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La pratique de Gathie Falk incarne des idées, des principes, une imagerie et des manières d’interagir avec le monde qui font résolument partie de sa philosophie. Son approche minutieuse et délibérée met en évidence la beauté simple ainsi que l’élégance des rituels quotidiens et des objets banals. L’artiste applique une discipline à son interdisciplinarité et s’appuie sur des collisions surréalistes d’éléments non orthodoxes pour exprimer les visions spectaculaires de son imaginaire. Ancrée dans son milieu, personnalité influente et pilier de la communauté artistique de Vancouver, elle invite souvent amis et voisins à prendre part à son œuvre.

 

 

La vénération de l’ordinaire

Les aspects négligés de la vie quotidienne sont une source d’inspiration pour Falk qui leur accorde une importance particulière dans son art. Elle reconnaît que c’est l’artiste Glenn Lewis (né en 1935), son professeur de céramique à l’Université de la Colombie-Britannique, qui est le premier à lui présenter ce qu’il appelle « l’art de la vie quotidienne ». Falk a déjà qualifié sa propre approche de « vénération de l’ordinaire », mais elle résiste plus tard à la tendance qu’ont les gens à assimiler l’ordinaire au banal, mettant de l’avant cette question : « En passant, j’ai peint l’océan; j’ai peint des ciels nocturnes, plusieurs fois. Est-ce ordinaire? Ou est-ce extraordinaire? Un fragment de l’océan, est-ce ordinaire? ».

 

Jean-Baptiste Siméon Chardin, Bocal d’abricots, 1758, huile sur toile, 57,2 x 50,8 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Gathie Falk, Bookcase with Pile of Fruits (Bibliothèque et amas de fruits), 1976, crayon sur papier, 78,1 x 65,4 cm, collection privée.

Cet axiome de Falk décrit son appréciation supérieure des choses soi-disant ordinaires qui l’entourent. La critique Joan Lowndes l’a reconnue chez l’artiste lorsque, à propos de la série 39 Drawings (39 dessins) de Falk, exposée à la Bau-Xi Gallery de Vancouver en 1976, elle compare le travail de l’artiste à celui du maître français du dix-huitième siècle, prodige de la nature morte, Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699-1779), précisant que par sa « vénération pour […] les objets humbles du quotidien […] [Falk] les transforme en icônes », ce qui transparaît dans une œuvre comme Bookcase with Pile of Fruits (Bibliothèque et amas de fruits), 1976.

 

« Une grande part de mon œuvre est assez éloignée de la réalité, fait remarquer Falk, mais elle est indéniablement ancrée dans ma vie quotidienne ». Ce n’est pas une description aussi incisive que la « vénération de l’ordinaire », mais sans doute est-elle plus appropriée à son art. Falk caractérise ses séries Night Skies (Ciels nocturnes), 1979-1980, et Pieces of Water (Fragments d’eau), 1981-1982, comme du « réalisme personnel, car [ces tableaux] représentent ma réaction personnelle et émotive face à mon environnement ». Elle a en outre tout à fait raison d’affirmer le caractère extraordinaire de ces sujets.

 

Falk est associée au pop art, mouvement né dans les années 1950 qui intègre l’imagerie de la culture populaire aux beaux-arts. Cette parenté est attribuable aux affinités entre l’installation qui la fait connaître, Home Environment (Environnement domestique),1968 – qui arbore des représentations en céramique d’objets du quotidien, comme un plateau-repas – et des œuvres comme Bedroom Ensemble (Ensemble de chambre à coucher), de l’artiste pop Claes Oldenburg (né en 1929). Toutefois, Oldenburg et ses pairs sont motivés par l’idée d’introduire la culture populaire dans le grand art, tandis que Falk souhaite créer de l’art qui traite de choses auxquelles elle est personnellement liée. Prenant ses distances avec le mouvement, elle écrit : « Ce que j’ai fait, et que je fais toujours, est plus personnel et moins lisse – plus modeste, je crois, et plus manifestement fait à la main. » Cette touche personnelle est manifeste dans les œuvres Cherry Basket (Corbeille de cerises), v.1969, et Small Purse (Petit sac à main), v.1970.

 

Gathie Falk, Cherry Basket (Corbeille de cerises), v.1969, argile vernissée, 19 x 19 x 19 cm, collection de l’artiste.
Gathie Falk, Small Purse (Petit sac à main), v.1970, argile vernissée, 15,2 x 14 x 11,4 cm, collection de l’artiste.

