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Doris McCarthy est la seule artiste canadienne à avoir peint toutes les provinces et tous les territoires du pays, ce qui constitue un exploit remarquable qui lui vaudra d’être décorée de l’Ordre du Canada en 1986. Dans ses paysages, la peintre exprime son sens de l’aventure, sa foi et son amour du Canada. Elle porte plusieurs chapeaux au cours de sa longue carrière, notamment celui d’enseignante par lequel elle forme certain·es des artistes les plus célèbres au pays, en même temps qu’elle innove constamment par ses publications. Confrontée toute sa vie au sexisme, elle s’est courageusement vouée à chacune de ses occupations. Ces dernières années, son art remarquablement varié est redécouvert et apprécié.

 

La formation d’artistes

Dans un article paru en 1999 dans le Toronto Star, McCarthy écrit : « J’ai enseigné à l’école du dimanche à treize ans et j’ai découvert que j’avais un talent naturel. À vingt et un ans, je suis donc devenue professeure d’art, car cela me permettait de manger et de créer. » En fait, si l’enseignement est un complément à la pratique pour la plupart des artistes, c’est le but premier de McCarthy, qui s’y lance d’abord en tant qu’instructrice d’anglais et écrivaine en herbe avant d’enseigner les arts pendant quarante ans à la Central Technical School (Central Tech). Comme dans tout ce qu’elle entreprend, elle s’engage pleinement en éducation.

 

Les élèves de McCarthy, notamment Kazuo Nakamura (1926-2002), Tom Hodgson (1924-2006) (tous deux membres du Groupe des Onze), Joyce Wieland (1930-1998), Jack Kuper (né en 1932), Harold Klunder (né en 1943) et Barry Oretsky (né en 1946), la décrivent comme une source d’inspiration et un modèle. Wieland confie : « [C’est] la femme la plus passionnante que j’ai jamais rencontrée […], lorsqu’elle entrait dans la classe, […] on ressentait sa chaleur et sa gentillesse. […] Je vénérais le sol sur lequel elle marchait. C’est la première bohème que j’ai rencontrée […]. C’était une très grande enseignante. » Oretsky, alors professeur, se souvient du jour où McCarthy est venue dans sa classe pour critiquer le travail de ses élèves. Lorsqu’on lui a demandé ce qu’elle pensait du travail d’Oretsky, elle a répondu : « C’est un artiste […] et vous êtes des élèves », expliquant qu’Oretsky était prêt à expérimenter, à échouer et à réessayer, « parce qu’il le veut à tout prix ». Plus tard, elle le nomme à l’Académie royale des arts du Canada. Kuper, un réfugié de guerre européen orphelin, arrive au Canada en 1947; lorsqu’il veut suivre des cours d’art, McCarthy fait pression pour qu’il soit admis au département d’art de Central Tech et se bat pour qu’il bénéficie d’un soutien financier. « Je pense souvent à Doris McCarthy avec gratitude et la plus grande estime, déclare-t-il, et je me demande quelle direction ma vie aurait prise sans elle. »

 

Joyce Wieland, Summer Blues-Ball (Les blues de l’été – fornication), 1961, collage et techniques mixtes, 91,5 x 83 cm, Agnes Etherington Art Centre, Kingston.
Barry Oretsky, The Popcorn Vendor (Le vendeur de popcorn), 1988, acrylique sur toile, 61 x 91,4 cm, Rehs Contemporary Galleries, Inc., New York.

 

Le style d’enseignement de McCarthy est vraisemblablement influencé par ses collègues ainsi que les personnes qui l’ont formée. Au début, comme son ancien professeur Arthur Lismer (1885-1969), elle préfère nourrir la créativité plutôt que de miser sur la maîtrise des compétences techniques. De John Dewey (1859-1952), elle adopte la « méthode d’apprentissage par projet, […] où les élèves déterminent leurs objectifs […], s’organisent [et] évaluent leur travail », tout comme elle l’avait expérimenté dans son adolescence en rejoignant l’association Canadian Girls in Training.

 

Photographie d’un groupe d’élèves étudiant l’art de la marionnette à la Central Technical School, v.1950, photographie non attribuée, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough.

