Autres spectres 2016
Œuvres vidéographiques créées par Jin-me Yoon en 2016, Autres spectres [danse] et Autres spectres [chanson] racontent l’histoire des rochers de Gureombi sur l’île de Jeju, en Corée du Sud, un affleurement de pierres sacrées sur lequel une base navale a été construite en 2012. L’importante biodiversité de l’île ainsi que le caractère sacré du lieu pour les Haenyeo étaient menacées par ce projet de construction, qui a suscité une vive controverse et une opposition politique majeure. La valeur du site est reconnue par son classement au patrimoine mondial de l’UNESCO, qui lui a aussi accordé le titre de réserve de biosphère et de parc géologique international. Avant la décision du tribunal qui a donné son aval à la réalisation du projet, des manifestations en ont interrompu la construction à sept reprises. Outre leurs préoccupations environnementales, les personnes s’opposant au projet le percevaient comme favorisant les objectifs de défense américains plutôt que coréens. Au total, 94 % des personnes résidant sur l’île se sont opposées à l’installation de la base militaire, qui accueille aujourd’hui des navires de guerre américains et canadiens en plus des forces coréennes. La base accueille également des bateaux de croisière, mettant en relief les liens entre les complexes militaro-industriels et touristiques, un lien fondamental auquel Yoon fait fréquemment allusion dans son œuvre.
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Jin-me Yoon, Other Hauntings [Dance] (Autres spectres [danse]), arrêt sur image, 2016
Vidéo monocanal, 8:14 -
Rochers de Gureombi sur l’île de Jeju, Corée du Sud, 2012, photographie d’Adria Otte
Autres spectres [danse] raconte l’histoire des rochers de Gureombi, narrée par une militante et danseuse de Pusan, en Corée du Sud. Ses mains s’agitent gracieusement lorsqu’elle s’adresse à la caméra. Elle invite la personne spectatrice à imaginer son corps comme étant les rochers eux-mêmes, en montrant ses hanches et ses genoux pendant qu’elle décrit la roche volcanique de l’île. Pendant son récit, son image s’estompe doucement, et on voit apparaître une silhouette androgyne en treillis avec des cheveux d’algues, venant hanter la narration, tel un fantôme effacé de la militarisation de la Corée du Sud et de la longue guerre froide de la péninsule coréenne, qui se poursuit durant des décennies après l’armistice de 1953.
Malgré son narratif militant, l’œuvre n’est pas un documentaire. Il s’agit en fait d’une œuvre d’art qui cherche à établir un langage susceptible d’exprimer les rencontres profondes entre l’humain et le non-humain dans cet environnement naturel sacré. Lorsque la narratrice s’exprime, ses mots ne se contentent pas de fournir des informations, ils évoquent plutôt sa relation avec l’île et avec l’artiste elle-même. Yoon traduit spontanément, de manière hésitante, démontrant une maîtrise de la langue de son pays natal à la fois intime et fragile. Au beau milieu de l’entretien, des vents violents secouent la caméra – comme si l’île s’imposait comme interlocutrice dans la conversation – incitant Yoon à faire un commentaire, interrompant sa traduction. Lorsque le personnage aux cheveux d’algues apparaît, des cloches sonnent, comme pour signaler la présence du surnaturel. De multiples niveaux d’existence se rencontrent, se hantant les uns les autres – naturel, surnaturel, social, politique, militaro-industriel, touristique, localisé, diasporique, ici, ailleurs. Tous partagent une écologie et nous obligent à concevoir la coexistence à l’échelle des temps géologiques.
Autres spectres [chanson] raconte l’histoire de Gureombi à travers un chant de paix dont Yoon a entendu une interprétation par le prêtre Mun Jeong Hyeon, un militant pro-démocratie qui a reçu le Prix Gwangju pour les droits de l’homme en 2012. Inspiré par l’esprit du père Mun, un jeune homme marche sur un chemin à travers la forêt, dont la puissante présence est rendue visible par un jeu de caméra expérimental virant à l’abstraction. Il s’arrête devant ce qui ressemble à une station balnéaire abandonnée, entourée de palmiers et parsemée de piscines vides, puis reprend sa marche. Une préposée aux chambres, un jardinier et un client bien habillé apparaissent tout à tour. Au bord de l’eau, le jeune homme se met à chanter pour l’île en se servant d’un hydrophone inséré dans l’eau par un tuyau de construction, réutilisant les matériaux du projet de construction de la base navale. Il chante avec insistance, avec passion, pour l’île située sous la surface de la couche de béton, rappelant le commentaire de la danseuse selon lequel seule la surface de la roche a été endommagée, et qu’en dessous, Gureombi est toujours en vie, toujours là. Lorsqu’il chante, la caméra se met à nouveau à trembler, évoquant une force énergique et un palimpseste de récits. Lorsque des navires de guerre apparaissent, les multiples pouvoirs d’attraction du site sont repoussés pour céder la place au complexe militaro-industriel, mais leur présence se fait toujours sentir.