 

À certains égards, les séries Fruit Piles (Amas de fruits), 1967-1970, et Single Right Men’s Shoes (Chaussures droites masculines), 1972-1973, sont inspirées par l’interaction de Falk avec la production en série et les magasins de vente au détail. Cependant, le lien de l’artiste avec la marchandise n’est pas établi du point de vue du consumérisme, mais plutôt à travers ses expériences routinières de la maison, du jardin, du quartier et des amis. Le quotidien est une ressource et une inspiration pour son œuvre.

 

Tom Graff (actif à partir des années 1970), ami et collaborateur de Falk, a décrit comment la vénération de l’ordinaire imprègne ses œuvres d’art performance. « Lorsqu’elle crée un tableau ou une scène sculpturale, une sorte de système contingent en touche tous les aspects, dit-il; les corps et les accessoires ne forment qu’un, si vous le voulez. Même la scène n’est pas une plateforme, c’est un élément qui fait partie intégrante des objets et du milieu. » Cette approche permet d’ailleurs à Falk de passer facilement d’un moyen d’expression à un autre, car elle offre une philosophie pour conceptualiser et créer des œuvres ancrées dans ses expériences d’artiste et dans la facilité du public à s’identifier à elles. Dans l’art de Falk, de nombreux motifs sont réinterprétés dans différents langages artistiques : par exemple, les chaussures apparaissent dans la performance Skipping Ropes (Cordes à sauter), 1968, la sculpture Eighteen Pairs of Red Shoes with Roses (Dix-huit paires de souliers rouges avec des roses), 1973, et la sérigraphie Crossed Ankles (Chevilles croisées), 1998, pour ne mentionner que quelques projets.

 

Gathie Falk, Skipping Ropes (Cordes à sauter), 1968, performance présentée au Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, en 1975, photographie de Mayo Graham.
Gathie Falk, Eighteen Pairs of Red Shoes with Roses (Dix-huit paires de souliers rouges avec des roses), vue de l’installation, 1973, céramique émaillée rouge avec décalques, 16,5 x 584,2 x 30,5 cm (installées), Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

Comme Falk cesse d’enseigner au primaire en 1965 et ne retourne à la profession que brièvement en 1970-1971 et en 1975-1977 pour enseigner les arts visuels à temps partiel à l’Université de la Colombie-Britannique, il est difficile d’affirmer qu’elle a eu une influence esthétique ou stylistique directe sur les générations suivantes. Pourtant, grâce à son engagement envers « l’art de la vie quotidienne », elle a incontestablement contribué à la création d’espaces permettant à l’art et à la vie de fusionner de manière extraordinaire. Nombre d’artistes de Vancouver – dont Derya Akay (née en 1988), Zoe Kreye (née en 1978) et le collectif Matriarchal Roll Call (formé en 2014) – habitent maintenant ces espaces, travaillant l’interdisciplinarité avec grande cohérence, dans le sillage de Falk.

 

 

La discipline, l’interdisciplinarité et les séries

Gathie Falk, Single Right Men’s Shoes: Blue Running Shoes (Chaussures droites masculines : Chaussures de course bleues), v.1973, faïence, émail, bois, vitre, peinture, 101,5 x 105,4 x 16,1 cm, Musée des beaux-arts de Vancouver.

Les œuvres de Falk des années 1960 et du début des années 1970 sont de toute évidence inspirées par son observation des collections d’objets disposés dans les magasins : il suffit de considérer les pyramides de pommes dans Amas de fruits, 1967-1970, ou les bottillons soigneusement rangés dans Chaussures droites masculines, 1972-1973. Au contraire de la tendance émergeant à l’époque au sein du mouvement pop art, qui consiste à s’approprier des méthodes de production en série (lesquelles auraient si facilement accommodé son choix de sujet), Falk crée ses œuvres d’une manière qui évoque sa main et sa relation avec les objets représentés. Ses produits sont interprétés non pas comme des marchandises neutres, mais comme des objets avec lesquels Falk a un lien.

