistrant qu’une lumière, soit la rouge, la verte ou la bleue. Le Kodachrome, introduit en 1935, est la première pellicule couleur transparente, dont les usages sont d’abord commerciaux, en raison de son coût. Les diapositives dans des supports en carton, pouvant être projetées sur un écran à l’aide du projecteur Kodaslide, sont disponibles peu après.
Fred Herzog (1930-2019) recourt au Kodachrome, dont il apprécie les teintes rouges caractéristiques, pour immortaliser les rues de Vancouver de la fin des années 1940 jusqu’aux années 1990. Cependant, les transparents Kodachrome étant difficiles à imprimer, le travail d’Herzog fait rarement l’objet d’expositions, jusqu’à ce que la numérisation et l’impression à jet d’encre reproduisent les riches subtilités de la pellicule. Avec l’avènement du Kodacolor en 1942, les tirages photographiques couleur peuvent être réalisés à partir de négatifs de films chromogènes. Mais comme la photographie couleur est réservée à l’usage militaire pendant la Seconde Guerre mondiale, les possibilités artistiques et commerciales de ces nouveaux procédés ne sont explorées qu’après le conflit.
Après la guerre, la photographie couleur gagne en popularité. L’épreuve par transfert hydrotypique voit le jour en 1946. Il s’agit d’un procédé complexe et techniquement exigeant qui consiste à séparer les couleurs qui composent une impression. Chaque couleur est imprimée individuellement et est combinée en couches pour créer l’image finale. Le principal avantage de ce procédé est la possibilité de contrôler l’équilibre des couleurs pour créer des teintes fortes et saturées ainsi qu’un fini brillant. La richesse des teintes confère aux épreuves par transfert hydrotypique une qualité graphique, comme c’est le cas dans la photographie prise par George Hunter en 1958, Wild Horse Race, Calgary Stampede (Course de chevaux sauvages, Stampede de Calgary). Ce procédé est largement utilisé dans la photographie commerciale d’après-guerre et dans la publicité imprimée.
Dans les années 1970, la photographie couleur devient plus abordable et est adoptée par des photographes qui travaillaient jusque-là en noir et blanc, ainsi que par des artistes pratiquant un large éventail de moyens d’expression. Gabor Szilasi (né en 1928), par exemple, se sert du film Ektacolor de Kodak pour explorer la signification sociale et culturelle de la couleur dans une série d’intérieurs. Entre 1963 et 1981, Polaroïd Corporation lance plusieurs procédés couleur instantanés qui exploitent la technologie de diffusion des colorants, dont le populaire appareil photo reflex à un seul objectif, le SX-70. Le film instantané propre aux appareils Polaroïd, produisant un seul artefact matériel, est le résultat d’une ingénierie chimique complexe; pourtant des artistes s’intéressent à cette singularité du Polaroïd réinvestie dans une série, notamment Charles Gagnon (1934-2003), avec des œuvres telle que Untitled (Sans titre), 1978.
Les artistes expérimentant ces nouveaux matériaux et techniques bousculent les distinctions antérieures entre la photographie et l’art contemporain. L’artiste ojibwé Carl Beam (1943-2005) tire parti du collage et du transfert photographique dans son travail sur l’impact de la colonisation européenne, et P.Mansaram (1934-2020) exploite le collage pour aborder l’effet des médias de masse et l’expérience diasporique. Ron Benner (né en 1949) crée des peintures murales photographiques commentant la mondialisation et la politique alimentaire. Les peintures murales Ektacolor de Barbara Astman (née en 1950), composées d’images Polaroïd agrandies, superposent des lettres dactylographiées à l’image de proches, un procédé combiné à de nouveaux procédés de coloration pour créer des récits visuels de nostalgie. Evergon (né en 1946) utilise un appareil Polaroïd grand format pour créer des compositions compressées qui font référence à la théâtralité de la peinture académique. Ces artistes, et plusieurs autres qui ont expérimenté la photographie dans les années 1970 et 1980, ont transformé le statut de la photographie au sein de l’art contemporain.