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Doris Jean McCarthy (1910-2010) mène une longue et fructueuse carrière à titre d’artiste, d’enseignante et d’écrivaine. Elle compte parmi les peintres paysagistes les plus remarquables du Canada, qu’elle a sillonné d’un océan à l’autre au point d’être la seule à avoir travaillé dans toutes ses régions. Son amour de la nature et son souci du détail lui permettent de saisir le caractère des régions qu’elle visite. Bien que formée à l’ombre du Groupe des Sept, elle conçoit rapidement son propre langage en tant qu’artiste. McCarthy se révèle en outre une éducatrice inspirante et dévouée, comptant parmi ses élèves Joyce Wieland (1930-1998) ainsi que des membres du Groupe des Onze. Sa passion pour l’écriture a donné naissance à trois ouvrages autobiographiques.

 

 

Les premières années

Doris McCarthy et ses frères Douglas (à gauche) et Kenneth (au centre), 1913, photographie non attribuée, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough.
George Arnold McCarthy, 1922, photographie non attribuée.

L’enfance de Doris McCarthy est tout à fait ordinaire, même si sa famille a tendance à déménager souvent. Son père, George Arnold McCarthy, rencontre Mary Jane Colson Moffatt, une chanteuse prometteuse, alors qu’il étudie le génie civil à l’Université McGill à Montréal. Le couple se marie en 1901 et s’installe à Niagara Falls, où leur premier enfant, Kenneth, naît l’année suivante. En 1907, la famille accueille Douglas à North Bay et, enfin, le 7 juillet 1910, Doris Jean voit le jour à Calgary. Au cours des trois années suivantes, les McCarthy vivent à Vancouver, Boise (Idaho), Berkeley (Californie), puis Moncton. C’est là que le couple décide que, bien que lucratif, le travail contractuel impose un rythme qui pèse sur la famille. Ainsi, à l’automne 1913, George McCarthy devient ingénieur municipal à Toronto, chargé des chemins de fer et des ponts.

 

Les trois premières années de la vie de McCarthy la dotent d’une envie permanente de bouger, à la fois mentalement et physiquement. Toutes les personnes qu’elle croise remarquent son énergie et son désir insatiable de voyager. C’est son père qui lui inculque l’amour de la nature, une ferveur qui se retrouve dans son art. La famille passe l’été sur le lac Ontario ou sur les lacs au nord de Toronto dans des chalets locatifs : « Papa m’avait fait comprendre que la nature et le plein air constituaient une part importante de mon héritage. » En 1926, George achète un chalet près de Beaumaris, sur le lac Muskoka. Il est en mauvais état, mais père et fille se mettent au travail pour poser des bardeaux sur le toit et effectuer diverses réparations. Ces compétences manuelles s’avèrent utiles plus tard, lorsque McCarthy achète une propriété sur les falaises de Scarborough, en bordure du lac Ontario, et qu’elle y construit, presque à elle seule, sa maison.

 

Entre McCarthy et sa mère, les relations sont tendues, notamment en ce qui concerne la façon dont les femmes doivent se comporter et vivre. Malgré cela, l’artiste hérite de l’entêtement de sa mère et lui reste dévouée et loyale : « Je pense qu’elle se remémorait son passé avec nostalgie […] en songeant à l’occasion qu’elle avait manquée, et je suis sûre que c’est une des raisons pour lesquelles elle m’a soutenue dans tous mes efforts […] pour devenir une artiste. » Comme sa mère, elle est aussi profondément croyante.

 

Marjorie Beer, Doris McCarthy et la mère de Doris sur le quai de Silver Island, 1922, photographie non attribuée, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough.
Doris McCarthy près d’un panier de fleurs à l’église St. Aidan, 1921, photographie non attribuée, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough. Photographie prise à l’église St. Aidan lors de la première d’une pièce de théâtre écrite par Doris McCarthy et Marjorie Beer.

 

À huit ans, McCarthy rencontre Marjorie Beer (1909-1974) et elles deviennent des amies inséparables pour la vie, tout en nourrissant leurs ambitions littéraires respectives. Même si McCarthy s’intéresse à l’art qu’elle étudie à l’école secondaire, elle envisage d’abord de poursuivre une carrière d’écrivaine ou de professeure : « Marjorie écrivait déjà et était publiée dans la page “Young Canada” du Globe. Elle et moi étions convaincues que nous serions les prochaines L. M. Montgomery du Canada. »

 

Doris McCarthy, Untitled [Dunbarton Island] (Sans titre [Dunbarton Island]), 1924, aquarelle sur papier, 22,9 x 30,5 cm, Galerie Doris McCarthy, Scarborough.
Doris McCarthy et Marjorie Beer sur un banc près de l’eau, v.1922, photographie non attribuée, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough.

