L’évolution du style singulier de Gathie Falk est guidée par la remarquable facilité avec laquelle elle s’exprime dans plusieurs langages artistiques – peinture, céramique, performance et installation – et par une croyance absolue en l’importance de l’ordinaire. Son talent pour la peinture et la composition, développé dès le début de sa pratique artistique, sous l’influence de la distorsion émotive issue de l’expressionnisme allemand, en vient à définir la qualité de son œuvre. Toujours en quête de l’art dans la vie quotidienne, elle embrasse les qualités du fait main, que sont l’imperfection et la texture des objets, mais aussi la signification personnelle qu’ils revêtent, et s’inspire de la riche matière que lui offre le monde qui l’entoure.
Vie de peintre
Falk considère que les premières œuvres qu’elle a produites indépendamment de ses professeurs sont les natures mortes de fleurs, vases, pichets, assiettes de nourriture et autres éléments domestiques – telles que Still Life with UBC Jug (Nature morte avec cruche de l’Université de la Colombie-Britannique) et The Blue Still Life (Nature morte bleue) – peintes en 1962. Par leur sujet, leur composition et leur style, il est indéniable que les tableaux de cette époque sont postimpressionnistes. Il est intéressant qu’une artiste si reconnue pour ses céramiques, son art performance et ses installations soit, au plus profond d’elle-même, une peintre.
Falk raconte une histoire d’enfance qui suggère qu’elle avait un bon œil pour le dessin, dès son jeune âge. À trois ans, elle insiste pour que sa mère lui dessine une femme. Peu impressionnée par sa première tentative – une série de lignes verticales non articulées –, la jeune Falk la guide à travers les éléments manquants et demande une tête, des bras, des pieds et même des poulets pour compléter la scène. Sa mère, exaspérée, abandonne peu après en déclarant, « C’est le dernier dessin que je fais pour toi! ». Il était évident que Falk devrait chercher une formation artistique en dehors de la maison.
De l’enfance jusqu’au début de la trentaine, elle suit des cours de dessin et de peinture de façon intermittente, mais elle est souvent interrompue par le travail et autres obligations. Bien que ce soit le professeur de céramique de Falk, Glenn Lewis (né en 1935), qui ait contribué à lancer sa carrière professionnelle, l’artiste décrit également les effets durables de ses études auprès du professeur de peinture J. A. S. MacDonald (1921-2013), qui enseigne principalement en donnant des devoirs pour ensuite émettre des critiques individuelles, et auprès de Roy Oxlade (1929-2014), un artiste britannique avec qui elle étudie la peinture dans le cadre du programme de cours du soir de la Burnaby Central Secondary School. Elle se souvient qu’Oxlade interdisait à ses élèves d’employer de la couleur, insistant plutôt pour une exploration avec une palette monochrome, qui permet d’affiner son coup de pinceau, de s’ouvrir à l’abstraction et de s’exercer à la représentation réussie de formes tridimensionnelles sur une surface bidimensionnelle.
Dès le milieu des années 1960, les choix de sujet de Falk évoluent au-delà des compositions de nature morte pour inclure des espaces architecturaux, des figures et des paysages. C’est dans les œuvres de ces années, par exemple The Waitress (La serveuse), 1965, que Falk se met à explorer un style plus intense axé sur les émotions. « Malgré l’époque, je m’intéressais plus à l’expressionnisme allemand, qui était figuratif, qu’à l’expressionnisme abstrait américain », affirme-t-elle. La distorsion des couleurs, de l’échelle, de l’espace et des formes, propre à l’expressionnisme allemand, constituent un langage approprié qui permet à Falk de transposer sur toile les images qu’elle a alors en tête.
La plupart des œuvres que Falk crée pendant cette période naissante se trouvent aujourd’hui au sein de collections privées ou sont toujours la propriété de l’artiste. C’est peut-être ce qui explique pourquoi cette facette de son œuvre est moins connue, ou alors peut-être est-ce dû au fait que les premières sculptures céramiques et performances de Falk sont plus faciles à situer parmi les pratiques dominantes du temps. Même si certains des artistes avec lesquels Falk a collaboré par l’entremise de l’association d’artistes Intermedia de Vancouver – par exemple, Michael Morris (né en 1942) et Roy Kiyooka (1926-1994) – avaient aussi développé une pratique picturale, leur engagement envers la discipline correspondait davantage aux tendances prédominantes de l’abstraction géométrique et du hard-edge, et ce, malgré leurs assises en art conceptuel.
