Depuis cinquante ans, Eli Bornstein (né en 1922) contribue de manière remarquable à l’art abstrait au Canada. Né à Milwaukee, dans le Wisconsin, il accepte un poste à l’Université de la Saskatchewan en 1950. La ville de Saskatoon devient alors la pierre angulaire de sa carrière multidimensionnelle. A priori peintre et sculpteur, il combine rapidement ces deux pratiques et s’engage, pour le reste de sa vie, dans ce qu’il nomme le relief structuriste, une forme d’art en trois dimensions à la fois rigoureusement abstraite et profondément enracinée dans les phénomènes naturels. L’Arctique et les paysages de prairies constituent des sources d’inspiration constantes pour sa pensée créative.
Les premières années au Wisconsin
Eli Bornstein, futur professeur, écrivain, éditeur et finalement artiste structuriste accompli, naît à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 28 décembre 1922. Ses parents, originaires de Lituanie, sont arrivés séparément aux États-Unis en 1904 avant de se rencontrer et de se marier à Milwaukee. Bornstein en sait très peu sur leur vie avant d’immigrer, si ce n’est que le couple a traversé de nombreuses épreuves, notamment liées à la pauvreté et à la surcharge de travail. En 1997, il note dans son journal intime que ses parents n’ont pas eu le privilège d’une bonne éducation ni le confort de relations familiales étroites. Même s’ils ont tous deux été élevés au sein de foyers juifs orthodoxes, ni l’un ni l’autre « n’a trouvé de réconfort dans la synagogue, ni dans les croyances et la pratique religieuse, n’ayant jamais pu surmonter l’hypocrisie dont ils ont été victimes de la part des personnes religieuses, la bigoterie, le fanatisme, l’intolérance et la tromperie ». Ses parents, voulant oublier ce qu’ils ont laissé derrière eux en immigrant, aspirent plutôt au rêve américain d’un avenir meilleur dans une société libre et démocratique.
Le foyer dans lequel grandit Bornstein pendant les années 1920 et 1930 doit surveiller ses dépenses, mais l’environnement est néanmoins stimulant. Ses parents ayant tourné le dos à la religion, il ne reçoit ni formation hébraïque ni formation judaïque et ne célèbre pas sa bar-mitsva. Comme il le rappelle à la commissaire Jonneke Fritz-Jobse dans un essai publié dans le catalogue de son exposition de 1996, ses parents sont des libres penseurs religieux, pacifistes et attirés par le socialisme. Ainsi, les conversations autour de la table portent sur des questions d’éthique et de philosophie. « Nous parlions de l’existence de Dieu et du sens de la vie. Nous discutions de questions sociales et philosophiques de toutes sortes. »
La maison familiale baigne dans la musique. « Ma mère disait souvent qu’“ici, sur terre, c’est par l’art que nous pouvons le plus nous rapprocher de Dieu” – elle parlait des arts en général et de la créativité humaine, mais particulièrement de la musique. » Dans son journal intime, il se souvient que, dans les années 1930, sa sœur aînée Dorothy s’exerçait au piano, dans le salon, en jouant du Bach. De son côté, Bornstein joue de la batterie dans l’orchestre de son école secondaire, puis dans des orchestres de danse afin de gagner de l’argent pour payer ses études universitaires. « J’achevais mon adolescence à Milwaukee, à la fin des années 1930 et au début des années 1940, lorsque j’ai entendu certains des meilleurs groupes et artistes de jazz qui se produisaient souvent en ville : Benny Goodman, Tommy Dorsey, Gene Krupa, Harry James, Les Brown, Father [sic] Hines, Count Basie, Jimmie Lunceford, etc. » Même si Bornstein abandonne finalement les orchestres de danse – lorsque les horaires des spectacles en soirée et le week-end, en plus des déplacements, se mettent à trop interférer avec son travail scolaire – ses expériences musicales de jeunesse sont fondamentales dans son art.
En 2006, dans son journal intime, sous le titre « Jazz as an early influence toward abstract art [Le jazz, une influence précoce sur l’art abstrait] », Bornstein analyse avec brio les analogies entre la musique, particulièrement l’improvisation jazz, et sa pratique future de la composition structuriste, dans des œuvres comme Structurist Relief No. 1 (Relief structuriste no 1), 1965. Il écrit : « La physicalité du jazz en relation avec la danse et le mouvement […] [m’a procuré] une éducation précoce de l’esprit, des sens et du corps vers l’animalité de l’art visuel abstrait. » La musique jazz est une référence commune à nombre d’artistes modernistes qui explorent l’abstraction au cours des années 1930, 1940 et 1950.
Bornstein crée de l’art dès la maternelle et à l’adolescence, il s’inspire des sujets de la communauté juive de Milwaukee : « Je me souviens avoir fait des dessins et des peintures de merveilleux vieillards à longue barbe ou de femmes portant babouchkas et longues jupes que j’apercevais dans les poissonneries et les boucheries juives de la rue Walnut lorsque j’accompagnais ma mère faire les courses. » Sa mère encourage vivement sa créativité. Vers l’âge de douze ans, elle l’inscrit aux cours d’art du samedi matin à la Layton Art Gallery (qui fusionne avec le Milwaukee Art Institute en 1957). Bornstein écrit : « Je me souviens combien j’ai été frappé par les colonnes grecques, les sculptures en marbre comme Le gladiateur mourant et les immenses peintures accrochées aux murs. C’était un temple dédié à l’art. La tranquillité et l’atmosphère exaltée qui y régnait ont laissé une impression durable. »
Lorsque Bornstein s’inscrit à des cours d’art au Milwaukee State Teachers College en 1941, le monde de l’art au Wisconsin est encore assez conservateur. L’artiste se souvient cependant de plusieurs professeurs qui l’influencent beaucoup : l’historien F. E. J. Wilde, qui le guide à travers les cultures de l’Égypte et de la Grèce antiques; l’artiste d’origine allemande Robert von Neumann (1888-1976) qui, bien que décrit comme l’artiste régionaliste par excellence du Wisconsin, initie Bornstein à l’art moderne, de l’impressionnisme au cubisme, en lui faisant visiter l’Art Institute of Chicago; et Howard Thomas (1899-1971), qui lui fait découvrir le Bauhaus et l’art abstrait européen dans le cadre de ses cours de design. Thomas emmène ses élèves visiter la School of Design de Chicago (fondée en 1937 sous le nom de New Bauhaus), où son directeur, l’ancien professeur hongrois du Bauhaus László Moholy-Nagy (1895-1946) – une influence future importante pour Bornstein – leur est présenté et leur fait faire une visite complète de l’école.
