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La principale contribution d’Eli Bornstein à l’art abstrait au Canada tient dans son développement du relief structuriste, une forme d’art unique qui relève à la fois de la peinture et de la sculpture. L’innovation réside dans son approche, libérant la peinture abstraite de ses restrictions liées à l’aplat du plan pictural pour la faire progresser dans l’espace réel et tridimensionnel de la sculpture. L’artiste construit ses reliefs à l’aide de blocs et de plans colorés activés par la lumière ambiante. Il les chorégraphie méticuleusement en une unité organique dynamique.

 

De la peinture au relief

Eli Bornstein, Downtown (Centre-ville), 1954, aquarelle sur papier, 50 x 70 cm, Université de la Saskatchewan, Saskatoon.
Paul Cézanne, Gardanne, 1885-1886, huile sur toile, 80 x 64,1 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York.

Pendant ses études et au début de sa carrière, Bornstein pratique des arts traditionnels comme la gravure, le dessin, la sculpture et la peinture. À cette dernière, il intègre systématiquement les leçons tirées du modernisme européen du début du vingtième siècle : les effets transitoires de la lumière de l’impressionnisme; la forme et la structure du postimpressionnisme; la déconstruction radicale de la relation entre la forme et le fond du cubisme. Des vues urbaines telles que Downtown (Centre-ville), 1954, et Porte St-Denis, 1954, débordent d’énergie, certes, mais ce sont également des constructions étroitement ordonnées de taches de couleur et de plans inclinés qui rappellent les œuvres de postimpressionnistes français comme Paul Cézanne (1839-1906) et de cubistes comme Lyonel Feininger (1871-1956). Une des œuvres de Feininger qui a pu influencer Bornstein est Kathedrale [Programm des Staatlichen Bauhauses in Weimar] (Cathédrale [pour le programme du Bauhaus d’État à Weimar]), 1919. Dans ses paysages, l’aquarelle The Island (L’île), 1956, s’inspire de Piet Mondrian (1872-1944) au moment où le peintre hollandais se tourne vers l’abstraction pure. Bornstein s’intéresse particulièrement à la série Compositions avec plans de couleurs réalisée par Mondrian en 1917, qui lui apprend à disperser ses propres taches de couleurs chatoyantes sur l’ensemble d’une feuille de papier blanc.

 

En 1957, après une rencontre déterminante avec l’artiste américain du relief Charles Biederman (1906-2004) et un voyage sabbatique en Europe pour rencontrer une foule d’artistes célèbres de l’abstraction et du relief géométriques, notamment Jean Gorin (1899-1981), Mary Martin (1907-1969), Victor Pasmore (1908-1998) et Georges Vantongerloo (1886-1965), Bornstein délaisse en grande partie les techniques bidimensionnelles pour commencer à construire ses premiers reliefs structuristes, une forme d’art qu’il développe tout au long de sa carrière. À l’instar de Biederman, et contrairement aux artistes d’Europe, Bornstein insiste sur le fait que l’art, même abstrait, doit rester enraciné dans l’étude minutieuse des phénomènes du monde naturel.

 

Le relief structuriste peut ainsi être considéré comme un prolongement de la tradition de la peinture de paysages, mais sans transcrire ni représenter la nature. Il traduit plutôt nos expériences vécues dans le monde naturel en un nouveau langage abstrait parallèle. Dans son article « Art Toward Nature » (1975-1976), Bornstein précise les distinctions physiques entre la peinture traditionnelle en deux dimensions et le relief structuriste. Alors qu’un tableau est accroché à plat au mur, un relief se projette hors du mur dans l’espace réel, c’est-à-dire dans l’espace qu’occupe le public. Si l’image d’un tableau reste inchangée, quel que soit l’endroit où la personne spectatrice se tient, les couleurs et les relations structurelles d’un relief changent continuellement en fonction de ses mouvements et de ses angles de perception. Si une peinture demeure statique, un relief se déploie en un événement dynamique perpétuel.