En 1977, Falk voyage à Venise, en Italie, avec ses amis Elizabeth Klassen (née en 1928) et Tom Graff (actif à partir des années 1970). De là, elle visite la chapelle des Scrovegni, dite aussi église de l’Arena, à Padoue, un édifice célèbre pour son remarquable cycle de fresques du quatorzième siècle peint par l’artiste florentin Giotto (1266/1267-1337), qui représente la vie de la vierge Marie, la vie et la Passion du Christ ainsi que la vie de Joachim. Venise et les fresques de Giotto demeurent longtemps dans l’inconscient de Falk, émergeant de différentes façons des années plus tard; l’effet immédiat, cependant, est un désir de retourner à la peinture. Cette année-là, elle cesse de remonter ses œuvres d’art performance.
En renouant avec la pratique picturale, le style de Falk diffère de celui des années 1960, aux accents postimpressionnistes et expressionnistes. Songeons, par exemple, à Border in Four Parts (Platebande en quatre parties), 1977-1978, œuvre précoce de la série Border (Platebande), datée des mêmes années, dans laquelle l’artiste élabore une séquence de tableaux ayant pour sujets les bordures de son jardin et de celui de ses voisins. Elle met l’accent sur l’observation ainsi que l’intimité et, pour la référence à l’histoire de l’art, on peut y voir un lien manifeste avec l’impressionnisme, auquel s’arriment les vues instantanées et les sujets du quotidien mis en œuvre par Falk.
Bien que son intérêt pour le travail sériel soit établi depuis longtemps, dans la série Platebande, Falk introduit, avec une grande subtilité, un décalage de point de vue et, par là, la notion de durée qui témoignent de sa relation personnelle et prolongée avec son jardin, de même qu’avec celui de ses voisins. Comme la critique d’art Robin Laurence le fait remarquer, « Falk était si ravie du résultat qu’elle a répété le processus photographique et pictural dans Border in Five Parts (Platebande en cinq parties), puis dans Lawn in Three Parts (Pelouse en trois parties) ».
Falk continue de s’intéresser à la nature morte pendant toute sa carrière. Son œuvre considère l’ordinaire sous un nouvel angle et tend à redéfinir la banalité. Bien que les premières séries qu’elle crée en reprenant la peinture à la fin des années 1970 – Platebande; Night Skies (Ciels nocturnes), 1979-1980; Pieces of Water (Fragments d’eau), 1981-1982; et Thermal Blankets (Couvertures thermiques), 1979-1980 – puissent être mieux comprises dans la trajectoire du genre paysagiste, avec la série Theatre in B/W and Colour (Théâtre en noir et blanc et en couleurs), 1983-1984, elle revient sensiblement à la nature morte, choisissant une variété restreinte de sujets. Certains sont typiques du genre – les poissons, les fruits et les fleurs par exemple – alors que d’autres appartiennent au langage personnel inédit de Falk – les banderoles, les boucles, les chaises et les ampoules.
Dans les œuvres de la série Théâtre en noir et blanc et en couleurs, Falk conçoit une structure compositionnelle qui exploite son penchant pour la répétition et la grille. Une décennie plus tard, avec la série de triptyques Nice Tables (Jolies tables), 1993-1995, l’artiste poursuit son étude de l’espace architectural, illusionniste et pictural, entreprise avec les œuvres de Development of the Plot (Développement de l’intrigue), 1991-1992 – des compositions surréalistes et théâtrales qui présentent des motifs récurrents, dont un homme avec un pardessus, des chiens, des chaises en bois, des fleurs, des bras désincarnés, des ampoules et un escalier double –, tout en s’inspirant également du registre thématique de la nature morte.
Bien que chaque tableau de la série Jolies tables emprunte le même format de base – une table sur un patio entre deux poteaux plats et un mur –, les éléments disposés sur la table, et autour de celle-ci, changent d’une composition à l’autre. Falk choisit généralement des objets typiques du genre de la nature morte : des fruits, des bols, des tasses et des soucoupes, des vases de fleurs, des pichets, des plateaux. Elle les combine et les contextualise toutefois d’une manière qui reflète son penchant pour l’inquiétant.