Dans sa première décennie d’enseignement, McCarthy se retrouve avec des élèves qui suivent principalement des programmes de formation professionnelle où l’art n’est qu’un cours à option. Elle doit sans doute adapter son approche progressiste en faveur d’une pédagogie plus conventionnelle. Elle est peut-être inspirée par ce qu’elle a appris lors d’un congé de 1935 à 1936, à la Central School of Arts and Crafts (aujourd’hui le Central Saint Martins) à Londres, où il est devenu évident que sa formation à la Ontario College of Art (aujourd’hui l’Université de l’ÉADO) manquait de fondements.

 

Il y a peu d’écrits sur la pédagogie de McCarthy, si ce n’est qu’elle se concentre sur les éléments fondamentaux de la création artistique. Elle reprend le modèle d’enseignement du Bauhaus privilégié par le directeur de son département, Peter Haworth (1889-1986), qui met l’accent sur l’expérimentation de diverses formes d’art tout en inculquant les principes de base de la forme et de la couleur. Comme McCarthy l’explique plus tard à Klunder : « Nous considérions la technique comme une grammaire. Il faut la connaître pour pouvoir [en] parler. On ne pense jamais à la grammaire quand on parle, mais on l’utilise. Je ne pense jamais à la perspective quand je travaille, mais je l’utilise tout le temps. » Selon l’historienne de l’art Jann Haynes Gilmore, « McCarthy enseignait la composition, le design et d’autres disciplines, toujours en expérimentant, en déduisant et en simplifiant son sujet […]. Ses méthodes étaient attrayantes et stimulantes pour les “difficiles” (selon ses propres mots) à qui elle enseignait ».

 

Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que nombre de ses collègues masculins de Central Tech s’enrôlent, McCarthy a l’occasion de donner des cours de peinture à des élèves de niveau avancé, et elle en tire parti à fond. Comme elle l’écrit dans son autobiographie :

 

J’ai commencé à leur proposer des devoirs qui les amèneraient à explorer certaines méthodes de travail à la mode […] pour créer une peinture en utilisant seulement deux couleurs en aplat [ou] produire une bonne pièce “d’objets trouvés” […]. J’ai fait voir à la classe un film de Karel Appel, le maître néerlandais de l’expressionnisme abstrait, dans lequel on le voit remplir une spatule de peinture épaisse puis courir le long de son atelier pour donner de l’élan au trait incisif qu’il fait avec cet outil sur la toile. [Tout le monde] est ensuite sorti sur le terrain de jeu [où] les élèves ont projeté de la peinture avec un grand pinceau et laissé les gouttes couler au hasard… Comme je voulais que [le groupe] apprenne à évaluer son travail, mes critiques étaient généralement socratiques […]. Pour développer mon goût, j’ai commencé moi aussi à travailler en aplats de couleurs avec des arêtes nettes [hard-edge] pour éliminer les détails et raconter mon histoire de la manière la plus simple possible. J’ai trouvé cela stimulant et passionnant.

 

Doris McCarthy, Banner #2 (Bannière no 2), 1969, acrylique sur toile, 123,2 x 152,4 cm, Centre d’art MacLaren, Barrie. Cette œuvre est exemplaire du travail en aplats de couleurs avec des arêtes nettes [hard-edge] de McCarthy.

 

À la fin de la guerre, McCarthy est déçue de se voir réaffectée aux classes débutantes, mais elle continue à se renseigner sur l’art contemporain pour mieux rester à l’affût des nouvelles tendances. De 1961 à 1962, elle prend un congé sabbatique pour voyager à travers le monde et développer sa collection de diapositives pour ses cours d’histoire de l’art. Par là, elle acquiert une connaissance remarquable des mondes de l’art au-delà du contexte canadien.

 

 

Les portraits d’une nation

Doris McCarthy, Neighbours, P.E.I. (Voisines, Î.-P.-É.), 1985, huile sur toile, 71,1 x 91,4 cm, Galerie Doris McCarthy, Scarborough.

Dans le documentaire de Wendy Wacko, Doris McCarthy: Heart of a Painter (1983), McCarthy déclare : « Je veux peindre le Canada. » L’artiste visite par la suite chaque province et territoire pour y créer, surtout après sa retraite de l’enseignement en 1972. C’est pendant son année sabbatique de 1961 à 1962 qu’elle fait ses plus longs voyages à l’étranger, le plus souvent en Angleterre, mais aussi autour du monde.

