Comptant parmi les artistes vivantes les plus renommées du Canada, Gathie Falk (née en 1928) imprègne des qualités du sublime les objets ordinaires et les rituels du quotidien. Après des débuts modestes au Manitoba, elle devient une figure de proue de la communauté artistique de Vancouver et connaît la reconnaissance internationale pour ses tableaux et ses sculptures céramiques de même que pour ses installations et ses performances avant-gardistes. À plus de quatre-vingt-dix ans, Falk continue de produire et d’exposer régulièrement, jouissant d’un succès critique et populaire pour des œuvres qui sont restées fidèles à sa vision enjouée, réfléchie et résolument personnelle.
Enfance et adolescence
Bien que nomades et marquées par la perte et la pauvreté, les premières années de Gathie Falk sont également empreintes d’art, d’esprit de communauté et de foi religieuse. Elle naît le 31 janvier 1928 à Alexander, une petite ville du territoire visé par le Traité no 2, un peu à l’ouest de Brandon, dans le sud du Manitoba. Ses parents, Cornelius et Agatha Falk, sont des mennonites germanophones ayant immigré au Canada avec leurs deux fils, en 1926, pour échapper à la persécution communiste en Russie. Trois ans après leur fuite, un grand nombre des mennonites restés sur place ont été forcés à l’exil en Sibérie ou tués.
La famille Falk possédait des propriétés et une entreprise en Russie, ce qui aurait dû faciliter l’acquisition de terres dans les Prairies à l’époque, grâce à un accord conclu entre le gouvernement canadien et les dirigeants de la communauté mennonite de Russie. En 1872, l’année après la signature des Traités nos 1 et 2, le gouvernement fédéral a adopté la Loi des terres fédérales, visant à encourager la colonisation agricole des Prairies. Cependant, Cornelius Falk a sciemment renoncé à l’occasion de posséder des terres au Canada. Ce musicien doué, qui jouait du violon, chantait et dirigeait des chorales, s’est aussi fait proposer d’enseigner la musique dans un collège aux États-Unis, offre qu’il également refusée. Il a plutôt choisi de travailler pour d’autres agriculteurs dans son pays d’adoption.
Cette décision de Cornelius Falk, de mener une existence moins matérialiste et plus spirituelle, entraîne des difficultés extrêmes pour sa famille quand il meurt des suites d’une pneumonie en novembre 1928, moins d’un an après la naissance de sa fille et à peine deux ans après son arrivée au Canada. C’est après le décès de son père que l’enfance de Gathie Falk prend une tournure nomade. Sa mère, qui dépend du soutien de la communauté pour loger, vêtir et habiller sa famille, sollicite de l’aide là où elle peut en trouver et déplace Gathie et ses frères aînés Jack et Gordon, d’une communauté mennonite à l’autre, au Manitoba, en Ontario et en Saskatchewan.
Grandir dans la pauvreté commande de développer sa débrouillardise et d’apprendre à faire du neuf avec du vieux. Ainsi, même si le foyer dans lequel Falk grandit n’est pas porté sur l’art, il est assurément astucieux et créatif. Dans ses mémoires, Apples, etc., publiées en 2018, Falk raconte comment, toute-petite, elle fabriquait les robes de sa première poupée avec des ciseaux, du tissu et de la ficelle. Elle décrit aussi comment elle suppliait sa mère et l’un de ses frères de lui dessiner des formes humaines et combien son regard critique était assez aiguisé alors, malgré son jeune âge, pour reconnaître les défauts de leurs tentatives artistiques.
Lorsque Falk est adolescente, sa famille vit à Winnipeg, ses frères sont déscolarisés et aident à subvenir aux besoins de la famille. Bonne élève, elle possède un talent créatif évident et, à treize ans, son enseignante à l’école secondaire la recommande aux cours d’art du samedi matin. Falk se souvient d’avoir pris l’autobus pour se rendre au centre-ville, dans « un bâtiment municipal sur la rue Vaughan avec un musée au sous-sol [le Musée manitobain de l’homme et de la nature], un auditorium au rez-de-chaussée et un musée au dernier étage [le Winnipeg Museum of Fine Arts (Aujourd’hui, le Musée des beaux-arts de Winnipeg)] ».
Là-bas, sa formation élémentaire comprend le dessin d’animaux empaillés exposés dans le musée d’histoire naturelle et des cours d’histoire de l’art articulés autour de reproductions de tableaux impressionnistes et postimpressionnistes. Falk se souvient de l’image qui lui coupe l’envie de suivre ces cours une fois pour toutes : celle d’un tableau de Paul Gauguin (1848-1903), où se trouve un chien de couleur orange rougeâtre. La palette irréaliste de l’œuvre ne concorde en rien avec son désir d’adolescente pour une interprétation artistique pragmatique.
Vers l’ouest en quête de travail
À ce moment de sa vie et malgré ses talents, Falk n’envisage pas de devenir une artiste. Comme ses parents, elle aime la musique, surtout la chanson. C’est environ à l’époque où elle renonce à ses cours d’art parascolaires qu’elle est reconnue pour ses habiletés vocales dans la chorale de son église, en même temps qu’elle s’investit dans un club mennonite pour filles. Elle commence des cours de chant et un mécène anonyme finance sa formation théorique et en direction d’orchestre.
Falk rêve d’une carrière en musique, mais en 1944, ses espoirs sont anéantis. Elle a seize ans, vient juste de terminer sa neuvième année et sa famille apprend qu’elle doit rembourser sa dette envers le Canadien Pacifique pour son passage en transatlantique de la Russie au Canada. Comme ses deux frères ont déjà quitté la maison et que sa mère a une santé fragile et ne parle pas anglais, c’est à Falk qu’incombe la responsabilité de quitter l’école pour trouver un emploi à temps plein.