Au cours de sa dernière décennie de pratique, au-delà de 2010, Falk revient en force à la peinture de nature morte. L’échelle de ses œuvres et l’accessibilité des objets qu’elle choisit d’y inclure sont tout à fait adaptées à une artiste âgée de plus de quatre-vingt-dix ans. Il ne s’agit pas d’un renoncement à créer des œuvres qui la stimulent, mais plutôt d’un renforcement, d’une consolidation, voire d’une intensification de la direction qu’elle a depuis longtemps prise dans sa pratique.
La maison de Falk et les objets de son quotidien agissent comme les sources de ces nouvelles peintures. Elle reconstruit des détails intimes de sa propre existence : une table soigneusement mise avec un gâteau, du café et du thé; un portrait de sa chemise de peinture suspendue sur une simple chaise en bois jaune; des vêtements qui sèchent lentement sur une corde à linge extérieure; et une boîte parfaitement présentée de délicieuses brioches à la cannelle. À travers ces tableaux, Falk célèbre les petits plaisirs, magnifiant les objets ordinaires et savourant la joie et l’amour qu’elle ressent pour les choses et les gens peuplant sa vie.
Ressentir la céramique
Falk recourt à l’argile pour créer des sculptures en céramique d’objets du quotidien. Dans certains cas, son approche des sujets est brute et emblématique, comme avec les tas de pommes et d’oranges dans ses Fruit Piles (Amas de fruits), 1967-1970, et le cas des chaussures de sport et des bottillons de Single Right Men’s Shoes (Chaussures droites masculines), 1972-1973. À d’autres occasions, elle aborde l’argile d’une manière plus picturale, créant des compositions plus élaborées, comme dans la série Art School Teaching Aids (Outils pédagogiques de l’école d’art), 1967-1970 – soit des assemblages d’objets inspirés par différents temps de l’histoire de l’art –, et dans Table Settings (Parements de tables), 1971-1974, et Picnics (Pique-niques), 1976-1977, soit des vues imaginatives de repas fantastiques intérieurs et extérieurs.
L’exécution des œuvres céramiques de Falk loge quelque part entre le beau et le grossier. Par son choix pour des glaçures richement colorées et des méthodes de présentation fondées sur l’ordre, Falk confère une touche de raffinement aux pommes, aux oranges, aux bottes, aux richelieus et même aux baskets Chuck Taylor de Converse. Cependant, elle aime aussi que l’argile se comporte comme la peau, malléable et fragile avec ses bosses, ses rides et ses fossettes, et c’est justement dans ce caractère non poli de la céramique que Falk trouve sa voix particulière.
Dans les années 1960, quand Falk adopte la sculpture céramique comme expression artistique principale, cette pratique est en forte ébullition dans la baie de San Francisco, à Davis, en Californie, où le mouvement céramique est reconnu sous le nom de California Funk, de même qu’à Regina, en Saskatchewan, avec le mouvement Regina Clay. Il est intéressant de noter qu’à l’époque, l’artiste canadienne Marilyn Levine (1935-2005) voyage entre les deux endroits. Connue pour fabriquer des vêtements en argile, dont des chaussures, Levine présente ses œuvres dans l’exposition Ceramics ’69 (Céramiques 1969), tenue au Musée des beaux-arts de Vancouver à une époque où Falk y est fortement impliquée.
Lorsque Falk commence à étudier la poterie, son professeur à l’Université de la Colombie-Britannique, Glenn Lewis, est profondément enraciné dans la tradition de la céramique fonctionnelle issue des ateliers de Grande-Bretagne. Formé au célèbre atelier de Bernard Leach (1887-1979) à Saint-Ives et auprès du potier canadien John Reeve (1929-2012) dans le Devon, Lewis est déterminé à enseigner à ses étudiants et étudiantes les fondements conceptuels de la poterie tout en éliminant les frontières entre l’art et l’artisanat. En seulement quelques années, Falk fait une volte-face impressionnante, passant de la production de peintures ancrées dans les traditions du début du vingtième siècle à la création de céramiques conceptuelles à la hauteur des œuvres les plus radicales de cette discipline.