Dans l’ensemble, comme Bornstein le raconte, ses cours au Milwaukee State Teachers College éveillent son intérêt pour la littérature, la philosophie et l’histoire, en plus d’accroître sa compréhension des relations entre l’art, la philosophie et la religion. En parallèle, pendant ses années à l’université, il se fascine pour la conception et la construction d’objets comme des meubles influencés par le Bauhaus, tels qu’un meuble de radio, un meuble de rangement pour phonographes et une bibliothèque. Dans ses cours de bijouterie, Bornstein apprend à travailler avec le laiton et le bronze, des compétences qu’il met en pratique au milieu des années 1950, lorsqu’il crée ses premières sculptures construites, telles que Growth Motif No. 4 (Motif de croissance no 4), 1956.
Au début de la Seconde Guerre mondiale, malgré qu’il soit un objecteur de conscience, Bornstein sert brièvement dans l’infanterie de l’armée américaine au Texas avant d’être libéré honorablement en 1943. Après son service, il s’installe à Chicago, qu’il connaît grâce à des voyages scolaires, et pour y avoir souvent visité des membres de sa famille depuis l’enfance. Attiré par son énergie, Bornstein s’inscrit d’abord à la School of the Art Institute of Chicago (SAIC), puis à l’Université de Chicago, où il suit des cours d’anthropologie et d’histoire. Il se souvient toutefois s’y être senti inquiet et sans savoir comment poursuivre sa vie d’artiste. Son court séjour dans la ville où il étudie l’art tout en travaillant à temps partiel comme ouvrier dans la manutention du fret ferroviaire « a été une période insatisfaisante et solitaire qui m’a ramené chez moi, à Milwaukee, où j’ai repris mes études universitaires ».
En 1945, Bornstein obtient un baccalauréat en arts du Milwaukee State Teachers College et pendant le reste de la décennie, il enseigne le dessin, la peinture, la sculpture et le design au Milwaukee Art Institute et à l’Université du Wisconsin-Milwaukee. En 1950, il accepte un poste au Département d’art de l’Université de la Saskatchewan à Saskatoon. Comme il prépare une maîtrise ès sciences en techniques graphiques à l’Université du Wisconsin-Madison, il fait des allers-retours entre les deux villes jusqu’à l’obtention de son diplôme en 1954.
Le déménagement en Saskatchewan
Quand Bornstein accepte le poste de professeur à l’Université de la Saskatchewan en 1950, il obtient un contrat d’un an pour remplacer un membre du corps professoral en congé sabbatique. On lui offre ensuite un poste permanent, initialement comme responsable de tous les cours en atelier. En 1957, Bornstein est nommé professeur agrégé et, en 1959, il lance un nouveau programme de cours théoriques et pratiques intitulé « Structure et couleur dans l’espace », dans le cadre des études de premier et deuxième cycles du Département d’art. Le programme devient un domaine de spécialisation unique en Amérique du Nord et attire une cohorte nombreuse en architecture. En 1963, Bornstein devient professeur et dirige également le département jusqu’en 1971. Après avoir travaillé pendant près de trente ans dans l’enseignement supérieur, il prend sa retraite en 1990.
Dans les souvenirs de Bornstein, c’est en 1950, lors d’un voyage en train pour traverser le Midwest, de Milwaukee à Saskatoon, qu’il découvre le paysage des prairies de la Saskatchewan. « J’ai été submergé par l’espace et la lumière. Au début, l’espace était presque inconcevable par sa planéité et son infinitude. » Cette géographie visuelle rappelle un peu celle du lac Michigan, mais c’est depuis sa rive que Bornstein fait la rencontre de l’immensité du lac, apercevant le lointain panorama. Dans la prairie, il se trouve désormais au centre de la nature, « presque perdu en elle ou consumé par elle ». Il se remémore que « la lumière de la prairie était presque aussi accablante [que son espace]. Sa luminosité et son caractère unique défini par la proéminence du ciel, la plus grande conscience de la présence du soleil et de la lune non obstrués pendant la journée et les changements spectaculaires au fil des saisons, tout cela allait devenir l’un de mes plus grands attraits pour la prairie, dont la puissance et la diversité ont continué de me fasciner ».