À l’été 1944, après un faux départ comme nounou, Falk trouve un emploi à l’usine de transformation de Macdonalds Consolidated, un grossiste alimentaire. Elle y travaille tout le reste du temps qu’elle passe à Winnipeg, emballant des aliments qui sont ensuite vendus dans des supermarchés. Pour rompre la monotonie des longues heures à travailler dans l’entrepôt, Falk entraîne ses collègues à chanter ensemble. Pendant qu’elles « remplissent des sacs en cellophane de raisins secs, dattes, cassonade, pois, haricots et rosettes en chocolat », les femmes entonnent des chansons remplies d’espoir, d’amour et d’allégresse.
Falk est bouleversée de devoir quitter l’école : c’est une bonne élève et pour elle, l’éducation est un moyen d’accéder à une vie plus confortable et épanouie. Par chance, un an après son entrée sur le marché du travail, elle découvre qu’elle peut terminer son cours secondaire par correspondance. Pour concilier travail et études, elle laisse tomber ses cours de musique, mais continue de chanter avec la chorale de l’église.
En 1946, alors que Falk a dix-huit ans, elle déménage en Colombie-Britannique avec sa mère, son frère Gordon et sa femme Edith, pour rejoindre son autre frère Jack et sa femme Vera, qui se sont installés à Vancouver après la Seconde Guerre mondiale. Au début, la situation de Falk et sa mère est instable puisqu’elles logent chez des cousins de cette dernière, dans le salon de leur maison de Yarrow, une petite communauté mennonite. Bientôt, elles louent une chambre à l’adresse voisine. Dans ce milieu rural, Falk cueille des petits fruits et travaille dans une usine de transformation de volaille pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa mère.
La ville de Yarrow est aujourd’hui une banlieue semi-rurale de Chilliwack, mais quand Falk y emménage avec sa mère, elle s’apparente plutôt à une communauté mennonite de Russie. C’est essentiellement un village autosuffisant : l’ensemble des entreprises et des services sont détenus et gérés par des mennonites qui continuent à parler le dialecte allemand, fondement de leur patrimoine. Dans l’ombre d’une guerre contre l’Allemagne, il y règne un climat de crainte et de méfiance alimenté par les habitants non mennonites de la région.
À Yarrow, grâce à la communauté mennonite, Falk et à sa mère se trouvent en lieu sûr. Au printemps 1947, après un bref passage où Falk travaille comme serveuse dans un hôtel de Chilliwack, elles décident toutefois de déménager à Vancouver dans le but de se rapprocher de la famille et d’avoir accès à de meilleures occasions d’emploi. Même si leurs moyens sont encore très limités et qu’elles habitent dans deux chambres louées au coin de la 25e Avenue Est et de la rue Fraser, Falk est heureuse de se trouver dans une ville et de profiter de ses nombreux services. Les « lumières brillantes et les trottoirs bondés » l’enchantent. Sa mère et elle se joignent à une église voisine où elles nouent des amitiés, trouvent une communauté et donnent un sens à leur vie, ce qui facilite leur transition dans leur nouvel environnement.
Le premier emploi de Falk à Vancouver consiste à coudre des pochettes à l’intérieur des valises dans une usine de fabrication de bagages. Même si elle coud ses propres vêtements depuis son enfance à Winnipeg, elle éprouve des difficultés à manipuler l’équipement industriel. « J’ai l’impression de casser des centaines d’aiguilles », dit-elle. Elle finit cependant par maîtriser l’appareil à un tel point qu’on la surnomme « Speed [Vitesse] ». Comme le fait remarquer Robin Laurence, les conservateurs et les critiques ont plus tard interprété les expériences de travail en usine de Falk comme « format[rices] de sa capacité à réaliser des travaux manuels et répétitifs dans le contexte de la création artistique », ce dont témoigne l’œuvre Three Cabbages (Trois choux), 1978.
Lorsque son contremaître quitte pour une autre usine de fabrication de bagages, il encourage Falk à le suivre. Dans cette deuxième usine, elle tire de dures leçons sur le monde du travail. Comme il n’y a pas de syndicat, les augmentations se font très rares et les femmes sont moins payées que les hommes. Falk persiste néanmoins dans cet emploi et fait preuve de ténacité en obtenant son diplôme d’études secondaires grâce à des études par correspondance.
Enseignante réticente
Falk est ravie de pouvoir se joindre enfin à la chorale d’une église et de reprendre ses cours de musique à Vancouver. Ayant reçu de sa mère un violon usagé en cadeau lors de leur premier Noël dans la ville, elle commence à suivre des cours auprès de Walter Neufeld (1924-2004), un musicien et chef d’orchestre renommé aux racines mennonites fort semblables à celles de Falk. Elle étudie également la théorie musicale avec Menno, le frère de Neufeld, un chef de chœur accompli.
La musique est le premier amour de Falk qui s’imagine devenir une violoniste à succès. Elle réussit si bien sa première année de leçons qu’on la fait passer directement en cinquième année. Malheureusement, les deux années qui suivent confirment qu’elle a probablement commencé sa formation trop tard. Après de mauvais résultats aux examens de cinquième et sixième années, elle abandonne ses études. Elle ne sera jamais la musicienne professionnelle qu’elle rêvait de devenir.
La mère de Falk et son professeur de violon se rendent tous deux compte que son insuccès en violon la démoralise et que son emploi à l’usine la déprime. Ils l’encouragent à poursuivre une carrière dans l’enseignement, une perspective qu’elle décrit d’abord comme « effroyablement morne ». En 1952, ayant grand besoin de changement, elle entreprend tout de même un certificat en enseignement dans le cadre d’un programme d’un an à la Provincial Normal School de Vancouver. Les personnes inscrites y apprennent l’essentiel de l’enseignement au primaire. De plus, le programme offre une mise à niveau des matières de base, dont l’art.