La plus ancienne peinture de McCarthy conservée à ce jour est une petite aquarelle intitulée Untitled [Dunbarton Island] (Sans titre [Dunbarton Island]), datée de 1924 et portant les initiales « DJM ». Elle représente un cottage vu depuis Silver Island, que la famille McCarthy commence à louer en 1922. Bien que le papier ait jauni, le travail au pinceau est prometteur et révèle une bonne compréhension de l’aquarelle et du rendu des ombres. Le plus intéressant est le point de vue surélevé, qui deviendra plus prononcé dans les compositions de McCarthy avec l’avancée de sa carrière.

 

En 1926, McCarthy et Beer se joignent à l’organisme Canadian Girls in Training (CGIT), fondé en 1915 par les grandes églises protestantes et soutenu initialement par la Young Women’s Christian Association (YWCA). Cet engagement implique l’étude biblique le dimanche et un programme de milieu de semaine que les adolescentes, assistées d’un guide, « planifiaient, exécutaient et évaluaient » elles-mêmes. Pendant l’été, le duo participe également à un camp de vacances. McCarthy décrit sa première expérience de camp d’été comme étant « idyllique », même si elle aurait souhaité que l’éducation sexuelle y soit mieux abordée. Elle présente ses compagnes du CGIT à celles de sa classe de l’école du dimanche tenue à l’église anglicane locale, St. Aidan, dans la région de Beaches; ce groupe d’une dizaine de filles se soude pour la vie et se choisit un surnom, les Shawnees. Au grand regret de McCarthy, la camaraderie qu’elle partage avec ces amies ne se répercutera jamais dans sa vie artistique.

 

Campeuses à l’île Beausoleil, site du camp provincial de leadership de l’organisme Canadian Girls in Training, 1928, photographie d’Edith Humphreys, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough. De gauche à droite, les campeuses représentées sont Dolly Flemming, Mildred Cole, Marion MacPherson, Del Mitchel, Doris McCarthy, Lilian Williams, Taka Masuda, Betty Quiggan et Tsugi Ackyama.

 

Durant sa dernière année d’études secondaires au Malvern Collegiate Institute de Toronto, où elle qualifie la formation artistique de « perte totale », McCarthy suit un cours d’art au Ontario College of Art (OCA, aujourd’hui, l’Université de l’ÉADO), tous les samedis matins. Le cours est dirigé par Arthur Lismer (1885- 1969), membre du Groupe des Sept, qui fait un bref exposé et donne un travail au début de chaque séance. McCarthy est déçue que les élèves reçoivent alors des encouragements plutôt qu’un enseignement, néanmoins, elle apprend « que l’art canadien est en train de changer et que des peintres ouvrent la voie vers un nouveau style de peinture de paysage ». Lors de l’assemblée marquant la fin du trimestre à l’OCA, deux de ses peintures sont exposées et, à la grande surprise de ses parents, elle est déclarée lauréate d’une bourse d’études à plein temps au collège. Le temps de rentrer à la maison avec sa famille, McCarthy a déjà pris sa décision d’accepter la bourse, ce qui changera le cours de sa vie. Des années plus tard, elle se souvient : « J’étais si heureuse. Je n’ai jamais regardé en arrière. J’ai tout simplement adoré. »

 

 

À l’école d’art

Arthur Lismer, Spruce, Algoma (Épinette, Algoma), 1922, huile sur bois, 22,9 x 30,4 cm, The Robert McLaughlin Gallery, Oshawa.