 

Vue d’un relief structuriste inachevé dans l’atelier d’Eli Bornstein, Saskatoon, 2020, photographie de Roald Nasgaard.
Eli Bornstein, Quadriplane Structurist Relief No. 8 (Relief structuriste quadriplan no 8), 2000-2002, émail acrylique sur aluminium, 76,4 x 135,8 x 16,2 cm, collection de l’artiste.

 

Nous pouvons toutefois nous demander, si la « Nature » (avec une majuscule initiale, comme l’écrit souvent Bornstein) est le sujet, comment un vocabulaire artistique réducteur, hard-edge et géométrique, peut-il incarner la nature dans son abondance? Dans son journal, Bornstein pose ainsi la question : « Comment un art (celui que je pratique) qui semble, et qui est souvent considéré à tort, comme hautement technologique – impliquant des perceuses à colonne, des compresseurs à air, des fraiseuses informatisées, et des matériaux industriels comme l’aluminium, le Plexiglas et l’émail acrylique – peut-il se rapporter à la nature, à sa préservation et à sa conservation? Comment un art qui paraît si fabriqué peut-il “favoriser un respect croissant envers la nature dans son sens le plus large et le plus profond?”. » Au contraire, demande-t-il, cet art serait-il plus pertinent et significatif si son support « était de la boue ou du sable », ou s’il « était fabriqué avec de la fourrure et des plumes »?

 

L’art structuriste n’a cependant rien à voir avec la sentimentalité ou la sensibilité tactile. Bornstein exploite plutôt la technologie pour affiner ses moyens d’expression. La fabrication industrielle apporte la précision et la clarté qui évacuent toutes traces de fait main des composantes structurelles. Comme si la substance matérielle était absorbée dans les phénomènes de la couleur. Dans les mots de Bornstein, composer avec la couleur et la lumière ainsi que l’espace et la structure correspond à réaliser « une chorégraphie visuelle multispatiale de contrastes chromatiques et structurels », un peu comme si l’on jouait un morceau musical ou réalisait une prouesse chorégraphique. Les effets peuvent être aussi délicats que « la couleur sur les ailes des oiseaux et des papillons » ou aussi dramatiques que la musique qui résonne depuis les concerts de musique de chambre jusqu’à la magnitude des symphonies et des opéras : « des grandes polyrythmies, des collisions, des silences, des répétitions et des variations ».

 

 

Vers la construction

Eli Bornstein, Shelomo, 1949-1956, granite sur base en noyer, 30 cm (hauteur), collection de l’artiste.
Constantin Brâncuși, Muse endormie I, 1909-1910, marbre, 17,2 x 27,6 x 21,2 cm, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington.

En début de carrière, en plus du dessin et de la peinture, Bornstein pratique la sculpture. Il sculpte le bois et la pierre et réalise de petites constructions – comme Shelomo, 1949-1956 –, souvent en s’inspirant de l’artiste roumain Constantin Brâncuși (1876-1957), et de ses réductions formelles, de sa sensibilité aux matériaux et du soin avec lequel il façonne ses socles. Growth Motif Construction No. 3 (Construction d’un motif de croissance no 3), 1956, est à la fois une œuvre inédite et un prédécesseur, ou un modèle précoce, de sa commande publique Aluminum Construction [Tree of Knowledge] (Construction en aluminium [Arbre de la connaissance]), 1956, la sculpture monumentale en aluminium soudé de 4,5 mètres de haut commandée pour le nouveau bâtiment de la Fédération des enseignants et des enseignantes de la Saskatchewan à Saskatoon, achevée plus tard cette année-là. Construction d’un motif de croissance no 3 témoigne de la façon dont Bornstein, tout en expérimentant avec nouvelles idées, évolue de sculpteur à assembleur, de sculpteur de masse à constructeur de métal ajouré, amorçant ainsi une étape importante dans son parcours vers le relief structuriste. Motif de croissance est une création née lors d’un séjour à New York, alors que Bornstein se trouve au Sculpture Studio à Long Island City, dans l’arrondissement Queens. Il travaille déjà habilement le laiton et le bronze, des matériaux qu’il a appris à manipuler pendant ses cours de bijouterie au Milwaukee State Teachers College dans les années 1940, mais le Sculpture Studio ouvre à des procédés inédits et à de nouveaux matériaux. Dans une usine du New Jersey, il apprend également à souder l’aluminium, une technique encore relativement nouvelle pour les artistes.