En 1953, Falk accepte son premier poste d’enseignante dans une école de Surrey. Elle est déçue de découvrir qu’elle gagne moins qu’à l’usine de fabrication de bagages, et qu’avec un salaire annuel de mille huit cents dollars, il est difficile de subvenir à ses besoins et à ceux de sa mère. Pour elles deux, Falk achète une maison grâce à de l’argent emprunté – et rapidement remis – à une femme de leur église, mais elle la revend pour acheter une voiture et redevient alors locataire. Falk se souvient d’avoir entretenu de bonnes relations avec son directeur d’école, qui était admiratif des réalisations artistiques de ses élèves. Elle finira néanmoins par quitter son poste, par crainte que l’inspecteur de l’enseignement du district exige sa démission une fois qu’il aura réalisé qu’elle n’a noté aucuns des travaux assignés à ses élèves. En 1954, Falk se joint au personnel de l’école primaire Douglas Road à Burnaby où elle travaille jusqu’en 1965.
Falk s’inscrit à un programme de formation supplémentaire destiné aux enseignantes et enseignants, en 1955 et 1956; elle suit des cours théoriques de même que des cours de design, de dessin et de peinture. Les cours d’art sont chapeautés par William D. West (1921-2007), enseignant au secondaire et artiste de Victoria, dont l’approche repose sur une combinaison de principes modernistes et de fondements formels. Même si l’esthétique de West est moins émotive que celle manifestée dans l’expressionnisme allemand, qui séduit Falk à cette époque, ses représentations de paysages naturels et bâtis à l’aide de formes géométriques réduites lui inspirent les prémices des puissantes compositions qu’elle cherche à créer. Son intérêt pour l’expérimentation de la forme est évident dans ses premières œuvres, comme The Staircase (L’escalier), 1962.
En 1956, Falk fait la rencontre d’Elizabeth Klassen (née en 1928), une collègue enseignante aux origines mennonites russes remarquablement semblables aux siennes. Klassen naît en Russie la même année que Falk, avant que sa famille immigre à Elie, au Manitoba, en 1929. À l’instar des Falk, les Klassen connaissent des difficultés dans les Prairies et finissent par déménager en Colombie-Britannique en quête d’une vie meilleure. La jeune Klassen travaille également au sein de la classe ouvrière avant de fréquenter l’école normale; elle acquiert un baccalauréat en enseignement en assistant aux sessions d’été tout en exerçant le métier. Gathie Falk et Elizabeth Klassen se lient instantanément d’amitié.
Les deux femmes demeurent amies pour la vie et le soutien de Klassen s’avère essentiel au développement créatif de Falk. Cette dernière a déjà admis que, « la dernière chose [qu’elle] souhaitai[t] était de devenir enseignante », mais elle se révèle pourtant fort accomplie, reconnue pour ses aptitudes à dispenser un enseignement en art, en littérature et surtout en musique. Bien qu’elle soit entrée dans la profession « à contrecœur, en serrant les dents », Falk reconnaît aujourd’hui les points positifs ressortis de sa décennie comme enseignante. En plus de lui procurer un revenu stable, le métier lui a permis d’avoir un impact sur les élèves, dont certains avec lesquels elle a pu un jour renouer. « Aucune valise et aucun sac rempli de haricots ne sont jamais revenus me parler », plaisante-t-elle dans ses mémoires.
Apprentie artiste
C’est finalement la poursuite de sa carrière en enseignement qui incite Falk à reprendre la pratique des arts visuels. En 1957, afin d’obtenir un diplôme universitaire pour améliorer son statut d’enseignante, elle s’inscrit à des cours d’été et de soir, en peinture et en dessin, par l’intermédiaire du Département d’éducation de l’Université de la Colombie-Britannique.
En tant que peintre, ce sont les visions déformées de la réalité produites par les expressionnistes allemands qui l’inspirent – malgré la plus grande popularité de l’expressionnisme abstrait américain à l’époque – elle cherche toujours à « créer une image concrète et reconnaissable ». Elle n’a aucun intérêt pour les « jolies images » et aspire plutôt à « peindre des œuvres fortes ».
La première exposition publique des œuvres de Falk survient peu après son inscription à l’Université de la Colombie-Britannique – ses tableaux sont présentés à l’Exposition annuelle de la Colombie-Britannique du Musée des beaux-arts de Vancouver en 1960 et à l’Exposition annuelle du Nord-Ouest orchestré par le Seattle Art Museum en 1961. L’année suivante, elle assiste à l’Exposition universelle de 1962 à Seattle, où sont présentées des œuvres d’expressionnistes abstraits américains, notamment Jackson Pollock (1912-1956) et Mark Tobey (1890-1976), ainsi que de modernistes européens comme Paul Gauguin (1848-1903) et Franz Marc (1880-1916).
En 1964, l’exposition The Nude in Art (Le nu dans l’art), présentée au Musée des beaux-arts de Vancouver, offre une nouvelle occasion de voir les œuvres légendaires d’artistes européens, dont les modernistes Paul Cézanne (1839-1906), Henri Matisse (1869-1954) et Pablo Picasso (1881-1973), ainsi que d’artistes de la Renaissance comme Andrea Mantegna (1431-1506) et Albrecht Dürer (1471-1528). En 1965, Falk se rend en Europe pour la première fois. Nombre de ses œuvres datant du début jusqu’au milieu des années 1960, comme St. Ives (St-Ives), 1965, et Crucifixion I, 1966, portent d’ailleurs les traces de ses voyages à la rencontre de nouvelles géographies et de l’histoire de l’art.