 

Dans 196 Apples (196 pommes), 1969-1970, par exemple, chaque fruit est semblable, mais unique. « Pour la plupart des sculptures que j’ai créées, je voulais des surfaces douces, ondulantes, écrit Falk. Je voulais qu’elles donnent l’impression d’être en vie : des objets vivants qui respirent. L’argile est idéale pour ça. » L’exercice de création de la série Amas de fruits, et d’autres œuvres à conception ou composition complexe – qu’il s’agisse de performances, comme Red Angel (Ange rouge), 1972, ou d’installations, comme My Dog’s Bones (Les os de mon chien), 1985, et Herd I (Troupeau I), 1975 –, témoigne de la discipline mise en œuvre par Falk dans sa pratique.

 

La rigueur de l’artiste en atelier transparaît également dans ses peintures, comme celles de la série Theatre in B/W and Colour (Théâtre en noir et blanc et en couleurs), 1983-1984, qu’elle produit sans relâche en mode sériel. Une conversation enregistrée en 1984 entre Falk et Nicholas Tuele, alors conservateur de la Art Gallery of Greater Victoria, donne un aperçu de l’engagement qui explique sa propension à travailler en série. Falk constate : « J’ai sans cesse l’impression de ne jamais arriver à tout dire en un seul tableau. La création d’un tableau me mène toujours vers d’autres façons de faire le même genre de chose. Je continue donc à travailler jusqu’à ce qu’il y ait une exposition, ce qui m’arrête, puis l’exposition suivante doit être différente […]. »

 

Le degré de concentration et d’engagement de Falk envers ses sujets apparaît clairement en 1977, quand elle s’éloigne de l’art performance et de la céramique pour revenir à la peinture, d’abord avec la série Border (Platebande), 1977-1978; puis avec Thermal Blankets (Couvertures thermiques), 1979-1980; Ciels nocturnes, 1979-1980; Fragments d’eau, 1981-1982; et d’autres. Parfois, le format multiple permet d’étudier une image trop vaste pour être réduite à un seul tableau, comme dans la série Platebande, qui représente les limites de son jardin et de celui de ses voisins. À d’autres occasions, comme pour la série Fragments d’eau, dans laquelle Falk peint la surface de segments rectangulaires de l’océan tels qu’elle les voit lors de ses marches quotidiennes, la structure séquentielle reflète son désir d’exprimer sa relation continue avec le sujet. Ciels nocturnes et Fragments d’eau sont essentiellement devenues des séries de séries, car Falk reprend les sujets du ciel nocturne et de l’océan plus tard en carrière.

 

Gathie Falk, Night Sky #3 (Ciel nocturne no 3), 1979, huile sur toile, 193 x 154,9 cm (encadrée), collection privée.
Gathie Falk, Pieces of Water #3: Parliament Bells (Fragments d’eau no 3 : Cloches du Parlement), 1982, huile sur toile, 196,8 x 167,6 cm, collection privée.

 

La discipline avec laquelle Falk s’engage dans ces projets sériels ou de grande envergure l’amène habituellement à travailler avec un seul moyen d’expression à la fois, mais son aisance à en aborder plusieurs révèle qu’elle a sans cesse développé de nouveaux vocabulaires pour décrire l’imagerie mentale qui stimule tout son art. Par conséquent, bien que l’on fasse grand cas de son abandon de la performance au profit de la peinture en 1977, Falk continue de pratiquer un éventail de moyens d’expression, y compris la céramique, le papier mâché, le bronze coulé et la photographie, selon ce qui sert le mieux ses idées.

 

La communauté artistique de Vancouver est depuis longtemps animée d’un fort courant d’interdisciplinarité, notamment en raison d’Intermedia, l’association d’artistes fondée en 1967 par Jack Shadbolt (1909-1998) et Glenn Lewis, dont Falk était une membre active et enthousiaste. La ville est encore aujourd’hui imprégnée par la présence affirmée d’artistes interdisciplinaires – parmi d’autres, Carol Sawyer (active depuis 1990), Laiwan (née en1961) et Cindy Mochizuki (née en1976) – qui proviennent d’institutions vancouvéroises consacrées à la formation transversale à diverses pratiques (nommément la School for the Contemporary Arts de l’Université Simon Fraser dans le cas de ces artistes) et d’espaces informels d’apprentissage communautaire établis par Falk, Lewis, Shadbolt et leurs pairs.

 

Carol Sawyer, The Scholar’s Study: Still Life (Le bureau de l’intellectuel : Nature morte), 2018, vidéo à canal unique (6:57), collection de l’artiste.
Cindy Mochizuki, 105 Chrysanthemums (105 chrysanthèmes), détail, 2016, installation en techniques mixtes, collection de l’artiste.