Lorsqu’il arrive à Saskatoon en 1950, Bornstein constate que la plupart des artistes des Prairies adhèrent encore à une forme de réalisme relativement épargnée par les révolutions artistiques ayant eu lieu en Europe. Des artistes comme le Britannique Henry George Glyde (1906-1998), alors directeur de la section peinture de l’École des beaux-arts de Banff (aujourd’hui le Centre des arts de Banff), continuent à travailler de manière figurative en utilisant des modèles britanniques et européens du dix-neuvième siècle, tout en y ajoutant des influences plus récentes du Groupe des Sept. Il y a bien sûr des exceptions, par exemple, quand Bornstein arrive à l’Université de la Saskatchewan, le nouveau Département d’art de l’Université du Manitoba adopte l’abstraction moderniste en invitant un petit groupe nouvellement diplômé d’une maîtrise en arts de l’Université de l’Iowa à former le corps professoral. Le groupe de Winnipeg comprend Richard Irving Bowman (1918-2001) et John Kacere (1920-1999) – qui adoptent différentes manières de travailler avec les méthodes modernistes du surréaliste américain Gordon Onslow Ford (1912-2003) et de son cercle – le graveur Stanley William Hayter (1901-1988) et des expressionnistes abstraits. D’autres membres du corps professoral travaillent dans le style de Paul Cézanne (1839-1906) et selon des modalités cubistes, même le vénérable Lionel LeMoine FitzGerald (1890-1956) réalise ses premiers tableaux abstraits en 1950. Ce que l’on appelle le « groupe de Winnipeg » ne s’épanouit que brièvement. Même s’il attire l’attention de tout le pays au début des années 1950, il disparaît de la scène nationale lorsque les Américains partent pour des climats plus chauds en 1953 et 1954.
En Saskatchewan, les principaux facteurs de changement qui introduisent l’art moderne dans la province sont la nomination de Bornstein à Saskatoon en 1950 et l’embauche simultanée de Kenneth Lochhead (1926-2006) par l’école d’art du Regina College (qui est, depuis 1934, un collège préuniversitaire affilié à l’Université de la Saskatchewan. Cependant, comme Bornstein est sur le point de commencer à s’investir dans le relief structuriste, les parcours des deux artistes vont diverger de façon spectaculaire. Au cours de la décennie suivante, par ses embauches de professeurs, Lochhead rassemble un groupe d’artistes – Ronald Bloore (1925-2009), Ted Godwin (1933-2013), Roy Kiyooka (1926-1994), Arthur McKay (1926-2000) et Douglas Morton (1926-2004) – qui sera bientôt reconnu sous le nom de Regina Five, à la suite d’une exposition de la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) en 1961.
Les membres du groupe Regina Five se consacrent à l’abstraction moderniste, mais avec une attention portée sur la planéité de la peinture comme moyen d’expression. Leur travail, appelé « colour field », soit champ de couleur, ou « Post-Painterly Abstraction », soit abstraction post-picturale, tient typiquement en de vastes compositions faites d’aplats de couleur, dans lesquelles la peinture est appliquée en mince couche directement sur la toile brute ou comme si la matière y était infusée; l’œuvre Dark Green Centre (Centre vert foncé), 1963, de Lochhead, en est un exemple. Cette terminologie spécifique provient du critique d’art new-yorkais Clement Greenberg (1909-1994) qui exerce, pendant plusieurs décennies, une influence omniprésente, quoique controversée, sur la pratique de la peinture abstraite ainsi que sur les goûts des commissaires en Occident. Dans ce contexte, Bornstein, dévoué à la construction de reliefs, est considéré comme assez solitaire. Cela explique peut-être pourquoi il choisit de ne pas participer aux Emma Lake Artists’ Workshops, d’une durée de deux semaines, créés par Lochhead en 1955, et qui sont, pendant plusieurs décennies, un élément phare de la scène artistique canadienne. Au fil des ans, les ateliers sont dirigés par des artistes de renom, du Canada et de l’international, notamment Barnett Newman (1905-1970) en 1959 et Greenberg en 1962. Bornstein explique lui-même que ses étés sont réservés aux voyages de recherche.
Un artiste à part entière
À son arrivée à Saskatoon, Bornstein a pu se sentir légèrement isolé, lui qui a connu les métropoles de Chicago et de Milwaukee, il en sait peu sur le Canada ou la Saskatchewan. Il se souvient cependant de sa stupéfaction lorsqu’il découvre à quel point l’art, la musique et le théâtre sont au centre des intérêts et des activités de cette ville des Prairies d’environ cinquante mille habitants. L’université compte des départements de musique et d’art dramatique; son Département d’art est alors dirigé par Gordon Snelgrove (1898-1966), un peintre, un historien de l’art et l’une des premières personnes au Canada à recevoir un doctorat en histoire de l’art. (Il prend sa retraite en 1962 et Bornstein le remplace.) De plus, la ville dispose d’une impressionnante bibliothèque publique. La province est également avantagée sur le plan politique, puisque dirigée par la Fédération du Commonwealth coopératif (CCF), le parti socialiste pionnier dont le premier ministre, Tommy Douglas, se fait le défenseur de la justice sociale. Son gouvernement met en place le premier programme de soins de santé universels du continent.
Le milieu artistique s’enrichit encore plus lorsque deux ans plus tard, en 1952, Murray Adaskin (1906-2002) et son épouse, Frances James (1903-1988), s’installent à Saskatoon. Adaskin, musicien et compositeur nommé à la tête du Département de musique de l’Université de la Saskatchewan, contribue à faire de Saskatoon un centre important pour l’interprétation de la musique canadienne contemporaine. Pour sa part, James est l’une des meilleures chanteuses soprani du Canada. Les récitals qu’elle donne régulièrement à la CBC sont l’occasion de présenter en première des chansons de nombre de compositeurs et compositrices modernes, tant du Canada que de l’extérieur.