La peinture hard-edge, le op art et le pop art sont en vogue à l’époque, mais Falk résiste aux tendances que suivent ses collègues et s’intéresse plutôt à l’expressionnisme. « J’ai assez travaillé en usine dans ma vie, je ne souhaitais pas me transformer en machine. »
À cette époque, Falk étudie toujours pour obtenir son diplôme de l’Université de la Colombie-Britannique. Elle est passée du programme de baccalauréat en enseignement à un diplôme d’enseignement des beaux-arts. Sa confiance comme artiste grandit alors qu’elle apprend à établir un équilibre dans une composition et à donner « un grand coup de pinceau significatif ». Elle suit des cours d’histoire de l’art et d’arts plastiques auprès de Lawren P. Harris (1910-1994), James Alexander Stirling MacDonald (1921-2013), Jacques de Tonnancour (1917-2005), Audrey Capal Doray (née en 1931), David Mayrs (1935-2020) et Ron Stonier (1933-2001), mais en changeant de programme, elle commence à étudier la céramique avec Glenn Lewis (né en 1935).
Apprenti du célèbre potier britannique Bernard Leach (1887-1979) à Cornwall en Angleterre, Lewis enseigne à ses élèves la création d’objets fonctionnels en céramique, mais aussi la sculpture céramique. Falk reconnaît que l’importance accordée par Lewis à l’ouverture « à une conscience des formes et des rituels de la vie quotidienne » a eu un impact sur sa carrière. Sous sa gouverne, elle affirme qu’elle et ses collègues ont été transformés en « personnes qui réfléchissent », qui apprennent à porter attention à « l’art dans la vie quotidienne ». C’est pendant ses études auprès de Lewis que Falk crée ses premières formes en céramique : « une jambe, des chaussures, des bottes, un veston. » Les objets ordinaires de ce genre deviennent, plus tard, l’une de ses expressions caractéristiques, en témoignent des œuvres comme Eight Red Boots (Huit bottes rouges), 1973, Soft Couch with Suit (Divan moelleux avec complet), 1986, et Standard Shoes, The Column (Chaussures classiques, la colonne), 1998-1999.
Virage vers la céramique et la performance
En 1965, Falk effectue un retrait dans son fonds de pension et prend une pause de l’enseignement afin de se concentrer sur la création artistique. Quelques années plus tôt, en 1962, grâce à une mise de fonds empruntée à son amie Elizabeth Klassen et à une deuxième hypothèque contractée par l’entremise de la Fédération des enseignantes et des enseignants de la Colombie-Britannique, elle achète sa deuxième maison, un bungalow construit pendant la guerre, situé sur la 51e Avenue Est, près de la rue Fraser. C’est avec cette propriété qu’elle réussit à joindre les deux bouts pendant cette transition puisqu’elle peut louer la chambre d’amis, ou même le rez-de-chaussée en entier, et gagner un revenu supplémentaire. Son mode de vie économe lui permet de ne jamais retourner enseigner au primaire, bien qu’elle ait plus tard enseigné les arts visuels à temps partiel à l’Université de la Colombie-Britannique, en 1970-1971, ainsi que de 1975 à 1977.
C’est alors qu’elle commence à créer les peintures qui composeront sa première exposition solo présentée au Canvas Shack à Vancouver, en 1965. Dans sa critique de l’exposition, David Watmough associe les tableaux de Falk à l’expressionnisme allemand, mouvement que l’artiste reconnaît elle-même comme une importante pierre angulaire de son art – la distorsions de l’espace et des formes, les jeux d’échelles et les couleurs dissonantes, caractéristiques du style expressionniste, sont aux sources de peintures telles The Banquet (Le banquet), 1963, et The Waitress (La serveuse), 1965. Dans une déclaration qui semble aujourd’hui incompatible avec la pratique de Falk, le critique note : « Lorsque la figure humaine occupe une position centrale dans les compositions de Mlle Falk, ses toiles donnent l’impression de s’animer – ce que ses natures mortes et ses scènes domestiques font rarement, malgré la vitalité et l’énergie brute de sa palette. »
À l’été 1965, Falk ouvre un atelier de céramique avec un confrère étudiant, Charmian Johnson (1939-2020). En 1967, elle reçoit une bourse à court terme du Conseil des arts du Canada et entreprend avec Johnson la construction d’un four à céramique au gaz de 4,65 mètres carrés dans son garage. Cette année-là, elle devient également membre du collectif artistique Intermedia et du regroupement d’artistes de la Douglas Gallery (plus tard renommée Ace Gallery) à Vancouver.
À ce moment, elle est pleinement investie dans la sculpture et affirme : « Mes idées pour des peintures se sont plutôt transformées en sculptures. » Elle connaît son premier grand succès professionnel en 1968 avec l’événement Living Room, Environmental Sculpture and Prints (Salon, sculpture environnementale et estampes), où elle expose Home Environment (Environnement domestique), investissant la Douglas Gallery d’une installation composée de papier peint sérigraphié, de reproductions encadrées et de sculptures représentant des objets du quotidien, dont certaines, par exemple un fauteuil rose, sont fabriquées à partir d’objets trouvés dans des magasins d’occasions et d’autres, par exemple un emballage de bœuf haché, sont façonnés en argile. De 1967 à 1970, elle travaille sur trois séries de sculptures en céramique : Fruit Piles (Amas de fruits), 1967-1970; Art School Teaching Aids (Outils pédagogiques de l’école d’art), 1967-1970, (dont l’œuvre Art School Teaching Aids: Hard-Edge Still Life (Outils pédagogiques de l’école d’art : nature morte hard-edge), 1970); et Synopsis A-F, 1968. Elle crée également la série de dessins Shirt (Chemise), 1968-1970.