À l’automne 1926, McCarthy amorce ses études au Ontario College of Art (OCA, aujourd’hui, l’Université de l’ÉADO). Ses premières impressions sont favorables et, bien qu’elle n’aime pas l’humour d’Arthur Lismer, elle est impressionnée par ses cours et ses talents de dessinateur : « J’adore le regarder et l’écouter parler. » Cependant, à la fin de sa première année, lorsqu’elle se prépare avec un groupe d’élèves pour une « soirée croquis », tenue dans une maison près de Kitchener et supervisée par Yvonne McKague Housser (1897-1996), on les informe de la démission de Lismer suivant un désaccord avec le directeur George Agnew Reid (1860-1947) quant aux réformes éducatives du collège. La plupart des élèves du groupe quittent l’école aussitôt et forment la Toronto Art Students’ League, mais McCarthy, bien qu’elle les soutienne, perd sa bourse d’études si elle part. De plus, elle a besoin d’un diplôme si elle veut enseigner dans le système scolaire. Elle poursuit donc ses études, mais pour le reste de sa vie, elle estime que l’OCA est médiocre, tant en ce qui a trait à l’enseignement qu’à son programme académique traditionnel, axé à l’époque sur l’idéalisme naturaliste, la prédominance d’une palette de couleurs terreuses, l’application minutieuse de la perspective linéaire et du clair-obscur, ainsi que l’invisibilité de toute trace de pinceau dans l’œuvre achevée.  « Je pense que c’était une formation absolument lamentable […]. Je n’ai rien appris sur le dessin avant d’aller en Angleterre. »

 

Ce qui marque le plus McCarthy, ce sont les amitiés qu’elle noue au collège ainsi que les événements et activités qui s’y déroulent. Elle se lie notamment à Ethel Luella Curry (1902-2000), originaire de Haliburton et collègue de huit ans son aînée qui prend sa formation artistique au sérieux : « Trop de nos camarades de classe […] se contentaient de gaspiller leurs journées, mais il y avait parmi nous des personnes travaillantes et créatives, et nous avons commencé à faire des choses ensemble après les cours. » Curry invite McCarthy à visiter sa famille à la fin de l’année 1928, et cette dernière est enchantée par les scènes hivernales du village de Haliburton ainsi que par l’aspect rustique de leur maison : « C’était comme revenir cinquante ans en arrière », écrit-elle.

 

Doris McCarthy, [Ethel] Curry Rowing at North Lake ([Ethel] Curry rame sur le North Lake), 1932, techniques mixtes, 19,1 x 12,7 cm, collection privée.
Doris McCarthy, Spruce (Épinette), 1929, huile sur carton, 26,7 x 34,3 cm, collection privée. C’est le temps passé à Haliburton, en Ontario, qui inspire probablement à McCarthy la création de cette Épinette.

 

Pendant qu’elle est à l’OCA, McCarthy s’intéresse de plus en plus à la religion. Elle est toujours impliquée dans Canadian Girls in Training (CGIT) et participe à d’importantes conférences religieuses telles que la réunion du Student Christian Movement of Canada à Muskoka en 1927, qui accueille le théologien protestant Reinhold Niebuhr ainsi que d’autres personnalités. À l’époque, McCarthy souhaite combiner ses deux passions : « J’étais tiraillée entre deux directions. J’aimais l’école et j’étais heureuse avec Curry et la bande, mais leur amitié était dépourvue de la dimension spirituelle qui conférait une richesse à mon amour pour […] notre cercle grandissant de camarades de camp. »

 

Arthur Lismer donne un cours de dessin en plein air pour enfants au Grange Park, 1934, photographie non attribuée, Bibliothèque et Archives Edward P. Taylor, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

À la fin de sa dernière année à l’OCA, McCarthy est engagée avec Curry pour donner des cours aux enfants le samedi matin à la Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario), où Lismer est directeur de l’éducation. Les deux enseignantes suivent l’approche pédagogique de Lismer, qui encourage la créativité plutôt que l’enseignement de compétences techniques. C’est la première fois que McCarthy donne un cours. Peu après, son père meurt. C’est une perte dévastatrice pour elle, car il était non seulement un confident, mais il soutenait aussi énergiquement sa carrière artistique.

 

Un an après le début de la Grande Dépression, McCarthy est confrontée à la perspective décourageante de devoir chercher du travail. Elle gagne un peu d’argent en réalisant des affiches et des cartes, complétant ainsi les maigres revenus qu’elle reçoit en donnant des cours au musée. Au début de l’année 1931, sa mère est hospitalisée pour une intervention chirurgicale et, depuis la fenêtre de sa chambre à l’Hôpital général de Toronto, McCarthy peint la vue qui donne au sud sur le nouvel hôtel Royal York et l’imposant bâtiment de la Banque Canadienne Impériale de Commerce. Elle soumet son œuvre à l’exposition annuelle, ouverte à toute participation, de la Ontario Society of Artists où elle est acceptée – son premier succès dans une exposition avec jury.