La rencontre de Bornstein avec James et Adaskin, peu après leur arrivée, est une anecdote amusante. Dès l’école secondaire, Bornstein prend l’habitude de siffler lors de sa tournée quotidienne pour livrer le Milwaukee Leader. Il continue ce rituel pour se rendre chaque jour à l’université, passant devant la maison des Adaskin, « en sifflant dans l’air froid et limpide du matin ». Un de ces matins, raconte Bornstein :
Murray est sorti sur son porche et m’a arrêté. Il voulait savoir qui était ce jeune homme qui sifflait Mozart avec tant d’aisance […] Ce fut le début de notre amitié de toujours et de mon admiration pour ces deux êtres humains extraordinaires qui m’ont tant appris sur la musique, l’art et la vie.
Bornstein, alors célibataire, a habité avec les Adaskin dans leur grande maison sur University Drive pendant environ un an.
À l’instar de nombre d’artistes des États-Unis dans les années d’après-guerre, Bornstein passe les étés 1951 et 1952 en France grâce à des bourses octroyées par le gouvernement américain dans le cadre du G.I. Bill. Au cours du premier été, il s’inscrit à l’Académie de Montmartre à Paris, dirigée depuis 1947 par le peintre cubiste Fernand Léger (1881-1955), et en 1952, il choisit l’Académie Julian. Ces établissements attirent depuis longtemps une grande clientèle étudiante étrangère, mais dans les deux cas, Bornstein juge que leurs offres ne répondent pas à ses propres aspirations. Il préfère de loin travailler de manière indépendante, se déplaçant seul dans Paris, créant à l’extérieur ou visitant des musées, nourrissant l’intérêt pour l’impressionnisme et pour les modernistes français Georges Seurat (1859-1891) et Paul Cézanne qu’il a développé au Art Institute of Chicago. Pendant ces étés, il voyage également en dehors de Paris, s’aventurant jusqu’aux confins de la Bretagne, comme en témoigne l’aquarelle Boats at Concarneau (Bateaux à Concarneau), 1952.
Au début des années 1950, ses sujets de prédilection, qu’il représente en de grandes aquarelles et sur divers supports imprimés, sont la figure féminine unique observée dans des intérieurs, comme dans le pastel sur papier intitulé Girl Reading (Fille lisant), 1948, puis les paysages et les motifs urbains. Son intérêt pour les styles postimpressionniste et cubiste culmine dans une aquarelle, The Island (L’île), réalisée sur la côte du Maine en 1956. En parallèle, Bornstein crée des sculptures influencées par le sculpteur roumain Constantin Brâncuși (1876-1957) et le mouvement artistique moderne connu sous le nom de constructivisme russe. En 1947, sa sculpture Head (Tête) reçoit un prix pour l’achat d’une œuvre du Walker Art Center de Minneapolis, ce qui donne lieu à la commande de son œuvre publique d’envergure, Aluminum Construction [Tree of Knowledge] (Construction en aluminium [Arbre de la connaissance]), 1956. Malgré cette reconnaissance publique, aucun membre du Département des arts ne soutient Bornstein lorsqu’une campagne de lettres désobligeantes est publiée dans le journal local après l’installation de l’Arbre de la connaissance. Sa sculpture publique, placée devant le bâtiment de la Fédération des enseignants et des enseignantes de la Saskatchewan à Saskatoon, fait l’objet d’attaques et de condamnations pour son caractère trop abstrait. Les adversaires de Bornstein exigent même son renvoi de l’université. C’est Murray Adaskin, du Département de musique, qui prend la parole pour défendre à la fois l’artiste et son œuvre.
L’île et Arbre de la connaissance sont les dernières œuvres figuratives ou quasi figuratives de Bornstein avant qu’il ne se consacre entièrement à la construction de ses reliefs abstraits caractéristiques. La transformation n’est pas aussi abrupte qu’elle peut le paraître, car elle reflète son étude de l’histoire de l’art, de l’impressionnisme à Cézanne, jusqu’à l’artiste hollandais Piet Mondrian (1872-1944) qui opère une transition dans son imagerie basée sur la nature vers l’abstraction pure, principalement en 1916 et 1917. Ensuite, au milieu des années 1950, Bornstein fait la rencontre de l’artiste américain réputé pour ses reliefs Charles Biederman (1906-2004). Toutes ces expériences et ces leçons adviennent lors des voyages de Bornstein en Europe en 1957 et 1958, alors qu’il crée ses premiers reliefs abstraits.
C’est également au début des années 1950 que Bornstein commence à bâtir sa carrière d’artiste professionnel. Des deux côtés de la frontière, sa participation est acceptée à de grandes expositions annuelles et biennales qui constituent alors le programme standard des musées d’art en Amérique du Nord : au Milwaukee Art Institute, au Walker Art Center de Minneapolis, au Art Institute of Chicago, à la Pennsylvania Academy of the Fine Arts de Philadelphie, à la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) à Ottawa, au Musée des beaux-arts de Montréal et au Musée des beaux-arts de Winnipeg, parmi d’autres. Sa première exposition individuelle a lieu en 1954 à l’Université de la Saskatchewan, suivie d’une autre en 1957. La Hart House (aujourd’hui la Justina M. Barnicke Gallery) de l’Université de Toronto organise, en 1956, une exposition intitulée Eli Bornstein: Graphics (Eli Bornstein : Œuvres graphiques). La même année, il reçoit le prix du mérite du Saskatchewan Arts Board à Regina.