 

McCarthy attribue à l’œuvre du Groupe des Sept son désir de peindre l’ensemble du Canada. L’élan déclencheur semble avoir été son premier voyage dans l’Arctique des Territoires du Nord-Ouest au cours de l’été 1972, une excursion encouragée par sa jeune collègue de la Central Technical School, Barbara Greene (1917-2008). Ses peintures de cette région lui attirent bientôt des invitations à visiter d’autres régions du pays – l’Alberta et l’Île-du-Prince-Édouard en 1974, Terre-Neuve et la Colombie-Britannique en 1975, le Yukon en 1976, le Manitoba et la Saskatchewan en 1982, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick en 1986 – avec de fréquents retours.

 

La soif de McCarthy pour les voyages, son amour des grands espaces et son style de peinture font d’elle l’artiste idéale pour devenir chroniqueuse visuelle du Canada. Elle adapte son style aux scènes qu’elle représente dans le but de refléter non seulement l’apparence d’un lieu, mais aussi son atmosphère, expliquant que « la peinture exige une concentration et une sensibilité qui se transforment en une intimité avec le territoire, ce qui intensifie considérablement la conscience que l’on en a ». Avec plus de 5 000 œuvres, McCarthy a pu réaliser à elle seule l’objectif du Groupe des Sept ainsi que de son successeur, le Groupe des peintres canadiens : celui de peindre l’ensemble du pays – un exploit qu’aucun·e autre artiste n’a réussi à accomplir. C’est à juste titre que McCarthy est reconnue comme l’une des plus grandes peintres du paysage national, ce qui lui vaut d’être décorée de l’Ordre du Canada en 1986.

 

Doris McCarthy, Okanagan Valley Near Osoyoos, B.C. (Vallée de l’Okanagan près d’Osoyoos, C.-B.), 1989, huile sur toile, 152,4 x 213,4 cm, collection privée.

 

 

Le divin dans le paysage

McCarthy est une fervente chrétienne et ses premières années sont ponctuées par sa participation à divers groupes religieux. Elle regrette que ses ami·es artistes ne témoignent d’aucune affinité avec la religion. Pour elle, la seule façon de concilier ses deux centres d’intérêt est de se tourner vers le monde naturel.

 

Doris McCarthy, Home (Chez-soi), 1964, huile sur Masonite, 244 x 122 cm, localisation inconnue.
Carlo Carrà, Pine by the Sea (Le pin au bord de la mer), 1921, huile sur toile, 68 x 52,5 cm, collection privée.

McCarthy produit un certain nombre d’œuvres spirituelles, notamment une crèche sculptée pour l’église de St. Aidan et plusieurs bannières religieuses représentant des scènes bibliques. Elle représente également l’ange de la girouette de sa maison, le Paradis d’une folle, dans certaines de ses œuvres, comme Home (Chez-soi), 1964. Ici, l’image en aplat présente une vue plongeante à l’extrême, un angle qui peut évoquer le regard de Dieu ou d’un ange sur la maison de McCarthy. Ce traitement fait écho aux peintures religieuses des maîtres de la première Renaissance, en particulier Giotto (1266/1267-1337), dont elle a enseigné le travail, et aux artistes modernes tels que Carlo Carrà (1881-1966), qui ont ravivé le style.

 

Bien que les paysages de McCarthy ne parlent pas directement de religion ou de divinité, ils révèlent un amour pour le territoire et un certain degré d’intimité avec celui-ci. Lors d’un entretien, elle déclare vouloir « apprendre à connaître les montagnes en tant qu’individus ». Dans le documentaire Doris McCarthy: Heart of a Painter (1983) de Wendy Wacko, elle exprime sa frustration de voir ses représentations de l’Arctique comparées à celles de Lawren S. Harris (1885-1970) : « Je comprends ce qu’on veut dire – nous peignons tous deux l’Arctique, [mais] je suis romantique et je vois Dieu dans la nature. » Elle n’exprime pas de panthéisme, mais comme elle l’écrit dans son autobiographie : « Le mystère de la création m’a convaincue que Dieu était à la fois immanent et transcendant dans les rochers, les arbres, les animaux et moi-même, qu’il créait toujours, mais qu’il n’exerçait pas l’autorité que j’avais crue. »

 

Lawren S. Harris, Grounded Icebergs [Disco Bay] (Icebergs échoués [baie Disco]), v.1931, huile sur toile, 80 x 101,6 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Doris McCarthy, Aurora and the Bergs (L’aurore et les icebergs), 1996, huile sur toile, 91,4 x 121,9 cm, collection privée.