 

 

La collaboration et la communauté

La collaboration et l’engagement communautaire, si aisément reconnus aujourd’hui comme moyens d’expression artistique, naissent par nécessité à l’époque où Falk lance sa carrière, dans les années 1960 et 1970. Des pratiques et des centres d’artistes autogérés émergent alors que les artistes cherchent des moyens de se soutenir les uns les autres dans la création et l’exposition de leurs œuvres. Falk s’implique beaucoup dans Intermedia, un organisme sans but lucratif fondé en 1967, qui offre aux artistes de Vancouver un lieu de rencontre interdisciplinaire.

 

Glenn Lewis, Rice Krispie Piece (Pièce Rice Krispie), avec Gathie Falk à gauche, 1968, performance, Beatty Street, Vancouver.

C’est par l’entremise d’Intermedia qu’une majorité des œuvres d’art performance de Falk sont développées et présentées devant public; ces productions ont souvent lieu au Musée des beaux-arts de Vancouver. Glenn Lewis, le professeur de céramique et ami de Falk, est un membre fondateur de l’organisme et, à cette époque, Falk rencontre d’autres artistes avec qui elle se lie d’amitié, notamment Tom Graff, Michael Morris (né en 1942), Glenn Allison (actif à partir des années 1960) et Salmon Harris (né en 1948). Falk a non seulement créé ses propres performances en collaboration, mais elle a également participé aux œuvres de ses pairs, comme Rice Krispie Piece (Pièce Rice Krispie), 1968, de Lewis.

 

Après quelques années à suivre une formation continue en peinture tout en gagnant sa vie comme enseignante, Falk abandonne ses cours en 1962, affirmant ne plus vouloir quelqu’un derrière pour lui indiquer quoi faire. Cependant, elle désire ardemment appartenir à une communauté d’artistes. Falk grandit dans un cadre où l’amitié et la vie sociale dépendent de l’Église, mais de plus en plus, alors qu’elle commence à exposer ses œuvres, elle crée des amitiés profondes dans le milieu artistique et noue des liens avec des professeurs, mentors, collègues artistes, collaborateurs, marchands, critiques, auteurs et collectionneurs.

 

Même si Falk crée la plus grande part de son œuvre seule dans son atelier, elle réalise certains projets avec l’aide d’amis. Par exemple, à l’été 1971, elle voyage en train à travers le Canada, avec Tom Graff et Elizabeth Klassen, amis et comparses adeptes de friperies, avec l’intention de faire une tournée des magasins d’occasions partout au pays. Dans ses mémoires de 2018, Apples, etc., Falk raconte comment ils ont abordé leurs déplacements tel un projet d’art conceptuel, même si, à l’époque, ils ne les considéraient pas ainsi. Dans tous les magasins où ils se sont rendus, ils recherchaient les meilleurs objets, les pires et les plus curieux, documentant leurs découvertes et se photographiant devant chaque commerce.

 

Gathie Falk et Tom Graff devant un magasin d’occasions, Saskatoon, 1971, photographie d’Elizabeth Klassen.

 

Graff et Klassen sont restés de proches amis de Falk et, bien que cette dernière soit une artiste à la vision singulière, il est important de reconnaître qu’à certains égards, nombre de personnes, particulièrement ces deux-là, ont joué un rôle essentiel dans son œuvre.

 

Gathie Falk et Tom Graff, Cake Walk Rococo, 1971, performance, Musée des beaux-arts de Vancouver, photographie de Vincent Trasov.

Graff est un artiste, écrivain et commissaire de Vancouver qui collabore régulièrement avec Falk pour la création d’œuvres d’art performance. Cake Walk Rococo, 1971, Cross Campus Croquet (Croquet sur le campus), 1971, et Ballet for Bass-Baritone (Ballet pour baryton-basse), 1971, ont été créées par Falk en collaboration avec Graff. Cette dernière œuvre occupe une place unique dans le répertoire d’art performance de Falk, car il s’agit de la seule œuvre qu’elle peut observer comme membre du public, puisqu’elle n’est pas en scène. Formé à titre de chanteur professionnel, Graff joue le personnage principal de l’œuvre. On le voit, par exemple, lentement traverser la scène à reculons, vêtu d’un tuxedo, en chantant « Allegro alla breve », tiré de Pulcinella d’Igor Stravinsky, tandis que des gens émergent du public, un par un, et commencent à polir ses chaussures avec un chiffon. En 1971-1972, Graff organise une tournée d’art performance à travers le pays, présentée dans cinquante-deux lieux, et regroupant sept artistes, dont Falk. Même si les exigences physiques de cette tournée nationale mettent fin à la pratique performative de Falk, la poussant à recentrer ses énergies sur la création d’œuvres en atelier, son intérêt pour la collaboration est resté intact.