En 1968, son marchand, Douglas Chrismas, inscrit Falk à un atelier offert par Deborah Hay (née en 1941), membre du Judson Dance Theater, un collectif expérimental qui rassemble des artistes visuels, de la danse et de la composition se produisant à la Judson Memorial Church de New York. L’atelier est organisé conjointement par la Douglas Gallery, Intermedia, l’Université de la Colombie-Britannique et le Musée des beaux-arts de Vancouver. Falk se découvre alors une fascination pour l’art performance : elle y trouve des moyens d’explorer les images et les thèmes qui l’intéressent, en y ajoutant les composantes du mouvement, du son et du temps. « Le processus de la performance m’apparaissait très naturel, témoigne Falk. Ça ressemblait à de la musique. » Plus tard, en 1968, l’artiste réalisera ses premières œuvres d’art performance, dont A Bird Is Known by His Feathers Alone (Un oiseau se reconnaît uniquement par ses plumes).
Un oiseau se reconnaît uniquement par ses plumes est une création complexe avec de nombreux accessoires et costumes ainsi qu’une chorégraphie laborieuse de ses actions : Falk qui se lave le visage et y applique du sirop doré Rogers; l’artiste Tom Graff (actif à partir des années 1970), un ami de Falk et parfois partenaire de ses performances, qui crée un grand dessin avec de la cold-cream, du rouge à lèvres et de la poudre; tandis que d’autres performeuses et performeurs couchés à plat ventre poussent, de leur corps et à travers la scène, des verres à cocktails en plastique remplis de cerises et d’oranges en céramique.
Cette œuvre est d’abord présentée dans le cadre de l’exposition d’Intermedia Chromatic Steps (Étapes chromatiques), tenue au Musée des beaux-arts de Vancouver, en octobre 1968. En 1969, les performeurs new-yorkais Yvonne Rainer (née en 1934) et Steve Paxton (né en 1939), associés aussi tous les deux au Judson Dance Theater, s’amènent au Musée des beaux-arts de Vancouver et chez Intermedia; Falk participe à leurs performances et ateliers.
De 1968 à 1972, Falk crée une quinzaine d’œuvres d’art performance – ou d’œuvres d’art théâtrales, comme elle les appelle –, dont Girl Walking Around Square Room in a Gallery (Fille marchant dans une pièce carrée au cœur d’un musée), 1969, remarquable par sa combinaison novatrice d’une performance et d’un film projeté, ainsi que les œuvres plus connues Some Are Egger Than I (Certains sont plus œufs que moi), 1969, et Red Angel (Ange rouge), 1972. Elle présente ses performances jusqu’en 1977.
L’intégration de la projection dans Fille marchant dans une pièce carrée au cœur d’un musée semble unique dans la pratique de Falk. Cependant, après la première présentation de Certains sont plus œufs que moi, l’artiste révise son œuvre et y ajoute, en arrière-plan, un diaporama la montrant en train de se faire bombarder d’œufs dans Eighty Eggs (Quatre-vingts œufs), 1969, une œuvre théâtrale de Douglas Chrismas. Dans ses performances, comme dans ses œuvres en céramique, Falk « aime représenter des activités quotidiennes ordinaires comme manger un œuf, lire un livre, boire du thé, nettoyer [son] visage, mettre du maquillage, couper des cheveux ». Le sens du rituel dans sa propre vie quotidienne se transpose dans ce qu’elle exprime dans son œuvre.
Dans son introduction à l’ouvrage Performance au/in Canada 1970-1990 (1991), l’auteur Clive Robertson établit l’origine de l’art performance canadien aux ateliers de Hay, Paxton et Rainer à Vancouver. Il affirme également que parmi les personnes y ayant participé – en plus de Falk, les artistes bien connus Glenn Lewis, Jorge Zontal (1944-1994), Helen Goodwin (1927-1985) et Michael Morris (né en1942) ont aussi pris part aux ateliers –, ce sont les performances ultérieures de Falk et de Zontal qui révèlent les plus grandes affinités avec le genre pratiqué par leurs formateurs.
La présentation d’œuvres d’art théâtrales par Falk au Musée des beaux-arts de Vancouver en 1972 attire l’attention de la critique d’art Joan Lowndes. À propos d’Un oiseau se reconnaît uniquement par ses plumes, Lowndes écrit que « lorsque c’est terminé, la disposition des oranges, des verres et des cerises écrasées constitue une étude sur le processus et le hasard ». Avec le recul, Falk réalise que son public « ne savait pas quoi en penser ». Robertson soutient cependant que les « œuvres complexes de Falk sont à l’art performance canadien ce que les premières œuvres de Lisa Steele [née en 1947] et Colin Campbell [1942-2001] étaient à la vidéo : des créations redoutablement sophistiquées et délibérées, que d’autres artistes vont récupérer, intentionnellement ou non ».
Vêtements pour hommes et mariage
Falk continue à créer des sculptures en céramique et des dessins par l’entremise de séries dont le sujet principal est le vêtement pour hommes : Synopsis A-F, 1968, et Shirt Drawings (Dessins de chemises), 1968-1970, séries composées de céramiques; ainsi que Man Compositions (Compositions masculines), 1969-1970, faite de céramiques et d’objets trouvés. Elle affirme que pendant cette période, elle se « penche sur les perspectives symboliques qu’offrent les vêtements masculins; la présence et la puissance qu’ils représentent ». Elle participe à des expositions comme la 5e Exposition d’estampes de Burnaby de 1969 et Works Mostly on Paper (Œuvres principalement sur papier) au Institute of Contemporary Art à Boston, en 1970.