Falk échappe à toute filiation directe avec une école ou un mouvement, y compris le Funk, avec lequel elle partage pourtant la conviction de l’importance de l’argile. L’œuvre céramique de Falk présente en outre nombre des autres qualités de l’art funk, telles que la prédilection pour le travail sculptural de l’argile de même que pour l’humour, l’engagement, l’autobiographie, les objets trouvés et ceux du quotidien.
Les objets en argile de Falk sont fabriqués à la main ou, dans le cas des éléments qui composent ses Amas de fruits, sont tournés sur un tour de potier puis refermés, roulés et formés selon le fruit désiré. Lorsqu’elle produit les composantes de 196 Apples (196 pommes), 1969-1970, lors du processus d’enfournement, certaines pommes deviennent orange, grises ou presque noires. Falk assume ce résultat et intègre les pommes décolorées à la pyramide; elle trouve d’ailleurs que cela confère une plus grande force à l’œuvre en l’élevant au-dessus de la simple beauté pour offrir un meilleur aperçu de la réalité dans un monde où si souvent, le beau et le laid coexistent.
Cela dit, la luxuriance du traitement de la surface de ses fruits et de ses chaussures masculines est irrésistible. Dans d’autres séries céramiques, par exemple Outils pédagogiques de l’école d’art, Parements de tables et Pique-niques, Falk use de peinture acrylique plutôt que de glaçures pour colorer ses œuvres afin de maintenir le contrôle sur les effets de surface. Ses décisions engendrent des œuvres en céramique qui dépassent les attentes matérielles des possibilités offertes par la poterie.
Créer l’art performance
La période de création des œuvres de performance de Falk, de 1968 à 1972, survient assez tôt dans sa carrière artistique pour que le souvenir de la musique, son premier amour créatif, l’habite encore. Dans sa pratique, Falk associe sa formation précoce en musique à l’influence des artistes de performance américains du Judson Dance Theater de New York, qui se rendent à Vancouver à la fin des années 1960 : Deborah Hay (née en 1941), Yvonne Rainer (née en 1934) et Steve Paxton (né en 1939), provenant du milieu de la danse et de la chorégraphie.
Falk constate que, « [c]réer une œuvre d’art performance consiste à […] chorégraphier, ou composer, une œuvre d’art qui a un début, une fin et un milieu, et préférablement, mais pas nécessairement, avec un ou plusieurs climax. Parfois […] la chorégraphie fonctionne comme une fugue musicale, où l’événement commence peu après le précédent, puis un troisième s’entremêle aux deux premiers. L’analogie avec la musique est adéquate. Une de mes œuvres, Red Angel (Ange rouge), ressemble à un rondo avec le thème A suivi du thème B, suivi du thème A ».
Quand on considère l’étendue de sa longue carrière, l’engagement de Falk dans la performance est de courte durée et ses créations dans ce domaine peuvent sembler incongrues par rapport aux peintures et aux objets qui l’ont rendue célèbre. Toutefois, il s’agit pour elle d’un autre moyen utile d’exprimer le fruit de son imagination et elle doit être saluée pour avoir créé certaines des premières œuvres d’art performance au Canada.
Bien que l’art performance tende à se baser sur la prémisse que pour être connue, une œuvre doit être vécue, il existe une documentation remarquable des performances de Falk. Tom Graff, son ami et collaborateur de longue date, a produit une vidéo de celles qui ont été montées dans le cadre de la rétrospective de Falk, présentée au Musée des beaux-arts de Vancouver, en 1985. L’essai de Graff tiré du catalogue de cette exposition, « Notes, Anecdotes, and Thoughts on Gathie Falk’s Performance Art Work », a également été reproduit dans Caught in the Act: An Anthology of Performance Art by Canadian Women (2004).
