Le Petit déjeuner sur l’herbe 2014
Le Petit déjeuner sur l’herbe s’inscrit dans la série Urban Res (Réserves urbaines), produite par Kent Monkman entre 2013 et 2016 et inspirée du quartier North End, à Winnipeg, qui abrite une importante population autochtone. Le décor urbain structure l’espace, exigu et confiné. Il y a peu de paysage, à l’exception de ce que l’on aperçoit à travers les mailles d’une clôture. Les figures de femmes nues allongées dans la rue, constituées de multiples plans en aplat et de formes angulaires, hachées ou déformées, évoquent le cubisme et la réinvention radicale du nu féminin par Pablo Picasso (1881-1973). Elles incarnent une parodie des Demoiselles d’Avignon, 1907, un célèbre portrait rassemblant des prostituées de Barcelone. La voiture de luxe garée à l’extérieur donne à penser que son propriétaire est à l’intérieur, à l’étage, avec l’une des femmes. L’abus et la violence implicites dans la scène sont soulignés par une figure modelée sur la peinture murale de Picasso, Guernica, 1937. Monkman considère cette série comme la représentation d’un environnement hostile où se côtoient « le prédateur et la proie » et où « les femmes autochtones », en particulier, « sont la proie des autres ».
Le titre de cette peinture de Monkman fait référence au Déjeuner sur l’herbe, 1863, d’Édouard Manet (1832-1883), considérée comme révolutionnaire pour son époque en ce qu’elle est exemplaire du modernisme. Dans cette œuvre, une femme nue, assise sur l’herbe d’un parc avec deux hommes habillés, regarde directement le spectateur. La représentation de la femme par Manet s’oppose au nu idéalisé et pudique de la tradition académique. De même, en transgressant les règles de la perspective, le peintre restreint la profondeur spatiale et privilégie une approche moderniste. Commentant la composition, Monkman note que Manet « a transformé les conventions de l’espace pictural et jeté les bases du modernisme; pour lui, [l]’aplatissement de l’espace pictural par le peintre [fait] écho au rétrécissement spatial subi par les peuples autochtones, contraints de vivre dans des réserves qui ne sont que des fractions minimes de leur territoire original, ne composant maintenant que 0,2 % du Canada ».
À travers ces appropriations picturales, Monkman représente la violence colonialiste et moderniste infligée à la forme et à l’esprit féminins. Faisant référence au « dépeçage du nu féminin » par Picasso, l’œuvre de Monkman ébranle les idées européennes et souligne l’impact du modernisme sur les cultures autochtones ainsi que la déshumanisation subie par les femmes autochtones tout particulièrement. Le peintre voit toute la période moderniste de l’art européen en parallèle avec les effets d’autres symptômes de la modernité sur les communautés autochtones, notamment les chemins de fer et la Loi sur les Indiens. Par ailleurs, Picasso sert également de faire-valoir à la sensibilité et à la sexualité de Monkman.
Les anges sont une présence mystérieuse et ambiguë dans les peintures de Monkman. Ils rappellent les chérubins que l’on voit souvent dans les peintures baroques, les plafonds de la Renaissance et les fresques de l’art sacré européen, mais les anges du Petit déjeuner sur l’herbe ressemblent à des femmes. S’ils peuvent signifier la grâce, ils ne manquent pas d’évoquer l’impact destructeur du christianisme sur les communautés des Premières Nations – cherchent-ils à tourmenter les âmes, ou à les sauver? Cette dualité permet à Monkman de faire librement allusion aux tableaux des maîtres anciens qu’il interroge.