Falk prend part à de nombreuses expositions au Canada et aux États-Unis. En 1971, elle reçoit une commande pour produire deux vastes murales en céramique pour la cafétéria du ministère des Affaires extérieures à Ottawa. Elle accepte cette invitation et, en guise de clin d’œil à l’œuvre axée sur le vêtement masculin qu’elle vient de terminer, elle installe Veneration of the White Collar Worker #1 (Vénération du col blanc no 1) et Veneration of the White Collar Worker #2 (Vénération du col blanc no 2), 1971-1973, deux grandes murales composées de vingt-quatre panneaux en céramique représentant des variations de fragments de chemises d’homme avec cravates.
En 1972, avant l’achèvement de cette œuvre majeure, la mère de Falk meurt d’une crise cardiaque. Elle vivait à la résidence Valleyview de Coquitlam, accueillant les patients en gériatrie souffrant de troubles psychiatriques. La relation que l’artiste entretient avec sa mère est complexe, puiqu’elle est en grande partie responsable de ses soins, depuis son adolescence, au moment où ses frères aînés ont quitté la maison.
Après la mort de sa mère, Falk cesse de créer de nouvelles œuvres d’art performance (quoiqu’elle continue de présenter, jusqu’en 1977, les œuvres conçues entre 1968 et 1972). En 1972-1973, disposant de plus de temps et de liberté, elle a le loisir de se consacrer entièrement à la production, en atelier, de l’une de ses séries de sculptures en céramique les plus connues, Single Right Men’s Shoes (Chaussures droites masculines), qu’elle expose pour la première fois au Centre culturel canadien, à Paris, lors de son passage d’un mois, en 1974.
C’est au cours de cette période occupée de 1973 que Falk entretient une relation avec le détenu Dwight Swanson. Celui-ci a entendu une entrevue de Falk à la radio et lui a écrit une lettre. Falk avait travaillé en milieu carcéral dans le cadre d’un programme du Musée des beaux-arts de Vancouver qui mettait en lien des artistes et des personnes incarcérées. Elle avait aussi chanté pour les prisonniers avec sa chorale paroissiale. Il n’est donc pas très surprenant que la lettre de Swanson mène Falk à correspondre avec lui, puis à lui rendre visite.
Falk raconte que ses amis s’inquiètent de sa nouvelle relation et ultimement de son mariage, en novembre 1974, avec un criminel aguerri (qui a vingt ans de moins qu’elle). Elle justifie sa décision en déclarant qu’elle l’aime tout simplement. Elle admet cependant qu’« accepter de l’épouser n’était sans doute pas une décision rationnelle, mais une fois que je l’ai prise, je me suis entêtée ». Pendant leur court mariage, Swanson se conduit de façon incohérente et reprend rapidement son comportement criminel. Après seulement huit mois de mariage, Falk et Swanson se séparent et divorcent officiellement en 1979.
Tout au long des années 1970, Falk poursuit son exploration de la forme céramique avec plusieurs séries qui lui permettent de manifester l’imagerie fantastique qu’elle a en tête. Toutes ces séries sont essentiellement des variations de natures mortes, un genre artistique qui est au cœur de sa pratique depuis son début de carrière.
Bien que des travaux comme Amas de fruits, 1967-1970, et Chaussures droites masculines contiennent des éléments de la nature morte, en tant que compositions créées à partir de multiples itérations du même objet, ils deviennent uniques en dépit de leur multiplicité. C’est par des séries comme Outils pédagogiques de l’école d’art, 1967-1970; Table Settings (Parements de tables), 1971-1974; Picnics (Pique-niques), 1976-1977; et même Saddles (Selles), 1974-1975 – composées de sculptures en céramique qui renoncent à une structure iconique pour une composition plus complexe et variée –, que nous voyons Falk revenir aux natures mortes de 1962, qu’elle considère comme ses premières œuvres produites sans l’influence d’un professeur.
La série Picnics (Pique-niques) est fondée sur un intérêt suscité pour la première fois par l’œuvre d’art théâtrale du même titre, Picnic (Pique-nique). Falk indique qu’elle « voit parfois [ses Pique-niques] comme de jolies stèles » qui « expriment beaucoup des émotions ressenties à l’époque des procès et de l’incarcération de [son] mari ». Ce dernier avait eu un Ford coupé 1936 aux portières ornées de flammes jaunes et rouges. Ce véhicule est devenu un élément central des procès qui l’ont de nouveau envoyé en prison et, selon Falk, ses flammes décoratives sont réapparues tel un motif de la série Pique-niques, comme on peut les voir dans Picnic with Birthday Cake and Blue Sky (Pique-nique avec gâteau de fête et ciel bleu), 1976. Les céramiques Pique-Niques, qui comprennent également Picnic with Clock and Bird (Pique-nique avec pendule et oiseau), 1976, Picnic with Red Watermelon #2 (Pique-nique avec melon d’eau rouge no 2), v.1976, et Picnic with Fish and Ribbon (Pique-nique avec poissons et ruban), 1977, suscitent les éloges de la commissaire Ann Rosenberg, qui les considère comme « un mariage parfait entre la compétence technique et la puissance visuelle ».
Dans les premières lignes de l’introduction au catalogue de l’exposition Gathie Falk Retrospective (Gathie Falk, une rétrospective), présentée au Musée des beaux-arts de Vancouver en 1985, la directrice Jo-Anne Birnie Danzker écrit : « Plusieurs critiques voient l’œuvre de Falk comme engagée exclusivement dans l’art féminin, voire féministe. Falk rejette de telles interprétations, signalant, par exemple, que la nature morte est, “ce qui nourrit presque tous les (grands) artistes”. » Évidemment, le penchant de l’artiste pour la nature morte fait en sorte que les interprètes de son œuvre ont tendance à l’associer soit à la métaphore de l’abondance et de la vie ou à celle de la mort et du déclin, habituellement symbolisées par le genre.