 

Doris McCarthy, View from the Toronto General Hospital (Vue de l’Hôpital général de Toronto), 1931, huile sur toile, 61 x 68,6 cm, collection privée.
Vue aérienne de Toronto, côté nord, depuis la Chambre de commerce, 8 septembre 1930, Archives de la Ville de Toronto.

 

 

L’enseignement de l’art

Vers la fin de l’année 1931, McCarthy entend parler d’un poste à pourvoir au département artistique de la Central Technical School (Central Tech). Une professeure prévoit de se marier à Noël, ce qui signifie qu’elle devra démissionner de son poste. McCarthy contacte Charles Goldhamer (1903-1985), qui lui a enseigné au Ontario College of Art (OCA, aujourd’hui, l’Université de l’ÉADO) et qui travaille également à Central Tech. Il lui arrange une rencontre avec le directeur artistique, Peter Haworth (1889-1986), qui l’engage rapidement. La première semaine d’enseignement de McCarthy est un véritable enfer : « La méthode de Peter pour former des novices consistait à les lancer dans la situation et à les laisser se débattre pour remonter à la surface. » Les classes de McCarthy sont pleines d’élèves en formation professionnelle n’ayant que peu d’intérêt pour l’art. Au cours de sa première année, elle songe souvent à démissionner, mais elle a besoin d’argent. Haworth préfère embaucher des artistes qu’il espère capables d’enseigner plutôt que des professeur·es qui ont appris l’art pendant l’été. Le nouveau personnel doit toutefois obtenir le brevet d’enseignement. Sous sa direction, le département artistique s’épanouit, car le corps enseignant est en mesure de maintenir des pratiques artistiques viables.

 

Central Technical School, Toronto, 23 mars 1921, photographie non attribuée, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
Peter Haworth, Georgian Bay Rhythms (Rythmes de la baie Georgienne), s.d., aquarelle, 48,9 x 54,6 cm, collection privée.

 

La carrière artistique de McCarthy progresse bien au cours de cette première année. Elle participe à une exposition de groupe au Victoria College de l’Université de Toronto et présente sa première exposition solo à l’Université McGill à Montréal. La Ontario Society of Artists accepte une autre de ses peintures pour son exposition annuelle avec jury. Elle reçoit également une commande publique pour décorer la salle de lecture des enfants de la succursale Earlscourt de la Bibliothèque publique de Toronto, où elle crée des peintures murales basées sur des contes de fées populaires.

 

Doris McCarthy, peintures murales de la salle de lecture pour enfants de la succursale Earlscourt de la Bibliothèque publique de Toronto, 1932/restaurées en 2008, matériaux inconnus, Bibliothèque publique de Toronto.

 

McCarthy s’inscrit pour obtenir son brevet d’enseignement au Ontario Training College for Technical Teachers à Hamilton. Elle trouve que les cours théoriques sont faciles tandis que la pratique de l’enseignement demeure difficile. Sa professeure de critique d’art est Hortense Gordon (1886-1961), qui devient membre du Groupe des Onze en 1953 et dont la compréhension des principes de conception dépasse de loin tout ce que McCarthy a appris à l’OCA : « J’avais soif d’un contenu plus intellectuel et Gordon me l’a fourni. » Au printemps 1933, McCarthy obtient son brevet.

 

Doris McCarthy, Off to Make a Sketch (En route pour faire un croquis), 1932, crayon et pastel sur papier, 40,6 x 33 cm, Galerie Doris McCarthy, Scarborough.
Doris McCarthy, Two Boats at Barachois (Deux bateaux à Barachois), 1934, huile sur carton, 29,2 x 34,3 cm, collection privée.

Au cours de l’été 1933, McCarthy entreprend le premier d’une longue série de voyages de peinture, cette fois avec Ethel Luella Curry. Elles se rendent à Ottawa, en Ontario, puis au Québec, à Mont-Laurier et à Baie-Saint-Paul, un village reconnu pour susciter l’engouement des artistes, pour ensuite faire une randonnée le long de la rive sud de la péninsule gaspésienne. L’été suivant, elles se rendent à Peggy’s Cove, en Nouvelle-Écosse, avec Noreen (Nory) Masters (1909-1983), une collègue enseignante de Central Tech, puis à Gaspé, au Québec, s’arrêtant en cours de route au hameau de Mal-Bay, sur la rive nord de la Malbaie, et à Barachois, un petit village de pêcheurs où McCarthy peint Two Boats at Barachois (Deux bateaux à Barachois), 1934.