 

Eli Bornstein, Growth Motif Construction No. 3 (Construction d’un motif de croissance no 3), 1956, bronze et laiton soudés, brasés et calibrés sur base en calcaire et aluminium, 55,9 x 20,3 x 20,3 cm, localisation inconnue.
Eli Bornstein photographié avec la maquette de Aluminum Construction [Tree of Knowledge] (Construction en aluminium [Arbre de la connaissance]), 1979, photographie de Sandra Semchuk.

 

Dans Construction d’un motif de croissance no 3, Bornstein pousse vigoureusement ses plans métalliques réfléchissants vers l’extérieur à partir d’un noyau robuste. Au fil des modèles suivants, le noyau cède sa masse jusqu’à se fondre dans une construction métallique ouverte, dont la configuration, on s’en souvient, avait été envisagée dans les structures de bâtiments squelettiques de la lithographie Porte St-Denis, 1954, et est finalement réalisée dans Arbre de la connaissance.

 

Avec ses enchaînements grandioses de petites et de grandes plaques d’aluminium réfléchissantes et son échafaudage interne complexe, Arbre de la connaissance est une sculpture constructiviste. Elle n’est pas tout à fait structuriste. C’est une abstraction cubiste, comme si les plans chatoyants flottant librement de l’aquarelle L’île, 1956, étaient extrudés sous forme de plaques d’aluminium. Elle est l’équivalent géométrique de la forme d’un conifère aux branches étagées et tombantes, maintenant formellement réimaginées. Pourtant, certains des ingrédients clés des reliefs structuristes sont déjà présents, notamment la façon dont la sculpture est créée par la construction et dynamisée par la lumière. Toutefois, pour passer de la création d’un art abstrait ancré dans la nature à l’invention d’un nouveau vocabulaire agissant en parallèle des processus vitaux naturels, il faut non pas une progression, mais un recommencement complet.

 

Eli Bornstein, Hexaplane Structurist Relief No. 1 (Relief structuriste hexaplan no 1), de la série River-Screen (Écran de rivière), 1989-1996, émail acrylique sur aluminium et Plexiglas, 54,6 x 192,2 x 17,2 cm, collection de l’artiste.

 

 

L’art structuriste

Pour la conception du relief structuriste, Bornstein cherche à inventer un vocabulaire purement abstrait, mais qui peut continuer de refléter nos expériences immédiates de la nature. Pour ce faire, il part du moment où Piet Mondrian sépare son art de la nature et franchit le seuil de l’abstraction pure. Pendant son congé sabbatique en Europe en 1957, Bornstein part à la rencontre d’artistes qui gravitent autour des traditions De Stijl de Mondrian. Leur travail fournit en effet les principes fondamentaux sur lesquels il peut construire son propre « nouvel art » (bientôt rebaptisé relief structuriste). Mais selon lui, leur travail est trop rationnellement autosuffisant, confirmant une conviction qu’il partage avec son collègue américain Charles Biederman, à savoir que l’art doit établir ses mécanismes sur la preuve fournie par nos facultés visuelles. L’avenir de l’art structuriste repose donc sur ses praticien·nes qui ne cessent d’affiner leurs observations du monde naturel et qui apprennent minutieusement à traduire la lumière, les formes, les couleurs et les espaces interdépendants de la nature en constructions abstraites en relief.

 

Eli Bornstein, Low Form Relief No. 10 (Relief de forme basse no 10), 1957, tempera sur panneau composite, 24,3 x 16,8 x 1,9 cm, collection de l’artiste.
Charles Biederman #26, Red Wing, 1956-1968, métal peint, 81,3 x 114,3 x 14 cm, Minneapolis Institute of Art.