La voie structuriste
Au milieu des années 1950, un événement décisif dans la vie d’Eli Bornstein tient dans sa rencontre avec Charles Biederman, un artiste américain plus âgé, connu pour ses reliefs, et pionnier, pour ainsi dire, de l’art « structuriste », la branche de la sculpture abstraite en relief coloré fondée sur la nature dont il devient bientôt l’un des principaux praticiens. Jusqu’à ce moment, Bornstein a des doutes sur les reliefs construits par Biederman, qu’il ne connaît que par des reproductions. Toutefois, il est vivement impressionné par sa lecture, en 1954, du volumineux ouvrage de Biederman sur l’histoire et la théorie de l’art, Art as the Evolution of Visual Knowledge (1948), suivi de ses Letters on the New Art (1951). Au printemps 1956, Bornstein communique avec Biederman et entreprend une correspondance avec lui. Lorsqu’il découvre plus tard que Red Wing au Minnesota, où habite Biederman, se trouve sur la route entre Milwaukee et Saskatoon, Bornstein lui rend visite à plusieurs reprises. En voyant les reliefs de Biederman en vrai, Bornstein se rend compte qu’ils sont en fait liés à ses propres intérêts.
Dans les écrits de Biederman, trois concepts frappent particulièrement Bornstein. Premièrement, l’analyse systématique que fait Biederman de l’évolution de l’art moderne, à partir de ses racines dans l’impressionnisme en passant par le constructivisme jusqu’à De Stijl, résume la trajectoire que suit le propre travail de Bornstein. Deuxièmement, l’engagement permanent de Biederman envers la nature – regrettant que dans leurs recherches formelles, les artistes d’Europe aient banni la nature de l’art au profit de quêtes idéalistes ou métaphysiques –, se révèle comme une exigence qui fera des reliefs abstraits structuristes un phénomène uniquement nord-américain. Selon Biederman, la tâche de l’artiste consiste à traduire « la méthode de construction de la nature en un art qui possède précisément les qualités palpables et corporelles de la nature, des formes spatiales réelles ». Troisièmement, la façon dont Biederman conçoit l’art en relation avec la société dans laquelle il est créé : non pas l’art pour l’art, mais l’art dans un sens culturel plus large, une conviction que Bornstein soutient dans ses nombreux écrits et dans son rôle de rédacteur en chef de la revue The Structurist, qu’il fonde en 1960 et publie pendant cinquante ans.
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Jean Gorin, Spatio-temporelle no 23, 1966
Huile sur bois, 99,7 x 99,7 x 8,5 cm
Université de la Saskatchewan, Saskatoon
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Mary Martin, Spiral Movement (Mouvement en spirale), 1951
Carton gris peint, 45,7 x 45,7 x 9,6 cm
Tate Modern, Londres
En 1957 et 1958, pendant son congé sabbatique de l’Université de la Saskatchewan qui le mène en Europe dans le but précis d’étudier le constructivisme et De Stijl, Bornstein y sollicite de grand·es artistes du relief. À Paris, il rend visite à Georges Vantongerloo (1886-1965) qui, avec Piet Mondrian, est l’un des membres fondateurs de De Stijl, une association idéaliste internationale d’artistes, d’architectes et de designers qui se consacrent à la création d’un vocabulaire visuel abstrait dont la mise en pratique permettrait de cheminer vers une société pacifique et harmonieuse. Il rencontre également Jean Gorin (1899-1981), qui a été un pionnier des constructions en relief assumées comme forme d’art distincte au milieu des années 1920.
À Londres, Bornstein entre en contact avec les artistes du relief Kenneth Martin (1905-1984), Mary Martin (1907-1969), Victor Pasmore (1908-1998) et Anthony Hill (1930-2020); à Amsterdam, il rencontre Joost Baljeu (1925-1991). Pendant ce même congé sabbatique, Bornstein se rend également en Angleterre, au Danemark, en Norvège et en Espagne; il réside aussi quelque temps à Punta Marina, une station balnéaire près de Ravenne en Italie, et à Amsterdam, où il réalise ses premières constructions en relief en 1957.
Tout au long de son séjour à l’étranger, Bornstein se trouve insatisfait de la géométrie abstraite des constructions des artistes d’Europe. Il considère que l’œuvre de Jean Gorin est trop définie par la science et la technologie, qu’elle s’appuie trop sur des principes mathématiques et qu’il lui manque, comme il l’écrit à Biederman, « une relation forte et nécessaire avec la nature ». Dans le même ordre d’idées, Bornstein remarque qu’en Angleterre, les artistes se limitent essentiellement à l’utilisation de matériaux industriels non peints comme le plastique, le Formica, l’acier inoxydable et l’aluminium. Ces praticien·nes s’intéressent aux effets de lumière, mais négligent la couleur, c’est-à-dire la couleur telle qu’elle se manifeste dans les structures du monde naturel. Comme Bornstein le rappelle plus tard à propos de la recherche de sa voie propre, c’est en Europe, en 1957, que son double intérêt pour la peinture et la sculpture s’est finalement concrétisé : il a trouvé la solution en concevant un relief abstrait construit qui peut englober « l’espace, la forme et la structure de la sculpture ainsi que la couleur et la lumière de la peinture ».
Les premiers reliefs
En 1958, de retour à l’Université de la Saskatchewan après son fructueux congé sabbatique en Europe, Eli Bornstein, publie une version détaillée de ses théories esthétiques nouvellement formulées dans le premier numéro de la revue Structure: Annual on the New Art. Structure est coéditée par Bornstein et l’artiste néerlandais Joost Baljeu qui est conférencier invité à l’Université de la Saskatchewan cette année-là. Le numéro comprend également des articles de Charles Biederman et du compositeur allemand contemporain Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Le numéro est en quelque sorte un énoncé de mission, voire un manifeste, pour ce qu’ils appellent le « nouvel art », jusqu’à ce que Bornstein adopte la terminologie de relief structuriste de Biederman plus tard la même année.