 

La relation de McCarthy avec le divin ne relève pas seulement de l’admiration de la nature, mais aussi de la révélation de la main de Dieu dans sa création : « La nature n’a pas de qualité morale. Elle est tout simplement. Je veux offrir une nature qui a un sens, un but et de l’amour. Dans mon esprit, le Royaume de Dieu implique la beauté et l’ordre. J’essaie de créer cela dans une peinture avec cohérence et unité. » En d’autres mots, pour McCarthy, l’acte de peindre est un acte de recréation où l’artiste fait écho au divin et devient un microcosme du macrocosme : « J’ai vu Dieu [révélé] dans la nature et Dieu était réel pour moi. » Ailleurs, elle note que son art « est l’expression de [sa] croyance en l’unité de toute la création et en l’unité de la création avec le Créateur ».

 

À bien des égards, McCarthy s’inscrit dans une tradition célèbre à l’apogée de la période gothique dans l’histoire de l’art européen (du douzième au quatorzième siècle), selon laquelle le geste artistique est considéré comme une reconstitution de l’acte divin de la création de l’univers. Cette vision s’exprime dans la construction des cathédrales gothiques et dans les images montrant Dieu tenant un compas d’architecte. Dorothy L. Sayers (1893-1957), une écrivaine que McCarthy apprécie et qu’elle a rencontrée lors d’un voyage, reformule cette idée dans The Mind of the Maker (1941), expliquant que le processus créatif agit dans une relation dynamique avec la Trinité.

 

Couverture de The Mind of the Maker, de Dorothy L. Sayers, New York, Meridian Books, 1956.
Dieu architecte/constructeur/géomètre/artisan, frontispice de la Bible Moralisée, v.1220-1230, enluminure sur parchemin, 34,4 x 26 cm, Bibliothèque nationale autrichienne, Vienne.

 

 

L’artiste écrivaine

McCarthy décide très tôt de devenir écrivaine. Adolescente, elle sent que même si « le dessin et la peinture [lui] viennent naturellement, il y a deux autres filles à l’école qui savent dessiner des dames mieux qu’[elle] ». Elle voit aussi quelque chose de sibyllin dans l’art : « Je ne pensais pas que les gens ordinaires pouvaient devenir des artistes. Je m’attendais à devenir écrivaine, ce qui ne me semblait pas aussi mystérieux ou difficile à réaliser. » Elle écrit dans son autobiographie : « Bien que j’aie choisi l’option “art” au secondaire, rien à Malvern n’a nourri mon talent ou mon intérêt […]. Ce sont les cours d’anglais et les professeur·es qui m’ont inspirée, et mes notes en littérature et en composition étaient élevées. L’écriture me semblait être une carrière possible et l’université, une voie qui pouvait me mener dans cette direction. »

 

Les circonstances, cependant, font le choix pour elle. Elle obtient son diplôme d’études secondaires à l’âge de quinze ans, mais n’est pas éligible pour l’entrée à l’université avant une autre année. Puis, après avoir suivi des cours d’art le samedi matin au Ontario College of Art (aujourd’hui l’Université de l’ÉADO) pendant son adolescence, elle y obtient une bourse d’études à plein temps.

 

Dorothy McCarthy, Banner #2 (Bannière no 2), 1968, huile sur toile, 69,9 x 85,1 x 3,2 cm, Galerie Doris McCarthy, Scarborough.
Doris McCarthy, New Zealand (Nouvelle-Zélande), 1961, aquarelle sur papier, 38,1 x 55,9 cm, Galerie Doris McCarthy, Scarborough.

McCarthy est heureuse de ce revirement de situation, mais son intérêt pour l’écriture et la littérature anglaise ne la quitte pas. Décrivant ses paysages abstraits hard-edge, tels que Banner #2 (Bannière no 2), 1968, elle écrit : « L’OSA [la Ontario Society of Artists] s’est détendue pendant l’été et m’a permis de m’échapper vers la baie Georgienne, […] où j’ai essayé de dire les rochers et les mouvements de l’eau de la manière la plus simple possible. » Plus tard, alors en Nouvelle-Zélande en 1961, elle reprend confiance en s’efforçant de « raconter » la scène plutôt que de l’imiter. Il semble qu’à chaque fois qu’elle a besoin d’inspiration, elle se tourne vers l’écrivaine qui sommeille en elle.