Les premiers reliefs de Bornstein, tel Low Form Relief No. 10 (Relief de forme basse no 10), 1957, présentent des saillies peu profondes avec des blancs dominant quelques couleurs primaires. Il conçoit leur structure en créant de plus petits modèles (à la tempera sur panneau composite), dont les versions finales sont réalisées à l’huile sur bois. Les plans des reliefs individuels sont assez grands, souvent étalés dans des compositions asymétriques, occupant toute la surface des supports, jusqu’au bord. Majoritairement blancs, ils peuvent paraître un peu austères, mais il y a néanmoins de l’intelligence dans leurs asymétries et leurs jeux d’ombres. Au début des années 1960, les éléments en relief dans des compositions comme Structurist Relief No. 1 (Relief structuriste no 1), 1966, deviennent plus différenciés, plus fins et plus profonds, leurs relations plus complexes et leurs couleurs plus actives, les teintes révélant une exploration au-delà des couleurs primaires.

 

C’est une interprétation peut-être un peu simplifiée, mais quelque chose de crucial se produit vers 1965 et 1966 dans l’évolution accélérée du travail de Bornstein vers un nouveau potentiel expressif. Jusqu’alors, Bornstein utilise ses plans de base comme toiles de fond neutres sur lesquelles il place les éléments principaux des constructions en relief au premier plan. Les reliefs tendent également à s’éloigner des bords de leurs supports, devenant centrés et autonomes, en quelque sorte indépendants de leur arrière-plan. C’était en effet le modus operandi de la plupart des reliefs constructivistes conçus à l’époque, y compris des œuvres structuristes de Biederman.

 

Eli Bornstein, Structurist Relief No. 1-1 (Relief structuriste no 1-1), de la série Sea (Mer), 1966, émail sur aluminium et Plexiglas, 91,4 x 64,1 x 14,3 cm, Forum Gallery, New York.
Eli Bornstein, Double Plane Structurist Relief No. 8 (Relief structuriste à double plan no 8), 1973, émail acrylique et Plexiglas sur aluminium, 43,2 x 43,2 x 27 cm, Remai Modern, Saskatoon.

Lorsque Bornstein introduit pour la première fois de larges plans de couleur appliqués en aplat – comme les plans bleus, foncés et clairs, dans l’éclatant Structurist Relief No. 1-1 (Relief structuriste no 1-1), de la série Sea (Mer), 1966 –, il s’agit peut-être tout simplement d’éléments de relief de plus. Pourtant, ils agissent différemment. Posés au ras de la surface du support, ils renforcent sa planéité. Ils sont en relation formelle, chromatique et expressive avec les éléments en relief qui se trouvent devant eux. Ils se distinguent toutefois aussi par leur envergure et leur déploiement de couleurs. Lents et mesurés, ils contrastent avec l’agitation des assemblages du premier plan. C’est comme si Bornstein cherchait à juxtaposer deux zones différentes de l’expérience perceptive, deux dimensions indépendantes de temps et de lieu.

 

En 1966, Bornstein complique encore une fois les relations entre la forme et le fond en pliant les plans de base de ses reliefs pour créer des œuvres comme Double Plane Structurist Relief No. 8 (Relief structuriste à double plan no 8), 1973. Il les présente verticalement ou horizontalement, comme des livres entrouverts, leur dos à plat sur le mur, les éléments en reliefs avec leurs jeux d’ombre et de lumière nichés dans leurs étroites crevasses inclinées à quatre-vingt-dix degrés. Le véritable potentiel des plans de base colorés s’épanouit toutefois avec les reliefs structuristes multiplans, les quadriplans et les hexaplans (littéralement, quatre et six plans), que Bornstein entreprend à la fin des années 1980, et qui deviennent le point culminant de sa longue et créative carrière, leur style devenant de plus en plus important et évocateur.