Après avoir codirigé le premier numéro de la revue Structure en 1958, c’est en 1960 qu’il lance sa propre revue à diffusion internationale, The Structurist, publiée par l’Université de la Saskatchewan et qui paraît annuellement jusqu’en 1972, puis tous les deux ans jusqu’en 2000, avec des numéros anniversaires en 2010 et 2020. À ses débuts, comme le décrit rétrospectivement Bornstein, The Structurist, qui s’appuie sur un registre d’autrices et d’auteurs de stature internationale, est « une sorte de forum sur l’avenir de l’art et de l’architecture, et traite de sujets interdisciplinaires liés à de nombreuses considérations négligées sur la façon dont l’art a évolué et comment il a été lié à de nombreux autres sujets comme la science, la technologie, la culture, l’éducation, la musique, etc. ».
Tandis que les idées de Bornstein sur l’art structuriste circulent par écrit, il réalise ses propres reliefs pour la première fois en 1957. Construits de manière modeste à la tempera sur panneau composite ou à l’huile sur bois, ils sont constitués de rectangles bas, relativement grands, disposés dans des compositions asymétriques sur un support à fond neutre. Ils sont, comme dans Structurist Relief No. 4 (Relief structuriste no4), 1957, principalement en blanc sur blanc complémenté par une ou plusieurs couleurs primaires. Bornstein leur insuffle sa propre sensibilité, sans encore tout à fait s’éloigner de la tradition européenne de De Stijl, qui met l’accent sur la couleur et la géométrie rectiligne. En effet, à la page 36 du numéro inaugural de Structure, il juxtapose de manière révélatrice l’un de ses premiers reliefs de 1957 à Composition avec plans de couleur 2, 1917, de Mondrian, un modèle dont il s’était déjà inspiré l’année précédente pour L’île, une œuvre aux motifs dispersés en surface.
Dès lors s’amorce pour Bornstein un engagement inébranlable dans l’évolution du relief structuriste, projetant la dynamique colorée de la peinture dans le monde sculptural de l’espace et de la lumière. Au cours des six décennies suivantes, il ne cessera d’en accroître le potentiel compositionnel et d’en enrichir les profondeurs expressives. Peu à peu, ses éléments formels se diversifient, leurs relations et leurs interactions rythmiques se complexifient, leurs couleurs se multiplient, les reliefs font de plus en plus écho à la diversité de la nature qui se déploie, laquelle fait chez lui l’objet d’une étude quotidienne intense en continu.
Les années 1960 sont marquées par les premières expositions individuelles des reliefs structuristes de Bornstein, notamment en 1965 et 1967 à la Kazimir Gallery sur Michigan Avenue à Chicago. Kazimir Karpuszko (1925-2009) est un jeune marchand d’art, auteur et conservateur impliqué dans le mouvement artistique structuriste. En 1968, il joue un rôle important dans l’exposition collective Relief/Construction/Relief, inaugurée au Museum of Contemporary Art de Chicago et qui fait une tournée dans l’est des États-Unis. L’allégeance de Karpuszko à l’égard de l’œuvre de Bornstein persiste au cours des décennies suivantes et, en 1982, il est le commissaire de l’exposition Eli Bornstein: Selected Works/Œuvres choisies, 1957-1982, pour la Mendel Art Gallery de Saskatoon, une exposition qui est également présentée à la Galerie d’art de l’Université York de Toronto et dans d’autres lieux de l’est du Canada, ainsi qu’à l’Université du Wisconsin-Milwaukee.
La période d’innovation
Comme le prouve son voyage en Europe en 1957 et 1958, les étés et les congés sabbatiques, exempts d’obligations administratives et d’enseignement, sont des périodes précieuses pour les voyages et la recherche; ce sont aussi des occasions pour concentrer l’innovation créative, dont Bornstein profite tout au long des années 1960. C’est aussi à cette époque que l’artiste réalise une commande du gouvernement fédéral pour le nouvel aéroport international de Winnipeg, une œuvre intitulée Structurist Relief in Fifteen Parts (Relief structuriste en quinze parties), 1962. Lorsque le terminal est démoli, quelque quarante ans plus tard, la sculpture est enlevée, restaurée, remise en état pour l’extérieur puis installée sur la façade du Max Bell Centre de l’Université du Manitoba en 2014. La Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) a acheté, en 1965, une maquette de l’œuvre, intitulée Structurist Relief in Five Parts (Relief structuriste en cinq parties), 1962.
L’innovation se manifeste également par la production de deux importantes séries entre 1964 et 1967 : Canoe Lake (Lac Canoe) et Sea (Mer). Toutes deux exploitent la palette de couleurs nouvellement libérée de Bornstein et témoignent de l’aisance qu’il gagne à lier les avant-plans et les arrière-plans, et à les faire interagir.
Entreprise en 1964 (et nommée d’après le célèbre lieu où Tom Thomson [1877-1917] a peint), la série Lac Canoe trouve son origine dans le parc Algonquin, où Bornstein passe l’été dans un chalet appartenant à un ami de Murray Adaskin. Les constructions stratifiées des reliefs, leurs profonds jeux d’ombre et de lumière et les arrangements de couleurs, désormais affranchis des couleurs primaires, évoquent les rives des lacs et les feuillages des forêts profondes. La propension croissante qu’a Bornstein à complexifier les couleurs s’éloigne en quelque sorte des orthodoxies plus structuristes, que Charles Biederman lui avait conseillé de ne pas adopter précipitamment. Justement, ce mois de juillet-là, Bornstein rencontre A. Y. Jackson (1882-1974) lors d’une brève visite du peintre du Groupe des Sept au parc Algonquin. Une photographie montre les deux artistes en conversation, assis devant une fenêtre du chalet même d’Adaskin.