 

Elizabeth Klassen est une collègue enseignante que Falk a rencontrée à Victoria, à l’été 1956, alors qu’elle suivait un cours d’été pour améliorer ses compétences. Même si Klassen n’est pas une artiste, elle participe à plusieurs des œuvres de Falk et partage avec elle un logement pendant de longues périodes : d’abord de 1970 à 1973, lorsque Falk, Klassen et Graff cohabitent dans une maison, puis à la fin des années 1980, alors que Klassen emménage définitivement avec Falk, après avoir subi une intervention chirurgicale qui la guérit du cancer du côlon, mais la laisse avec des lésions nerveuses et une mobilité réduite de sa main et de son bras droit.

 

En plus de prendre part au laborieux projet de couture de groupe, pour lequel Falk fait appel à ses amis dans l’espoir de terminer Beautiful British Columbia Multiple Purpose Thermal Blanket (Couverture thermique à usages multiples de la magnifique Colombie-Britannique), 1979, pour le hall de la B.C. Central Credit Union, à Vancouver, Klassen participe à différentes œuvres d’art performance de Falk et fait partie de l’équipe qui se rend à Ottawa pour installer Veneration of the White Collar Worker #1 (Vénération du col blanc no 1) et Veneration of the White Collar Worker #2 (Vénération du col blanc no 2), 1971-1973. Pour tout dire, les deux femmes partagent donc une maison et les mémoires de Falk, Apples, etc., sont dédiés à Klassen.

 

Gathie Falk, Glenn Allison et Elizabeth Klassen installant Veneration of the White Collar Worker #2 (Vénération du col blanc no 2), 1973, dans l’édifice du ministère des Affaires extérieures à Ottawa, photographie de Tom Graff.

 

Une bonne partie de cette activité collective peut être perçue dans le sens traditionnel où les artistes embauchent des assistants d’atelier qui sont aussi des amis. Cependant, par l’entremise d’Intermedia, Falk s’implique davantage dans une pratique collaborative axée sur le processus, qui est aujourd’hui courante à Vancouver et partout au Canada. Elle participe à plusieurs projets d’Intermedia, dont les trois expositions présentées par le groupe au Musée des beaux-arts de Vancouver entre 1968 et 1970. En réaction à The Dome Show (Le spectacle du dôme), leur dernière exposition à cet endroit, le journaliste de Province, James Barber, constate « qu’il y a, chaque jour, de l’implication communautaire et que malgré les critiques de la vieille garde, qui affirment que la galerie est à la dérive, que son approche artistique et son engagement envers l’art ancré dans la vie ne s’adressent qu’à une petite minorité, les chiffres prouvent qu’ils ont tort ». Falk est alors participante de la première heure dans ce conflit impossible à résoudre entre les artistes d’avant-garde et les traditionalistes muséaux, qui marque le milieu culturel de plusieurs endroits, certes, mais celui de Vancouver avec plus d’insistance.

 

Glenn Lewis et Michael Morris, Taping of the Critics (Enrubanner les critiques), 1972, lithographie sur papier, 53,8 x 53,8 cm, édition 38/50, Morris and Helen Belkin Art Gallery, Université de la Colombie-Britannique, Vancouver. Dans cette performance radicale, Lewis et Morris – tous deux collaborateurs à Intermedia – ont enrubanné des critiques d’art internationaux rassemblés sur les marches du Musée des beaux-arts de Vancouver.

 

 

L’inquiétant

« Pour moi, l’art est entièrement un travail porté sur les images personnelles », affirme Falk. Inspirées par son environnement, ses œuvres émergent habituellement dans son imaginaire comme des visions qu’elle tente ensuite d’incarner dans la réalité. Souvent, les résultats comportent des éléments absurdes, surréalistes ou inquiétants.