 

Dans les reliefs multiplans, les plans de base zigzaguent lentement et majestueusement, chaque ondulation étant marquée par une variation fine de la gradation des couleurs. Dans Quadriplane Structurist Relief No. 4 (Relief structuriste quadriplan no 4), de la série Sunset (Coucher de soleil), 1997-1999, la progression de mauves, de rouges et d’oranges agit comme de petits sauts dans la continuité du temps, tandis que nos yeux scrutent l’horizon de leur balayage panoramique. Au fur et à mesure que les articulations en relief du premier plan se dispersent, leurs couleurs et leurs formes captant la lumière et projetant des ombres, les couleurs du fond accroissent leur immobilité et élargissent implicitement leur portée pour s’étendre bien au-delà des extrémités dans un espace d’intemporalité. Simultanément, au premier plan, la vie éphémère de la nature se déroule malgré tout. La série des Tripart Hexaplane Constructions (Constructions hexaplanes en trois parties), des œuvres élaborées à partir de trois reliefs à double plan adossés les uns aux autres et reposant sur un mince piédestal en aluminium, constituent une autre progression de l’artiste.

 

Eli Bornstein, Tripart Hexaplane Construction No. 3 (Construction hexaplane en trois parties no 3), 2008-2010, émail acrylique sur aluminium et aluminium anodisé, 73,7 x 43,2 x 43,2 cm, Remai Modern, Saskatoon.
Eli Bornstein, Quadriplane Structurist Relief No. 4 (Relief structuriste quadriplan no 4), de la série Sunset (Coucher de soleil), 1997-1999, émail acrylique sur aluminium, 93,75 x 153,75 x 19,3 cm, collection de l’artiste.

 

 

Les matériaux et les processus

Pour Bornstein, une nouvelle œuvre peut naître de multiples façons : d’une idée, d’un geste ou d’un sentiment. Elle peut germer par un dessin, une peinture ou une construction élémentaire. Les couleurs et les relations spatiales peuvent être organisées sous forme de croquis ou encore de dessins ou de modèles tridimensionnels. Il s’agit toujours d’un processus d’essais et d’erreurs. Dans son journal, il rappelle que « Peu importe la manière dont on commence, [le processus] évolue rarement comme on le prévoit ou comme on l’envisage ». Du début à la fin, il y a toujours des éléments nouveaux et imprévus à gérer.

 

Eli Bornstein, Isometric Study for Double Plane Structurist Relief (Étude isométrique pour Relief structuriste à double plan), 1969, crayon de couleur sur papier, dimensions inconnues, collection de l’artiste.
Eli Bornstein dans son atelier, date inconnue, photographie d’Oliver A. I. Botar.

Les premiers reliefs, comme Structurist Relief No. 22 (Reliefs structuristes no 22), 1959, sont des huiles sur bois. Il les construit chez lui, dans son atelier, à l’aide d’outils et de matériaux ordinaires – scies, perceuse à colonne, vis, etc. –, et grâce à ses compétences de menuisier. Le bois pose toutefois problème, car au fil du temps et des changements de température, il se fissure (ou fend) et laisse apparaître les veines, ce qui compromet l’effet d’anonymat technique recherché. Au milieu des années 1960, Bornstein cesse d’utiliser le bois au profit de l’aluminium et du Plexiglas, qui offrent des surfaces plus lisses, plus légères et plus permanentes, et c’est pour des raisons semblables qu’il remplace la peinture à l’huile par l’émail qui est brillant, propre et réfléchissant. Pour obtenir une surface aussi immaculée que possible, l’émail est appliqué au pistolet.