Le fondement musical de certaines performances, comme Ange rouge, précédemment mentionnée, est un thème récurrent chez Falk. À certaines de ses œuvres, elle intègre des éléments musicaux de manière très directe, parfois sous forme d’enregistrements sur bande, comme le canari qui siffle « Danny Boy » dans A Bird Is Known by His Feathers Alone (Un oiseau se reconnaît uniquement par ses plumes), 1968, ou l’adagio de Georg Philipp Telemann et la finale de Götterdämmerung – la dernière pièce de L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner – qui ouvre et ferme Cake Walk Rococo, 1971. Dans d’autres œuvres, Falk orchestre un récital musical en direct : elle chante « Drink to Me Only with Thine Eyes », de Johnny Cash, dans le film performatif Drink to Me Only (Ne buvez qu’à ma santé), 1971, tandis que dans Ballet for Bass-Baritone (Ballet pour baryton-basse), 1971, une collaboration avec Graff, celui-ci chante « Allegro alla breve » tiré de Pulcinella d’Igor Stravinsky.
Même lorsque les performances de Falk n’incluent pas de musique en soi, elles comprennent souvent des structures d’inspiration musicale. Plusieurs de ses œuvres sont documentées dans des partitions intégrées à un article consacré à son œuvre, publié dans le Capilano Review en 1982, une ressource inestimable qui comprend également des extraits de critiques et un commentaire de l’artiste. Même si Falk fait habituellement référence à ses performances comme à des œuvres d’art théâtrales, le fait qu’elles soient consignées sous forme de partitions plutôt que sous forme de scénario révèle qu’elles sont fondées sur les principes adoptés par les artistes du Judson Dance Theater. Falk est aussi, de toute évidence, profondément attachée à la forte tradition chorale mennonite et la structure chorale se répète dans ses performances.
Dans Girl Walking Around Square Room in a Gallery (Fille marchant dans une pièce carrée au cœur d’un musée), 1969, le titre décrit avec justesse l’action de la version filmée de l’œuvre : elle est présentée avec le projecteur fixé sur un tourne-disque au centre de la pièce pour que la fille qui déambule soit projetée sur tous les murs. Dans la version en direct de l’œuvre, un chœur d’interprètes accompagne la fille projetée, marchant avec elle lorsqu’elle se déplace.
Dans l’entrevue menée avec Falk pour l’article du Capilano Review, le coauteur Aaron Steele demande : « Si [vous dites que] l’art théâtral est un collage sculptural espace-temps, quel rôle joue le public? »; Falk répond : « Il joue le même rôle que le public d’une sculpture ou d’une peinture, sauf qu’il ne peut voir l’œuvre qu’une fois. » Une œuvre comme Fille marchant dans une pièce carrée au cœur d’un musée suggère que, par moments, Falk aime saisir l’occasion de forcer une réaction plus active de la part du spectateur.
Bien sûr, il y a l’œuvre justement intitulée Chorus (Chœur), 1972, une performance qui comprend un chef d’orchestre dirigeant un groupe de douze chanteurs et chanteuses interprétant un chant – « nom, âge, sexe, originale raciale » – semblable à une fugue, soit un chant en quatre parties pour quatre voix. Il convient de noter que les hymnes mennonites sont traditionnellement interprétés en harmonie à quatre voix.
Bien que l’œuvre Drill (Exercice), 1970, présentée pour la première fois à la galerie d’art de l’Université de la Colombie-Britannique (aujourd’hui la Morris and Helen Belkin Art Gallery), ne comporte pas de musique, l’action finale implique les nombreux interprètes alignés en deux rangées « comme pour former un chœur », selon ce qu’affirme Ann Rosenberg. « Le chef de chœur astique leurs chaussures pendant que les membres de la chorale disent, à différents moments et de différentes manières, ce qu’ils ont mangé pour souper. »
Évoquer les environnements
L’imagerie des performances de Falk déteint sur ses autres œuvres. En outre, même si elle ne produit plus d’œuvres d’art performance après 1972 et qu’elle cesse complètement de performer en 1977, elle continue d’explorer la composition d’images dans l’espace par la création d’installations – ou d’environnements – qui renforcent son intérêt pour la création d’œuvres aussi bien expérimentales que visuelles.
Ce fil conducteur dans sa pratique remonte à son œuvre-pivot, Home Environment (Environnement domestique), 1968. Bien que ce projet précoce soit basé sur un lieu familier, un espace domestique, il s’en dégage une approche semblable à celle d’une grande partie de ses œuvres d’art performance, qui peuvent être décrites, selon Falk, comme un « collage sculptural espace-temps ».