 

Meret Oppenheim, Object (Déjeuner en fourrure), 1936, tasse, soucoupe et cuillère recouvertes de fourrure, 7,3 cm (hauteur de l’ensemble) x 10,9 cm de diamètre (tasse), 23,7 cm de diamètre (soucoupe), 20,2 cm de long (cuillère), Museum of Modern Art, New York.

Dans un essai publié en 1919, le psychanalyste Sigmund Freud décrit l’inquiétant comme « cette variété de l’effrayant qui ramène au depuis longtemps connu, au depuis longtemps familier », concept qui engendre une expérience qui a grandement intéressé les surréalistes. L’œuvre la plus emblématique du surréalisme est possiblement Object (Déjeuner en fourrure), 1936, de Meret Oppenheim (1913-1985), dont le concept tient en une tasse, une soucoupe et une cuillère recouvertes de fourrure. Ces objets ainsi transformés provoquent un effet troublant, la peau de gazelle remplaçant les surfaces lisses et manufacturées de la porcelaine et de l’argenterie. Falk reconnaît avoir été inspirée par cette œuvre.

 

Le penchant de Falk pour l’inquiétant est mis en évidence dans l’installation qui la fait connaître, Environnement domestique, 1968. Il se manifeste par la combinaison de véritables objets ménagers – peints en rose – et d’éléments fabriqués en argile. Il émerge également dans ses performances, par exemple Ange rouge, 1972, dans laquelle des éléments somptueux (une longue robe blanche et des ailes d’ange faites de plumes) sont opposés à d’autres, plus simples (une machine à laver à tordeur, des tourne-disques et des perroquets sculptés aux accents comiques). L’inquiétant est également à la base de la série Théâtre en noir et blanc et en couleurs, 1983-1984, fondée sur le jumelage d’éléments inattendus : rosiers et ampoules, choux et rubans, fauteuils et pierres.

 

Pour sa participation à l’exposition Four Places: Allan Detheridge, Gathie Falk, Liz Magor, An Whitlock (Quatre lieux : Allan Detheridge, Gathie Falk, Liz Magor, An Whitlock), présentée au Musée des beaux-arts de Vancouver en 1997, Falk remplit de melons d’eau en céramique le Ford coupé 1936 orné de flammes appartenant à son ex-mari et le présente aux côtés d’œuvres céramiques de sa nouvelle série Picnics (Pique-niques), 1976-1977.

 

Gathie Falk, Picnic with Clock and Bird (Pique-nique avec pendule et oiseau), 1976, céramique émaillée, peinture et vernis, 21,6 x 22,9 x 27,9 cm, Equinox Gallery, Vancouver.
Gathie Falk, Picnic with Red Watermelon #2 (Pique-nique avec melon d’eau rouge no 2), v.1976, céramique et acrylique, 20,3 x 45,7 cm, AMS Permanent Collection, Université de la Colombie-Britannique, Vancouver.

 

Dans une publication du Musée des beaux-arts de Vancouver de 2000, la critique d’art Robin Laurence remarque : « Certains objets des pique-niques sont la quintessence de l’ordinaire : melons d’eau, citrons, bouteilles vertes, œufs et gâteaux. D’autres sont bizarrement incongrus par rapport au thème du pique-nique : horloges, couronnes, choux, chaussures à talons hauts, une pile de gros cœurs rouges rendus dans le style de la bande dessinée. D’autres éléments, par leur juxtaposition inattendue, créent une atmosphère d’humour noir et de surréalisme funeste : des balles de golf parsemées comme de monstrueux grains de poivre sur trois poissons morts; un oiseau noir gisant, mort, sur une pendule rouge; un chien gris ressemblant à une statue funéraire et gardant un pot de camélias roses tel un offertoire; une tasse à thé dont le contenu est submergé d’énormes flammes. »

 

En examinant l’historique des expositions collectives de Falk, on découvre des artistes dont elle partage les préoccupations. Par exemple, Liz Magor (née en 1948), dont les juxtapositions d’objets dissonants, telles que les mitaines moulées et les vraies cigarettes de Humidor (Boîte à cigares), 2004, ou les pierres moulées et les véritables grignotines soufflées au fromage de Chee-to, 2000, ont été présentées aux côtés d’œuvres de Falk. La série Gathie’s Cupboard (L’armoire de Gathie), 1988-1998, de Jane Martin (née en 1943), permet d’établir un lien encore plus direct avec l’œuvre de Falk. Dans sa série, Martin recourt à un style de dessin précis et révèle un penchant pour la représentation de la chair dans la création de peintures, de dessins et d’estampes qui constituent un hommage à Gathie Falk.