 

Au cours de ses voyages dans l’Arctique en 1986, fasciné par la limpidité du reflet des icebergs dans l’eau, Bornstein prend conscience d’un autre potentiel du Plexiglas. De retour dans son atelier à Saskatoon, en réalisant des œuvres qui deviendront la série Arctic (Arctique), il découvre qu’il peut utiliser du Plexiglas tant transparent que coloré pour exprimer l’iridescence et la fragilité du paysage glacial de l’île d’Ellesmere. En 1987, Bornstein explique que par sa transparence, le Plexiglas « ne colore pas uniquement l’espace et les formes qui l’entourent, il reflète également la structure en profondeur, tout en prolongeant l’apparence de l’œuvre au-delà de ses limites physiques ». Malgré ses vertus expressives, le Plexiglas présente des limites. Contrairement au bois, il ne se fissure pas, mais il est susceptible de craquer s’il subit des chocs, en particulier pendant le transport. En outre, le matériau n’est offert que dans un nombre limité de couleurs et, comme il ne peut être acheté qu’en une seule taille (1,22 sur 2,44 mètres), il engendre trop de pertes.

 

Détail de l’œuvre d’Eli Bornstein Multiplane Structurist Relief IV, No. 2 (Relief structuriste multiplan IV, no 2), de la série Arctic (Arctique), 1987-1988, émail sur aluminium et Plexiglas, 43 x 58,5 x 17,7 cm, collection de l’artiste.

 

Bornstein finit par opter pour l’aluminium et la peinture émaillée comme matériaux de choix. Le travail de l’aluminium nécessite cependant des compétences et de l’équipement spécialisés, ce dont il ne dispose pas, surtout lorsque ses reliefs deviennent plus grands. Il commence donc à travailler avec des spécialistes dans un atelier d’usinage du département d’ingénierie de l’Université de la Saskatchewan. Bornstein commande les matériaux et fournit les plans aux machinistes qui découpent les feuilles pour les arrière-plans et percent les trous où seront placés les blocs en relief. Les pièces sont ensuite vissées ensemble et montées sur un support qui sert également de dispositif d’accrochage.

 

Les assemblages sont ensuite transportés jusqu’à l’atelier de Bornstein. Puis, avec une certaine idée en tête, il commence le travail de positionnement et de vissage des éléments en relief – fabriqués en usine – qu’ils soient grands et étroits ou petits et minces, ou orientés horizontalement, verticalement ou en biais. Les vis sont fraisées pour ne laisser aucune trace visible du processus de fabrication. Pour se préparer à composer avec les formes et les teintes, Bornstein colle des morceaux de papier coloré sur les blocs d’aluminium avant de les fixer, tout en expérimentant avec les relations entre les formes et les couleurs, ainsi qu’avec les jeux d’ombre et de lumière.

 

À ce stade précoce, tous les résultats obtenus sont bien sûr provisoires, car il n’y a qu’un nombre limité de papiers colorés parmi lesquels choisir. Les solutions sont approximatives et visent à susciter de nouvelles idées pour l’étape suivante. Bornstein peut dévisser et repositionner les blocs d’aluminium, et réajuster les couleurs jusqu’à ce que sa vision esthétique soit réalisée. Ensuite, le relief presque achevé est démonté pour que Bornstein puisse peindre les différentes parties dans leurs couleurs définitives. Ces couleurs peuvent être choisies parmi les peintures émaillées du commerce ou être mélangées méticuleusement par Bornstein. Au début, il applique la peinture dans une cabine de peinture aérosol dans le sous-sol de son atelier, par la suite, dans un atelier de carrosserie. L’achèvement d’une œuvre est un processus long et fastidieux, comme en témoignent les dates des reliefs de Bornstein qui s’étalent souvent sur plusieurs années.

 

Mais à quel moment une œuvre est-elle vraiment terminée? Bornstein répond à cette question en se tournant vers le public et nous rappelle, dans une entrée de son journal, que « les œuvres achevées ne sont pas des finalités, mais des œuvres en cours », elles sont ouvertes pour permettre de continuellement atteindre de nouveaux achèvements dans les « perceptions et interprétations » du public.

 

Eli Bornstein, Quadriplane Structurist Relief No. 15-II (Relief structuriste quadriplan no 15-II), 2016-2017, émail acrylique sur aluminium, 122 x 137 x 15,3 cm, Remai Modern, Saskatoon.

