Regarder au loin 2017
Œuvre réalisée dans le cadre du projet Landmarks/Repères, mis sur pied pour le sesquicentenaire du Canada, Regarder au loin est une étude vidéo et photographique dans laquelle Jin-me Yoon explore les fils historiques, militaires et personnels qui relient les géographies de l’océan Pacifique. Servant de pilier à l’œuvre, une photographie de l’artiste regardant la mer avec des jumelles fait écho aux images vues dans les médias de soldats nord et sud-coréens se surveillant mutuellement. L’artiste contemple la Corée depuis Long Beach, dans la réserve du parc national Pacific Rim, sur les territoires traditionnels des nations Nuu-chah-nulth (qui comprennent les Premières Nations Toquaht et Yuułuʔiłʔatḥ) : deux théâtres de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide – deux sites qui revêtent une importance personnelle pour Yoon. Dans la vidéo, sa famille la rejoint sur la plage et, ensemble, ils creusent un trou, puis créent un monticule dans le sable.
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Alex Colville, To Prince Edward Island (Vers l’Île-du-Prince-Édouard), 1965
Émulsion à l’acrylique sur Masonite, 61,9 x 92,5 cm
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa -
Pierre-Auguste Renoir, La loge, 1874
Huile sur toile, 80 x 63,5 cm
The Courtauld Gallery, Londres -
Un soldat nord-coréen regarde le côté sud avec des jumelles pointées entre deux soldats sud-coréens, dans la zone démilitarisée (DMZ), dans le village frontalier de Panmunjom, zone commune de sécurité, en 2003
Photographie de Vincent Yu/Associated Press
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Jin-me Yoon, Long View (Regarder au loin), arrêt sur image, 2017
Vidéo monocanal, 10:03
Avec ses jumelles caractéristiques, la photographie reprend le stéréotype moderniste du spectateur masculin, tel que Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) le présente dans La loge, 1874, ainsi que la perspective d’Alex Colville (1920-2013) sur le regard féminin, dans l’œuvre To Prince Edward Island (Vers l’Île-du-Prince-Édouard), 1965. En attirant l’attention sur l’instrument de vision – les jumelles –, Yoon juxtapose la manière dont l’opticalité revendique l’espace (la photographie) aux expériences incarnées de la terre et des histoires (mises en scène dans la vidéo). Yoon entrelace l’ici et le là-bas, superposant de manière contrapuntique différents sites et histoires.
Dès le début de la vidéo, on voit les parents et les enfants de Yoon qui creusent un trou sur la plage, un monticule de terre s’accumulant à côté. Cette activité évoque, entre autres, la croyance enfantine selon laquelle on peut creuser un trou jusqu’à l’autre bout du monde et que tout est lié, les tumulus coréens, le passage des générations et l’évanescence de la vie. Cet acte rejoint un certain nombre d’œuvres de Land Art du milieu des années 1960, tels que Hole (Trou), 1965, du Groupe I de Kobe qui, pendant onze jours, creuse un trou de dix mètres et le rebouche, dans un acte de futilité collective sisyphéenne; Placid Civic Monument (Monument civique placide), 1967, créé par Claes Oldenburg (1929-2022) et creusé par un fossoyeur professionnel dans une forme rectangulaire qui fait référence à la guerre du Vietnam; ou encore, Phase–Mother Earth (Phase-Terre-Mère), 1968, de Sekine Nobuo (1942-2019), constituée d’un trou parfaitement cylindrique et d’une saillie assortie, crées par l’artiste dans le paysage et donnant l’impression qu’un bouchon a été temporairement retiré de la terre, jusqu’à ce que les éléments le ramènent à sa phase initiale.
Le trou de Yoon tient à la fois de la logique des œuvres d’Oldenburg et de Sekine, qui font référence à l’histoire de la guerre, mais présentent aussi les phénomènes de manière littérale, comme des phénomènes : un trou, après tout, est ce que nous appréhendons directement comme un trou, et non une idée exprimée par un trou. Comme Lee Ufan le décrit, l’œuvre de Sekine n’est pas « la transformation d’une idée en un monde à part entière, mais un événement dans lequel l’interne et l’externe interagissent ». Après le creusement du trou et la création du monticule, la vidéo de Yoon montre ce dernier, érodé par le temps, saupoudré de neige et se fondant dans l’océan. L’intervention de l’artiste a toutefois une existence durable, car le trou devient également un site de mémoire dans la vidéo. Une silhouette vêtue de noir apparaît et entre dans le trou, libérant un maelström d’images abstraites et montées qui relient les deux paysages émotionnels de Yoon, la Corée et le Canada, créant un monde à rebondissements qui évoque un état océanique : une création de mondes qui résiste à l’opticalité ordonnée du regard.