Les reliefs de la série Lac Canoe sont un peu atypiques parmi les œuvres structuristes du début des années 1960 dans le sens où ils occupent carrément la totalité de leurs arrière-plans blancs. En revanche, Relief structuriste no 1, 1966, de Bornstein, est plus conventionnel, ses éléments en relief sont regroupés vers le centre, laissant le plan du support essentiellement neutre, les coins vides. C’est la manière courante de composer, comme le donnent à voir les illustrations d’un article intitulé « Structurist Art », publié en mai 1967 dans le magazine Chicago Omnibus. L’article est consacré à la nouvelle génération d’artistes qui suivent les traces de Biederman et de Bornstein. Aux États-Unis, on retrouve William Jordan, David Barr (1939-2015) et Lawrence Booth; au Canada, Ron Kostyniuk (né en 1941), Don McNamee (1938-1994) et Elizabeth Willmott (née en 1928), cette dernière étant l’une des élèves les plus célèbres de Bornstein. L’article du Chicago Omnibus décrit en outre le mouvement structuriste en 1967 comme « un phénomène du Nouveau Monde basé à l’Université de la Saskatchewan ».
Bornstein innove à nouveau avec la série Mer, par laquelle il semble en quête de nouvelles façons d’animer le plan de son support. Dans ces œuvres, il étire vers l’extérieur ses plans de couleur en aplat, qui sont désormais plus grands, jusqu’à ce qu’ils occupent davantage l’arrière-plan, étendus jusqu’aux quatre coins – voir, par exemple, Structurist Relief No. 3 (Relief structuriste no 3), de la série Sea (Mer), 1966-1967. Ici, Bornstein fait non seulement un important pas de plus vers l’animation de ces plans de base, mais dès lors, il adopte également une démarche visionnaire pour définir les modalités de son propre parcours stylistique et expressif.
La série Mer ainsi que les reliefs à double plan sont conçus entre 1966 et 1967, en Californie, où Bornstein passe une année sabbatique loin de l’enseignement et vit près de Big Sur, sur un sommet surplombant l’océan Pacifique. Dans son journal intime, il raconte : « Chaque jour, j’ouvrais les yeux sur un ciel immense au-dessus du majestueux océan Pacifique, qui aurait pu être la vaste prairie de la Saskatchewan. » La solution des reliefs à double plan consiste à plier ses plans de base au milieu, à quarante-cinq degrés, comme s’il s’agissait de livres entrouverts, dans le but, en fait, de les envelopper et de les incliner vers l’intérieur. Ce procédé peut sembler assez simple en soi, mais cela complique de manière exponentielle la tâche de composer les multiples éléments colorés qui sont maintenant imbriqués entre les pages également colorées, ces minces carreaux de couleur qui se projettent dynamiquement dans l’espace et sont observables sous plusieurs angles.
Mariés depuis 1965, Bornstein et sa femme Christina (née Girgulis), bibliothécaire et actrice, construisent leur maison pendant cette période d’innovation, en 1969, et la conçoivent moderniste, basse et au ras du sol, en harmonie avec la planéité de la prairie. Elle comporte de longs puits de lumière rectangulaires au-dessus des principaux murs suspendus, qui permettent à la lumière changeante du jour, du matin au crépuscule et au fil des saisons, d’illuminer les reliefs installés en dessous. La maison est située près de la rivière Saskatchewan Sud, que Bornstein décrit comme « un ruban ou un écran de couleur qui se déploie » et qui reflète les phénomènes en constante évolution de la nature : lente et constante dans sa globalité géographique sous-jacente, devant laquelle et dans laquelle la vie, la lumière et la couleur se transforment sans cesse. La rive de la prairie est « mon école et mon église », écrit l’artiste.
L’impact de l’Arctique
Parmi les voyages d’Eli Bornstein, on note trois voyages fondateurs dans l’Arctique canadien, le premier en 1964 avec Murray Adaskin et l’anthropologue Bob Williamson. Au cours des étés 1986 et 1987, il y retourne avec son collègue de l’Université de la Saskatchewan, le photographe Hans Dommasch (1926-2017). De ces deux derniers étés naît un ensemble exceptionnel de dessins, de peintures et, de retour à son atelier à la maison, s’y rajoute une série de reliefs structuristes comme Hexaplane Structurist Relief No. 2 (Relief structuriste hexaplan no 2), 1995-1998. Dans son journal, Arctic Journals, qui finit par compter quelque 24 000 mots, il consigne avec éloquence ses explorations du macro-paysage des fjords, des glaciers et des icebergs, et du micro-paysage de la mousse, des lichens et des fleurs de l’Arctique.
Bornstein rédige à la main le journal qu’il tient pendant la majeure partie de sa vie, mais à partir de Arctic Journals en 1986 et 1987, il commence à le faire transcrire de manière formelle. Les entrées de son journal, de 1990 à 2017, s’étendent sur 1 136 pages dactylographiées où il consigne ses réflexions sur la vie et sur l’art dans le contexte plus général du monde naturel et humain. Riches en souvenirs autobiographiques et en descriptions poétiques éloquentes de la nature, ces pages forment un panorama intime des univers extérieur et intérieur de Bornstein. Dans les derniers paragraphes de Arctic Journals, il évoque l’impact profond de ses expériences nordiques :
D’une certaine manière, la lucidité semble plus accessible dans l’Arctique. La nature à l’état pur […] ou la nature sauvage […], en révélant ce qui est le plus important, reste l’ultime espoir pour notre survie ou notre préservation. Elle permet de voir plus clairement que la nature est la beauté suprême. La véritable nature fait référence à l’authenticité. Il s’agit d’une identité sans équivoque et fondamentale – ni superficielle ni prétentieuse – et qui en tant que telle, représente certainement la forme la plus élevée de la beauté. L’Arctique garde cette puissance de caractère essentiel qui peut nous informer et nous instruire sans distraction. Elle nous révèle un sentiment d’identité commun avec la terre et tous les êtres vivants, que la vie moderne tend à dissiper.