 

 

À la merci de la lumière

La lumière est en effet le grand transformateur, celui qui apporte la lumière et l’illumination. Elle est le « destructeur et le conservateur », le grand artificier de la forme et de la structure. La lumière est la gardienne du spectre des couleurs et de toute sa grandeur.

 

An Art at the Mercy of Light (Un art à la merci de la lumière) est le titre d’une exposition des œuvres récentes de Bornstein commissariée en 2013 par Oliver A. I. Botar à l’ancienne Mendel Art Gallery à Saskatoon. Installés dans les espaces éclairés par les puits de lumière de la galerie, les reliefs sont assujettis au jeu de la lumière naturelle dans toutes ses variations de l’aube au crépuscule, une ambiance rarement, voire jamais, retrouvée dans les galeries et les musées courants, sans fenêtres, aux systèmes d’éclairage sur rail rigides.

 

Salle à manger d’Eli et Christina Bornstein à Saskatoon, avec un puits de lumière, 2020, photographie de Roald Nasgaard.
Eli Bornstein, Quadriplane Structurist Relief No. 9 (Relief structuriste quadriplan no 9), 2000-2001, émail acrylique sur aluminium, 86,3 x 148,2 x 22,1 cm, collection privée, Toronto.

Comme son travail est effectivement à la merci de la lumière, entre autres, Bornstein réfléchit et écrit beaucoup sur l’éclairage de ses œuvres. Il conçoit sa propre maison et son studio avec des puits de lumière au-dessus de ses murs d’accrochage pour obtenir des conditions d’observation plus évolutives, qui changent selon le temps et la météo. Comme il le décrit dans son journal, le but d’un éclairage réactif est de faire exister l’œuvre en elle-même dans ce qu’elle a de plus vrai, de présenter sa couleur dans sa réalité la plus complète et la plus riche. C’est le Saint-Graal, que l’artiste protège à juste titre. C’est au moment où les reliefs entrent dans le domaine public, notamment pour être exposés, que leur « existence précaire » devient la plus vulnérable, car ils posent des défis particuliers aux galeristes ainsi qu’aux services de conservation des musées.

 

Les reliefs structuristes, tels que Quadriplane Structurist Relief No.9 (Relief structuriste quadriplan no 9), 2000-2001, sont difficiles à exposer. Sans suffisamment de lumière tombante pour l’illuminer, l’œuvre dépérit, incapable de révéler sa subtilité et sa richesse. L’effet désiré ne peut non plus survivre à un éclairage brutal et frontal, à des projecteurs directionnels ou à des réflecteurs qui, comme l’écrit Bornstein, « rompent l’identité véritable et douce de l’œuvre ou encore compliquent et embrouillent ses relations structurelles en projetant de multiples ombres contradictoires ». Le manque de lumière, en revanche, bien qu’il ne soit pas aussi dévastateur que son contraire, empêche également la couleur d’être révélée dans sa pleine intensité, dans sa teinte véritable et dans sa valeur réelle.

 

L’espace présente également des défis. Une installation doit prévoir une distance suffisante pour que le public puisse voir l’œuvre de face et se déplacer autour d’elle. « Les vues frontales, latérales et obliques sont intrinsèques » à son observation et « la différence entre les vues frontales et latérales est souvent aussi spectaculaire qu’entre les formes végétales et animales dans la nature ». En effet, l’ensemble du contexte physique dans lequel l’œuvre est présentée peut soit compromettre, soit remplir les conditions essentielles à sa réalisation optimale. Pour conclure avec les mots de Bornstein, le relief structuriste, est « un support fragile, comme une fleur rare, un pétale, un papillon, facilement détruit ou mal manipulé, vulnérable à l’abus ».

 

Vue d’installation de l’exposition An Art at the Mercy of Light: Recent Works by Eli Bornstein (Un art à la merci de la lumière : œuvres récentes d’Eli Bornstein) présentée à la Mendel Art Gallery, Saskatoon, 2013, photographie de Troy Mamer.

 

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