Le cri 2017
Le cri de Kent Monkman – dont le titre reprend celui de l’œuvre Le cri, 1893, du peintre norvégien Edvard Munch (1863-1944) – fait référence aux horreurs du système des pensionnats. À la fin du dix-neuvième siècle, le gouvernement canadien entreprend une « assimilation agressive » des peuples autochtones. En tout, plus de 150 000 enfants autochtones seront contraints de fréquenter les pensionnats entre la fin des années 1800 et les années 1990. Les enfants inuits, métis et des Premières Nations, séparés de leurs parents, sont envoyés de force dans des institutions ayant pour objectif de les dépouiller de leur langue, de leur culture et de leur identité. De nombreux enfants subiront des violences physiques, psychologiques et sexuelles, et plusieurs milliers d’entre eux décèderont. Le tableau rend compte de la violence de ces établissements dans un style cru et direct : sont représentés des membres du clergé catholique et de la Gendarmerie royale du Canada arrachant des enfants des bras de leur mère. Au centre, une mère s’élance, les bras tendus vers son enfant, enlevé par un prêtre. L’œuvre témoigne de l’effort systématique du gouvernement canadien pour exterminer les peuples autochtones, leurs langues et leurs cultures.
Le cri s’inscrivait dans le « Chapitre V : Transfert forcé des enfants », de l’exposition Shame and Prejudice: A Story of Resilience (Honte et préjugés : Une histoire de résilience), commissariée par Monkman en 2017. L’œuvre figurait dans une pièce aux murs noirs. L’espace à l’entrée de la galerie présentait des jouets et des objets d’artisanat fabriqués par les élèves du Pensionnat pour Autochtones de Grouard, en Alberta, vers 1925, et ces objets portaient des marques de l’identité culturelle des enfants : ces derniers avaient incorporé du cuir et des perles dans leur fabrication. Des askotâskopison, soit des planches de berceaux traditionnels, tapissaient certains murs, et d’autres étaient décorés de cadres faits en bois ou dessinés à la craie, évoquant les enfants disparus ou décédés. Dans le livret qui accompagne l’exposition, Miss Chief Eagle Testickle raconte ses mémoires, mais elle ne parvient pas à traduire sa douleur, indicible : « Je ne peux pas parler de cela. La douleur est trop profonde. Nous ne serions plus jamais les mêmes. »
Le cri ne circonscrit pas son action au passé colonial. Monkman situe le rapt à l’époque actuelle en représentant ses personnages dans des vêtements contemporains. Le tableau témoigne ainsi de la filiation entre la rafle des années 1960 et le système de protection de la jeunesse aujourd’hui en vigueur, et prouve que l’enlèvement forcé d’enfants autochtones à leurs parents et à leurs proches se poursuit.
L’œuvre entretient un lien fort avec le film obsédant en noir et blanc de Monkman Sisters & Brothers, 2015, qui établit des parallèles entre l’extermination des bisons dans les années 1890 et le projet d’assimilation des enfants autochtones aux conséquences dévastatrices mené par des institutions gouvernementales et cléricales. Deux ans après avoir peint Le cri, Monkman crée The Deluge (Le déluge), 2019, qui attire également l’attention sur l’héritage des pensionnats et sur le déracinement des enfants autochtones pris en charge par les organismes de protection de la jeunesse. La peinture rappelle la route des larmes et la brutale relocalisation forcée des peuples autochtones par le gouvernement américain dans les années 1830 : on y voit Miss Chief sauvant les enfants des peuples autochtones qu’un « déferlement » de colons avait chassés violemment de leurs terres en Arkansas.
Depuis mai 2021, l’utilisation du géoradar a mené à la découverte de centaines de tombes non marquées d’enfants autochtones en Saskatchewan, en Colombie-Britannique, au Manitoba et en Ontario, ce qui a suscité des appels à la responsabilité de la part du gouvernement canadien et de l’Église catholique romaine, à la tête des activités quotidiennes de plusieurs de ces institutions.