 

Jane Martin, Gathie’s Cupboard (L’armoire de Gathie), polyptyque (panneau 2), 1998, huile sur toile, 91 x 95 cm, collection de l’artiste.
Liz Magor, Humidor (Boîte à cigares), 2004, gypse polymère, cigarettes, 28 x 15 x 10 cm, édition de 6, Kamloops Art Gallery.

 

 

Les croyances religieuses, politiques et féministes

Avec l’accent que met Falk sur les rituels de la vie quotidienne et la récurrence des motifs, tels que les pommes, les œufs, les poissons et autres à symbolique chrétienne, dans son art, il est tentant de l’interpréter sous les auspices de la religion. L’artiste éloigne cependant son public de cette tendance interprétative.

 

Dans « Statements », un texte compilé à partir d’une série d’entrevues menées par Jo-Anne Birnie Danzker avec l’artiste, en avril 1985, Falk précise sa position : « J’ai décidé de tenter d’être chrétienne plutôt que d’essayer de peindre des illustrations d’enseignements chrétiens. Si vous avez quelque chose de sérieux à dire, vous devez le faire savoir clairement; si vous le peignez, il est peu probable que vous soyez très clair. Les choses importantes doivent être dites avec des mots : vous devriez les écrire ou les prononcer. Encore mieux, vous devriez les vivre. »

 

Gathie Falk, 14 Rotten Apples (14 pommes pourries), 1970, céramique émaillée, Plexiglas, 19,1 x 28 x 25,4 cm, Musée des beaux-arts de Vancouver.

 

La spiritualité de Falk transparaît de manière limpide dans sa pratique par la vénération du quotidien et son engagement envers la collaboration et la communauté. Sa production artistique ne comporte que de rares commentaires politiques flagrants, comme l’analogie au « jeu de la guerre » dans Some are Egger than I (Certains sont plus œufs que moi), 1969, et les énumérations quotidiennes des navires de guerre dans la baie des Anglais dans sa série Hedge and Clouds (Haies et nuages), 1989-1990. Cependant, en dépit de leurs sujets difficiles, ces œuvres maintiennent le lien avec l’expérience quotidienne de Falk, ce qui permet de les inscrire harmonieusement dans le reste de son œuvre.

 

Vue d’installation de l’exposition Gathie Falk, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, 2002. Avec la série Hedge and Clouds (Haies et nuages), Falk associe le paysage naturel à des images de navires qu’elle voyait ancrés dans le port, près de chez elle.

 

Certaines des œuvres de Falk contiennent des allusions métaphoriques plus subtiles aux préoccupations sociopolitiques de l’artiste. Dans sa première performance, Skipping Ropes (Cordes à sauter), 1968, un des participants dit aux autres : « Voici vos ordres. Au son du gong, dites votre nom, votre âge, votre sexe et votre origine raciale; je répète, au son du gong, dites votre nom, votre âge, votre sexe et votre origine raciale. » Quatre ans plus tard, les mots « nom, âge, sexe, originale raciale » sont chantés dans une fugue à quatre voix, durant une performance intitulée Chorus (Chœur), 1972.

 

Gathie Falk, Skipping Ropes (Cordes à sauter), 1968, performance présentée au Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, en 1975.

Dans un échange sur Cordes à sauter, publié dans Capilano Review en 1982, l’auteure Ann Rosenberg suggère qu’« [i]l y a là quelques implications politiques », ce à quoi Falk répond, « Bon, bien sûr qu’il y en a. Dans nombre de mes œuvres, il peut y avoir des sous-entendus ou des allusions politiques de tout genre. Ce que l’on nous fait subir, les ordres que nous recevons, les formulaires à remplir, les renseignements qui n’ont rien à voir avec quoi que ce soit, des choses du genre ». Rosenberg encourage Falk à développer, « Mais dans un sens plus sérieux, les chambres à gaz… »; et Falk réplique, « Oui, ça aussi ». Dans Apples, etc., Falk se remémore les invocations de son enfance, au moment d’aller au lit, lesquelles comprenaient la récitation de prières pour les juifs persécutés dans l’Allemagne nazie et pour les mennonites victimes d’enlèvement et de meurtre dans la Russie de Staline.