La propension de Falk à représenter les objets qui l’entourent relève assurément de sa philosophie de vie. Elle mentionne : « Je crois que, à moins de connaître intimement votre propre trottoir, vous ne serez jamais capable de regarder les pyramides et de découvrir leur signification. Vous ne serez jamais capable de voir les choses en détail si vous ne pouvez pas regarder votre table de cuisine, la voir et lui trouver une signification – ou l’ombre que jette une tasse, ou votre brosse à dents. Le fait de voir les subtilités qui vous entourent vous permet de mieux voir les grandes choses. » L’engagement de Falk à s’attarder aux détails autour de sa propre maison est manifeste dans de nombreux projets, de la fin des années 1970 et du début des années 1980, dont l’œuvre Border in Four Parts (Platebande en quatre partie), 1977-1978, et la série Cement (Ciment), 1982-1983.
Succès et nouveau millénaire
À la fin de 1977, après une pause de onze ans, Falk recommence à se consacrer à la peinture. Elle retrouve l’inspiration en voyant des fresques de Giotto (1266/1267-1337) lors d’un voyage d’un mois à Venise. La première série créée dès son retour – les peintures Border (Platebande), 1977-1978 – représente les bordures de son jardin et de celui de ses voisins. Cette approche qui consiste à composer une vue intime d’une partie de paysage, sans fournir de point de référence ou de contexte, deviendra une stratégie récurrente dans ses séries suivantes : Night Skies (Ciels nocturnes), 1979-1980, et Pieces of Water (Fragments d’eau), 1981-1982. Dans ses mémoires, Apples, etc., Falk décrit la prémisse conceptuelle au cœur de ce dernier projet : « J’avais en tête que le tableau représente un gros bloc d’eau que j’avais découpé dans la mer avec un long couteau bien aiguisé. Les compositions sont inclinées vers le haut pour que la couleur chatoyante emplisse la toile, sans rivage ou ligne d’horizon visible. »
En 1978, la peinture étant dorénavant sa pratique de prédilection, Falk reçoit une commande de la B.C. Central Credit Union pour créer une murale destinée au hall du bâtiment administratif. Elle produit Beautiful British Columbia Multiple Purpose Thermal Blanket (Couverture thermique à usages multiples de la magnifique Colombie-Britannique), 1979, une gigantesque courtepointe peinte (quoique Falk préfère la description « peinture sculptée »). Falk crée ensuite deux autres projets d’art public importants : Diary (Journal intime), 1987, commandé par l’architecte Arthur Erickson pour l’ambassade du Canada à Washington; et Salute to the Lions of Vancouver (Hommage aux Lions de Vancouver), 1990, pour l’édifice Canada Place, à Vancouver.
Les commissaires, les critiques et le marché manifestent un intérêt pour l’œuvre de Falk dès 1967, quand elle commence à exposer à la Douglas Gallery. À partir de ce moment, chacune des nouvelles phases novatrices de son développement suscite un enthousiasme évident, mais c’est au début des années 1980 que sa pratique se met à attirer plus sérieusement l’attention.
En 1981, elle commence à exposer à la Equinox Gallery de Vancouver qui la représente toujours. L’année suivante, en 1982, elle expose la série Fragments d’eau à la Equinox Gallery de même qu’à la Isaacs Gallery de Toronto. En 1970, lors de l’exposition de la série Amas de fruits à Vancouver, Avrom Isaacs avait approché Falk pour lui offrir de la représenter, ce qu’elle avait refusé; c’est finalement au début des années 1980 que leur relation est officialisée.
C’est aussi en 1982 que le Capilano Review publie un numéro spécial double consacré à l’œuvre de Falk. Puis, l’année suivante, elle commence à travailler avec la commissaire Jo-Anne Birnie Danzker sur l’exposition rétrospective qui sera présentée deux ans plus tard, au Musée des beaux-arts de Vancouver. En 1985, Falk participe à l’exposition British Columbia Women Artists, 1885-1985 (Femmes artistes de la Colombie-Britannique, 1885-1985) commissariée par Nicholas Tuele à la Art Gallery of Greater Victoria, le même musée ayant produit, la même année, une exposition itinérante de ses nouveaux tableaux créés de 1978 à 1984.
Dans les années 1980 et 1990, la peinture domine la production de Falk qui crée de nouvelles et vastes séries chaque année ou aux deux ans. Certains projets comptent même jusqu’à vingt ou trente œuvres : Border (Platebande), 1977-1978; Ciels nocturnes, 1979-1980; Fragments d’eau, 1981-1982; Cement (Ciment), 1982-1983; Theatre in B/W and Colours (Théâtre en noir et blanc et en couleurs), 1983-1984; Chairs (Chaises), 1985; Soft Chairs (Fauteuils), 1986; Support Systems (Systèmes de soutien), 1987-1988; Hedge and Clouds (Haies et nuages), 1989-1990; Venice Sink with Postcards from Marco Polo (Lavabo de Venise et cartes postales de Marco Polo), 1990; Development of the Plot (Développement de l’intrigue), 1991-1992; Clean Cuts (Coupes nettes), 1992-1993; Constellations, 1993; Nice Tables (Jolies tables), 1993-1995; Heads (Têtes), 1994-1995; et Apples (Pommes), 1994-1996. Vers 1997-1998, elle revient à la sculpture et à l’installation, commentant plus tard : « Après avoir consacré quelque dix-huit ans à la peinture, une nouvelle idée m’est venue à l’esprit. Ce que j’ai vu, entièrement formée, était une sculpture d’une robe de femme […] ». Les robes de papier mâché deviennent une nouvelle série, Dresses (Robes), 1997-1998, tout comme Standard Shoes (Chaussures classiques), 1998.