Cette revendication d’un genre artistique composite s’applique tout autant à des œuvres telles que 150 Cabbages (150 choux), 1978, qui combine des choux en céramique – méticuleusement conçus à partir de feuilles de céramique individuelles – suspendus avec de la ficelle de cuisine, un lit de sable couvrant tout le sol de la galerie et une commode à miroir dont les tiroirs sont remplis de mouchoirs qui évoquent, en quelque sorte, la présence humaine et le passage du temps. L’installation 150 choux a autre chose en commun avec l’art performance puisque seules les personnes ayant vu la présentation initiale à Artcore, à Vancouver, ont pu voir l’œuvre en entier; lors de son démantèlement, les choux ont été vendus en tant que pièces individuelles. L’installation n’a été recréée et remontée que dans une forme très réduite.
Avant 150 choux, Falk passe beaucoup de temps à créer Herd I (Troupeau I) et Herd II (Troupeau II), 1974-1975, deux installations distinctes, chacune composée de vingt-quatre chevaux en contreplaqué peints et suspendus à une trentaine de centimètres du sol. La façon dont les images occupent l’esprit de Falk pendant de longues périodes avant d’inspirer une œuvre en particulier est bien documentée dans ce cas-ci. Graff avait inclus un cheval mécanique fonctionnant avec des pièces de monnaie dans son œuvre Canada Family Album (Album familial canadien), 1973. À la présentation de cette performance, Falk a imaginé un troupeau de ces chevaux et a décidé de les créer sous forme de découpages en contreplaqué, suspendus comme les nuages dans Low Clouds (Nuages bas), 1972.
Falk travaille avec Jeremy Wilkins, un assistant qui scelle et remplit les formes de contreplaqué et les recouvre d’un fond blanc, mais c’est Falk elle-même qui découpe chaque cheval et les peint ensuite de chaque côté pour qu’ils soient tous uniques et individuels une fois rassemblés. Chaque troupeau doit être suspendu dans une pièce individuelle sur un fil invisible à trente centimètres du sol et avec assez d’espace pour que les spectateurs puissent en faire le tour. Comme l’écrit Ann Rosenberg, l’artiste « n’a probablement pas pu anticiper l’effet galvanisant que le troupeau, surtout le blanc, produit chez le spectateur. On dirait une rencontre avec une ruée surnaturelle […] De légers courants d’air provoquent le tremblement constant de certains membres du troupeau, rehaussant les caractéristiques nerveuses et énergiques de l’apparition de vingt-quatre animaux surpris, pour un court instant, en train de s’envoler hors de la pièce ».
Cela fait un certain temps que Falk, maintenant nonagénaire, ne peut plus répondre aux exigences physiques de la production d’œuvres installatives, comme Troupeau I et Troupeau II, ou d’œuvres d’art public, comme Veneration of the White Collar Worker #1 (Vénération du col blanc no 1) et Veneration of the White Collar Worker #2 (Vénération du col blanc no 2), 1971-1973, les immenses murales en céramique créées pour l’édifice du ministère des Affaires extérieures à Ottawa, ainsi que Beautiful British Columbia Multiple Purpose Thermal Blanket (Couverture thermique à usages multiples de la magnifique Colombie-Britannique), 1979, la gigantesque peinture sculptée s’apparentant à une courtepointe, commandée par la B.C. Central Credit Union de Vancouver. Même si ces deux dernières œuvres ne se déploient pas dans la tridimensionnalité, elles n’en sont pas moins monumentales et puisqu’elles sont fixées au mur, elles imposent une difficulté d’exécution semblable à celle de l’installation.
Falk n’est plus en mesure de gérer les multiples et grandes composantes que requiert l’installation. Il est cependant intéressant de voir la façon dont elle s’y prend pour créer ses expositions dans les dernières années, par exemple, Heavenly Bodies (Corps célestes), 2005; Dreaming of Flying (En rêvant de voler), 2007; et The Things in My Head (Les choses dans ma tête), 2015, toutes présentées à la Equinox Gallery de Vancouver : elle réunit des œuvres et des projets de différentes époques et en tire de nouvelles configurations, créant ainsi des environnements évocateurs au sein de l’espace d’exposition.