 

McCarthy s’inscrit à des cours de littérature anglaise à l’Université de Toronto peu après avoir pris sa retraite de l’enseignement à la Central Technical School. L’une des personnes à lui enseigner est le célèbre critique littéraire Northrop Frye (1912-1991). En 1987, alors qu’elle achève son baccalauréat spécialisé en littérature, elle s’inscrit à un cours de création littéraire. Elle entreprend d’écrire l’histoire de sa vie, ce qui aboutit à la publication des ouvrages A Fool in Paradise: An Artist’s Early Life (1990), The Good Wine: An Artist Comes of Age (1991) et Doris McCarthy: Ninety Years Wise (2004). Un quatrième livre paraît en 2006, Doris McCarthy: My Life, composé d’extraits de ses deux premières autobiographies et d’un chapitre inédit.

 

A Fool in Paradise est bien accueilli par la critique. Elspeth Cameron décrit le livre comme étant « si direct et si simple qu’il semble presque inventer sa propre forme, ajoutant [que McCarthy] a produit une œuvre littéraire unique et précieuse qui pourrait devenir un modèle pour d’autres ». L’écriture de McCarthy fait ainsi écho à sa production visuelle. Cependant, comme c’est souvent le cas chez les artistes, elle écrit peu sur son art, son enseignement ou sa pratique.

 

Couverture de A Fool in Paradise: An Artist’s Early Life, de Doris McCarthy, Toronto, Macfarlane, Walter & Ross, 1990.
Couverture de The Good Wine: An Artist Comes of Age, de Doris McCarthy, Toronto, Macfarlane, Walter & Ross, 1991.

 

Les autobiographies permettent à McCarthy de faire le point sur sa longue vie. Elle va avoir quatre-vingts ans lorsque le premier volume paraît. Elle a tous les outils en main pour raconter son cheminement, car elle a toujours conservé ses lettres et ses journaux. En outre, puisqu’elle a une forte personnalité et aime avoir le contrôle, l’autobiographie est un excellent moyen de maîtriser le récit de sa vie.

 

 

La lutte contre le sexisme

Doris McCarthy à North Lake (Pine Lake), 1932, photographie non attribuée, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough.
Doris McCarthy, Untitled Postcard [McCarthy with Waterbottles] (Carte postale sans titre [McCarthy avec des bouteilles d’eau]), 1961, aquarelle sur papier, 14 x 9,5 cm, Galerie Doris McCarthy, Scarborough.

Lorsque McCarthy obtient un poste à la Central Technical School (Central Tech) en 1931, elle remplace une enseignante qui doit donner sa démission du fait de son mariage. Pourtant, comme McCarthy le confie à la critique d’art Sarah Milroy : « J’ai eu la chance qu’il y ait très peu de sexisme dans le département des arts de Central Tech, [sauf] en termes de promotion […], mais je m’en moquais. » Au collège, jusqu’à ce que ses collègues masculins s’enrôlent au début de la Seconde Guerre mondiale, elle n’enseigne qu’à des classes débutantes. Puis, lorsque les hommes reviennent après le conflit, même si elle préfère travailler avec des groupes avancés, elle est à nouveau rétrogradée. De plus, elle se voit d’abord refuser l’adhésion à la Ontario Society of Artists parce qu’elle est une femme.

 

Ce n’est qu’au cours des années 1960 et au début des années 1970 que des changements substantiels sont apportés pour mieux répondre aux besoins des femmes sur le marché du travail. Sont alors établis les congés de maternité légaux ainsi que les règles contre la discrimination à l’embauche, au licenciement, à la formation ou à la promotion fondée sur le genre ou la situation matrimoniale. L’expression même d’« égalité en matière d’emploi » n’est apparue que dans les années 1980, avec la publication en 1984 du rapport de la juge Rosalie Silberman Abella, Égalité en matière d’emploi. Ces réformes sont intervenues trop tard pour McCarthy.