Ce langage exalté s’élève jusqu’à l’incantation, une sorte de « vision intérieure », comme aurait pu le dire l’artiste canadien Lawren S. Harris (1885-1970). Il est certain que les peintures de l’Arctique réalisées par Harris et A. Y. Jackson au cours de leurs voyages à l’été 1930 sont présentes à l’esprit de Bornstein lorsqu’il part pour l’île d’Ellesmere. En effet, seulement quelques jours après son arrivée, il lance un défi à ses prédécesseurs du Groupe des Sept, convaincu que ses méthodes structuristes incarnent la nature nordique de manière plus authentique que les peintures figuratives de Harris et Jackson. Toutefois, si l’on compare Icebergs, Davis Strait (Icebergs, détroit de Davis), 1930, de Harris, à Multiplane Structurist Relief IV, No. 1 (Relief structuriste multiplan IV, no 1) de la série Arctic (Arctique), 1986-1987, de Bornstein : même si les deux artistes interprètent l’Arctique de manière stylistiquement différente, ils voient les paysages glacés d’un œil commun. La palette froide de la peinture de Harris enregistre la même irisation, la même fragilité, la même lucidité et le même silence qui caractérisent les reliefs structuristes de Bornstein, avec leurs composantes en Plexiglas. On constate ici une véritable parenté.
En 1987, Bornstein expose ses études à l’aquarelle inspirées de l’Arctique à la Art Placement Gallery de Saskatoon, et en 1990, il présente au même endroit ses études d’un voyage à Terre-Neuve en 1988, ainsi que ses aquarelles Riverbank Studies (Études sur les rives) de 1989, créées dans sa propre cour en bordure de la rivière Saskatchewan Sud.
De grandes expositions et une vie dans l’art
Au moment de la publication du présent ouvrage, Eli Bornstein continue à développer, au vingt et unième siècle, le potentiel du relief structuriste par le lancement d’un nouveau corpus d’œuvres qu’il intitule Tripart Hexaplane Constructions (Constructions hexaplanes en trois parties). Comme pour des sculptures, il est possible d’en faire le tour. Elles sont construites à partir de trois reliefs à double plan placés à trois cent vingt degrés, adossés les uns aux autres et posés sur un mince piédestal en aluminium. À la différence des sculptures en ronde-bosse, ces œuvres ne se révèlent que par fragments découverts au fur et à mesure que nous en faisons le tour. Cependant, c’est avec les longs plans horizontaux, qu’ils soient considérés individuellement ou au sein du triptyque spectaculaire de la série River-Screen (Écran de rivière), 1989-1996, que les reliefs atteignent des états de sublimité transcendante.
Parallèlement à de nombreuses expositions collectives tenues au nord et au sud de la frontière qui célèbrent les contributions de Bornstein à l’art moderne, la Mendel Art Gallery lui consacre une deuxième rétrospective en 1996, Eli Bornstein : Art Toward Nature (Eli Bornstein : L’art vers la nature), commissariée par l’historienne de l’art néerlandaise Jonneke Fritz-Jobse, et en 2013, une troisième exposition à grande échelle, An Art at the Mercy of Light: Recent Works by Eli Bornstein (Un art à la merci de la lumière : œuvres récentes d’Eli Bornstein), organisée par Oliver A. I. Botar, historien de l’art winnipegois et auteur de nombreux articles sur Bornstein. L’installation tire pleinement profit des puits de lumière de la Mendel Art Gallery, une expérience bien rendue dans le catalogue grâce aux photographies de Troy Mamer. En 2019, le Remai Modern de Saskatoon organise une mini-rétrospective, Artist in Focus: Eli Bornstein (Artiste en vedette : Eli Bornstein), avec des œuvres tirées de la collection du musée ainsi que de la maison et de l’atelier de l’artiste.
Sur la scène des galeries privées, des expositions ont eu lieu à la Forum Gallery de New York (2007) et dans des galeries à Saskatoon, Vancouver et Victoria. Aussi, depuis l’Arbre de la connaissance, Bornstein réalise d’importantes commandes publiques à Winnipeg, à Regina et à Saskatoon, dont Four Part Vertical Double Plane Structurist Relief (Relief structuriste à double plan vertical en quatre parties), 1980-1983, pour le Wascana Centre de Regina. Parmi les principales récompenses qu’il a reçues depuis 1956, citons la Médaille des arts connexes de l’Institut royal d’architecture du Canada (1968), un doctorat en littérature de l’Université de la Saskatchewan (1990) et l’Ordre du Mérite de la Saskatchewan (2008). Pour couronner le tout, en 2019, il a été intronisé comme membre de l’Ordre du Canada en reconnaissance de sa « créativité sans borne » et de la manière dont « son approche met en lumière les enjeux environnementaux actuels ».
Enfin, en évaluant les reliefs structuristes de Bornstein – leur évolution stylistique, leur précision industrielle, leur palette lumineuse, leur révérence à la nature, leurs grandes résonances historiques – rappelons-nous qu’ils sont aussi, comme l’a fait remarquer le critique Steven Cochrane dans sa revue de l’exposition An Art at the Mercy of Light parue dans le Winnipeg Free Press, « d’une beauté incontestable et sans équivoque ».