Pour répondre à la remarquable vague de production qui traverse les années 1980-1990, Falk fait construire, en 1983, un bâtiment derrière sa maison de style Craftsman des années 1920, à Kitsilano, où elle avait emménagée en 1970. Quelques années plus tard, Falk entreprend la construction d’une nouvelle maison qu’elle conçoit pour répondre à ses besoins précis, à savoir des espaces pour créer et entreposer ses œuvres, de même que « la partie sociale du rez-de-chaussée » qui consiste en « une grande salle ». Elle achète un terrain à East Vancouver et déménage dans sa maison construite sur mesure en 1989, trouvant enfin un lieu où s’enraciner. Elle y vit toujours, entourée de son art, de son jardin et de ses amis.
En 1999, le Musée régional de Rimouski au Québec organise l’exposition Gathie Falk : Souvenirs du quotidien et le Musée des beaux-arts de Vancouver invite l’artiste à concevoir une importante exposition rétrospective qui sera présentée à compter de février 2000. Dans ses mémoires, Apples, etc., Falk affirme qu’elle ne s’attendait pas à attirer autant d’attention dans le nouveau millénaire, elle avait eu soixante-douze ans en janvier 2000, après tout. Le travail, les belles occasions et les signes de reconnaissance ne cessent pourtant pas de se présenter.
À l’automne 2000, la Equinox Gallery appuie la production d’une importante série de sculptures en bronze à la fonderie du sculpteur canadien de renom, Joe Fafard (1942-2019). Inspirée par la lumière et le paysage de la région des Prairies où est située la fonderie, Falk nomme sa série Agnes, en hommage à la peintre abstraite saskatchewanaise Agnes Martin (1912-2004). L’œuvre Agnes [Black Patina] (Agnes [patine noire]), 2000-2001, fait le lien entre cet ensemble d’œuvres et la série des Robes, 1997-1998, qui précède. Falk développe plus avant son exploration sculpturale avec des séries et des installations comme Portraits, 2001; Shirting (Tissu pour chemises), 2002; et Dreaming of Flying, canoe (En rêvant de voler, canot), 2007, une œuvre réalisée en papier mâché, un matériau qu’elle a appris à utiliser en enseignant.
En 1997, Falk reçoit l’Ordre du Canada et, dans les années 2000, d’autres prix lui sont décernés : l’Ordre de la Colombie-Britannique en 2002, le Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques en 2003 et le Prix Audain, pour l’ensemble de sa carrière dans les arts visuels, en 2013. Dans son discours, en recevant le Prix Audain – elle a alors quatre-vingt-cinq ans – elle déclare espérer que le prix ne marque pas la fin de sa carrière.
Héritage vivant
Toujours active dans son atelier, Falk ne cesse de créer de nouvelles peintures et d’organiser des expositions d’œuvres récentes et plus anciennes, soit à la Equinox Gallery de Vancouver, où elle expose depuis 1982, soit à la Michael Gibson Gallery de London, en Ontario, où elle commence à exposer en 2013.
En 2015, Falk organise The Things in My Head (Les choses dans ma tête) à la Equinox Gallery; il s’agit de la plus importante exposition de son travail depuis la rétrospective Gathie Falk du Musée des beaux-arts de Vancouver, en 2000. Bien qu’elle soit présentée au sein d’une galerie commerciale, The Things in My Head offre une structure qui se rapproche d’une rétrospective, réunissant soixante-dix œuvres s’échelonnant sur les six décennies de la carrière de Falk et provenant de collections tant privées que publiques.
En 2018, avec l’appui de Robin Laurence, une adepte de longue date de l’œuvre de Falk et une auteure, critique et commissaire indépendante de Vancouver, l’artiste publie Apples, etc.: An Artist’s Memoir. Dans cet ouvrage, Falk raconte ses histoires sous forme d’anecdotes d’une manière à la fois charmante, néanmoins terre à terre; elle y entrelace habilement les épisodes de sa vie avant et après son entrée sur la scène artistique de Vancouver. En 2022, la Collection McMichael d’art canadien présentera une exposition sur l’ensemble de la carrière de Falk, intitulée Gathie Falk: Revelations (Gathie Falk : Révélations).
Sa carrière durant, Falk s’oppose à la tendance qu’ont les commissaires et les critiques à interpréter son éducation et ses croyances mennonites, ainsi que sa percutante biographie, comme les éléments fondamentaux de son imagerie. Bien que l’ouvrage Apples, etc. associe les expériences personnelles racontées par Falk à des anecdotes sur la conception et la production de certaines de ses œuvres phares, l’artiste reste fidèle à elle-même et n’établit jamais de liens précis entre les expériences réelles qu’elle partage et les images auxquelles elle revient sans cesse. Toutefois, la proximité des récits autobiographiques et des descriptions qu’elle fait de son œuvre donne l’occasion aux lecteurs de ressentir la façon dont la vie influence inévitablement l’œuvre, soit poétiquement, soit par un lien de causalité. Dans l’article de Gareth Sirotnik, publié dans Vanguard en 1978, « Gathie Falk: Things That Go Bump in the Day », Falk admet qu’il existe une affinité entre sa religion et son travail, en termes de simplicité et de contrôle, en faisant remarquer « [qu’]avoir une religion solide vous donne une discipline pour la vie ».