 

Néanmoins, la peintre semble avoir développé son indépendance et un certain détachement à l’égard du sexisme dès ses premières années. Elle tient de son père sa passion pour les activités de plein air, ce qui implique autonomie et débrouillardise. Elle confie à l’écrivaine Susan Crean : « Ma famille n’était pas patriarcale et je n’ai pas grandi sur la défensive parce que j’étais une fille. » Son attitude face à la vie repose sur sa croyance qu’il n’y a pas de temps à perdre. Wendy Wacko, réalisatrice d’un documentaire sur la vie de McCarthy, note : « Elle pensait que la meilleure approche était de faire de son mieux et de ne pas perdre de temps à se plaindre. »

 

Des femmes défilent dans la rue lors du rassemblement de la Journée internationale des femmes à Toronto en 1978, photographie non attribuée, collection des Archives canadiennes du mouvement des femmes (ACMF), Bibliothèque de l’Université d’Ottawa.
La juge Rosalie Silberman Abella et son rapport de novembre 1984, Égalité en matière d’emploi, photographie de La Presse Canadienne. L’expression « égalité en matière d’emploi » est issue de son travail.

 

 

La reconnaissance et l’héritage

Sans être une féministe luttant contre les inégalités, McCarthy est habitée d’une autonomie et d’une indépendance obstinée qui font d’elle une femme et une artiste moderne allant de l’avant pour obtenir ce qu’elle veut sans s’attarder aux obstacles qui se trouvent sur son chemin. Son approche devient un modèle pour de nombreuses jeunes praticiennes qu’elle forme, dont Joyce Wieland.

 

Doris McCarthy avec des peintures, 1973, photographie non attribuée, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough.
Doris McCarthy, Along the Yangtze (Le long du Yangtsé), 1998, huile sur toile, 61 x 76,2 cm, Galerie Doris McCarthy, Scarborough.

La plus grande injustice à l’égard de McCarthy est peut-être le manque de reconnaissance de la part des institutions artistiques canadiennes. Comme l’observe le critique d’art au Globe and Mail, James Adams, l’année de sa mort, la peintre est omise d’une étude sur l’art canadien du vingtième siècle et l’Encyclopédie canadienne n’a pas d’article lui étant consacré. À ce jour, la collection permanente du Musée des beaux-arts du Canada ne compte que deux de ses huiles et quatre de ses aquarelles. L’ancien conservateur de l’art canadien de l’institution, Charles Hill, explique : « Je ne pense pas qu’elle ait apporté quoi que ce soit d’original qui soit durable. » La Collection McMichael d’art canadien ne possède qu’une seule grande huile signée par McCarthy, et le Musée des beaux-arts de l’Ontario, qu’une huile et une aquarelle.

 

En dépit de la piètre opinion entretenue par les responsables des grandes institutions artistiques, comme Hill, à l’égard de l’art de McCarthy, son étoile brille néanmoins, comme celle de nombre de ses amies, dont Yvonne McKague Housser (1897-1996) et Bobs Cogill Haworth (1900-1988). Les grandes rétrospectives de la fin des années 1990 ont cédé la place à une série d’expositions tenues peu après le décès de McCarthy. En 2010, Nancy Campbell organise une exposition de l’œuvre de McCarthy, écrivant dans un essai : « Tout au long de ses décennies d’expérimentation et d’aventure, toujours à la dure, dans la nature, [McCarthy] s’est établie en tant que pionnière artistique, et comme l’une des plus précieuses interprètes du paysage canadien. » La même année, la Michael Gibson Gallery accueille l’exposition Doris McCarthy: Selected Works 1963–2005 (Doris McCarthy : œuvres choisies 1963-2005) et décrit l’artiste comme « l’une des principales praticiennes du Canada, reconnue comme l’une des plus chères interprètes du paysage canadien ». Plus récemment, en 2019, le Centre d’art McLaren a inauguré The Clean Shape (La forme nette), une importante exposition collective réunissant les œuvres de McCarthy, Rita Letendre (1928-2021) et Janet Jones (née en 1952), toutes trois présentées comme des pionnières de l’abstraction canadienne.

 

Au fur et à mesure que l’attention historique et critique sur les femmes artistes s’accroît au Canada, McCarthy s’impose comme une force parmi ses pairs. Sa longévité, sa ténacité, ses camarades, ses disciples fidèles ainsi que son mépris relatif pour les tendances du moment lui permettent de survivre dans un monde qui, jusqu’à présent, ne voit pas d’un bon œil les réalisations des artistes femmes.

 

Doris McCarthy, Dog Team at the Berg (L’attelage de chiens près de l’iceberg), 1975, huile sur toile, 91,4 x 121,9 cm, collection privée.

 

 

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