 

D’autres œuvres de Falk dépeignent avec autant de force ses expériences vécues et leurs manifestations métaphoriques. Dans plusieurs des sculptures de la série Pique-niques, 1976-1977, des flammes en céramique émergeant des tasses à thé, d’un gâteau d’anniversaire et d’un amas de feuilles d’érable constituent un élément inexplicable de ses « repas » en plein air. Falk associe ces flammes récurrentes à une anecdote mémorable racontée par une amie à propos d’un gâteau d’anniversaire ayant pris feu. Elle les relie aussi à un souvenir d’enfance où elle aide sa mère à brûler le gazon mort après l’hiver pour permettre au nouveau gazon de pousser, ce qui peut être vu comme un symbole de purification et de régénération.

 

Dwight Swanson, l’ex-mari de Falk, qui lui a causé de grandes souffrances en peu de temps, conduisait un Ford coupé avec des flammes peintes sur les portières; lorsqu’il a récidivé, l’image des flammes a été utilisée à son procès comme preuve contre lui, mettant ainsi fin à leur mariage. Falk réunit le coupé et les pique-niques dans l’exposition Four Places: Allan Detheridge, Gathie Falk, Liz Magor, An Whitlock, tenue au Musée des beaux-arts de Vancouver en 1977. Il est difficile de voir les flammes autrement que comme des représentations de la souffrance et de la destruction, telle l’antithèse des notions de pureté et de renaissance. Si Falk maintient qu’elle n’insère pas intentionnellement de messages dans son œuvre, certains en émergent néanmoins.

 

 

Falk semble avoir une opinion semblable quant à la place que prennent ses idéaux féministes dans sa pratique. À l’automne 1984, Nicholas Tuele, alors conservateur à la Art Gallery of Greater Victoria, s’entretient avec Falk dans le cadre de sa préparation pour l’exposition British Columbia Women Artists, 1885-1985 (Femmes artistes de la Colombie-Britannique, 1885-1985). Lorsqu’il lui demande si elle a l’impression d’être confrontée à des enjeux particuliers en tant que femme artiste, Falk répond qu’elle « n’a pas plus de préoccupations à ce sujet [qu’elle] n’en avait à propos des autres choses de la vie » et a reconnu que de nombreuses occasions se sont présentées à elle en carrière. Elle ajoute qu’elle est « une féministe depuis le début, même quand ce mot n’existait pas ». Dès son jeune âge, elle reconnaît que le monde traite injustement les femmes – c’est elle, et non ses frères, qui porte le fardeau de prendre soin de leur mère. Même si elle n’adhère pas elle-même au mouvement, Falk reconnaît avoir évidemment partagé les préoccupations féministes sur les droits et libertés des femmes.

 

Tout comme l’imagerie et les idées de Falk ne sont pas complètement dépourvues d’inflexion chrétienne, le féminisme influence inévitablement son art, surtout en considérant à quel point il est inspiré par les images qui lui viennent à l’esprit. L’intégration de procédés artisanaux, comme la céramique ou le papier mâché de la série Dresses (Robes), 1998, et de l’œuvre The Problem with Wedding Veils (Le problème avec les voiles de mariage), 2010-2011, dans le langage des beaux-arts; les images récurrentes d’objets domestiques, comme des meubles, des couverts et des vêtements; ainsi que la tendance à représenter la nature – non pas une nature épique ou sublime, mais composée de fruits, de fleurs, d’eau et de ciels – peuvent toutes être vues comme des stratégies artistiques féministes.

 

Gathie Falk, The Problem with Wedding Veils (Le problème avec les voiles de mariage), 2010-2011, papier mâché, pierres, 180,3 x 162,6 cm, collection de l’artiste.

 

L’œuvre de Falk est imprégnée de nombreuses stratégies, conscientes ou non, propres à l’art féministe qui visent à remettre en question les présomptions patriarcales quant à ce qui mérite d’être considéré dans le domaine du grand art. À l’instar d’artistes comme Joyce Wieland (1930-1998), Betty Goodwin (1923-2008) et Irene Whittome (née en 1942), Falk recourt à des images et à des procédés qui lui permettent d’explorer des questions personnelles et d’autres se rapportant au genre. À ce titre, Falk et ses collègues ont élargi la définition et le potentiel de l’art dans ce pays, de même qu’elles en ont étendu la portée, pavant la voie à de nombreuses générations ultérieures d’artistes féministes ou autrement motivées par la politique.

 

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