 

À l’école, McCarthy gagne en confiance : « J’avais enfin plusieurs classes d’élèves en art à mon emploi du temps, et même un groupe de troisième année. Je me sentais plus en harmonie avec l’enseignement. » Cependant, elle rêve de partir étudier à l’étranger pendant un an et opte pour l’Angleterre. Elle obtient un congé sans solde de Central Tech et, le 27 septembre 1935, avec Masters comme compagne de voyage, McCarthy monte à bord du SS American Farmer à New York en direction de Londres. Elles débarquent le 6 octobre et s’installent dans un appartement à Chelsea.

 

Doris McCarthy et des proches à bord du SS American Farmer à destination de l’Angleterre, 1935, photographie non attribuée, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough. De gauche à droite : Maurice Birchall (« Winnipeg »), le major Arthur Balbernie (« le major »), Elinor Christie, Noreen (Nory) Masters et Doris McCarthy.

 

 

L’Europe et la côte du pacifique

Lorsque McCarthy et Masters se présentent au Royal College of Art de Londres avec leurs portfolios, on les dirige vers la Central School of Arts and Crafts (aujourd’hui le Central Saint Martins), qui accueille des élèves de niveau avancé dans le cadre de programmes d’études à court terme. Elles sont impressionnées par la qualité de l’enseignement, même si les critiques que McCarthy reçoit sur son travail sont d’une franchise brutale. Elle apprend beaucoup en dessin avec John Skeaping (1901-1980) et sur les nouvelles techniques d’aquarelle avec Frederick James Porter (1883-1944). Cependant, McCarthy trouve le dessin d’après nature difficile. À la suite d’un après-midi avec Duncan Grant (1885-1978), elle écrit : « Il m’a dit qu’étant aussi bonne, je devrais être bien meilleure, que mes dessins étaient pires que mauvais parce qu’ils étaient médiocres, que j’avais besoin d’une perception plus sensible. Ma main est bien, ce sont mes yeux et mon cerveau qui sont défaillants. Il m’a dit d’utiliser le fusain pendant un certain temps, de m’amuser… de ressentir davantage. » Ce conseil rappelle sans doute à McCarthy la suggestion de Lismer, formulée lorsqu’elle était son élève, de « penser une pensée puis tracer une ligne tout autour ».

 

Doris McCarthy, The Complete Barachois, a Panoramic View of the Fishing Village, Gaspé (Le village complet, une vue panoramique du port de pêche de Barachois, Gaspé), 1954, aquarelle, 60 x 90 cm, Passages Art Inc., Toronto.

McCarthy et Masters profitent de leur temps libre pour faire de nouvelles connaissances ainsi que pour visiter les sites de Londres et des environs, passant même une fin de semaine à Paris. Elles achètent une voiture et filent leurs six dernières semaines sur les routes d’Angleterre et d’Écosse, peignant au gré de leurs déplacements des œuvres similaires à celles qu’elles avaient composées au pays. McCarthy note que les leçons apprises à la Central Technical School ont mis du temps à s’imprégner, mais elles ont bien fini par se retrouver dans certaines de ses œuvres matures les plus importantes, telles que The Complete Barachois, a Panoramic View of the Fishing Village, Gaspé (Le village complet, une vue panoramique du port de pêche de Barachois, Gaspé), 1954.

 

Au cours du voyage de retour, à la fin de l’été 1936, McCarthy repère son premier iceberg : « Nous nous sommes précipitées pour le voir et nous l’avons regardé, d’abord tache pâle, devenir une belle création féerique d’ombres blanches et vertes. » Elle est alors loin de se douter qu’elle vient d’apercevoir pour la première fois un sujet qui allait dominer son œuvre tardive.

 

L’été suivant, McCarthy entreprend sa découverte de l’Ouest. Après un arrêt à Jasper, elle parcourt la côte pacifique de Prince Rupert à Vancouver, puis se rend à Revelstoke, à l’intérieur des terres de la Colombie-Britannique. Les montagnes Rocheuses offrent un paysage complètement différent et, bien qu’elle ait du mal à rendre leur ampleur dans ses peintures, elle relève le défi avec des résultats saisissants et colorés, comme en témoigne Mountains Near Revelstoke, B.C. (Montagnes près de Revelstoke, C.-B.), 1937.

 

Doris McCarthy, Mountains Near Revelstoke, B.C. (Montagnes près de Revelstoke, C.-B.), 1937, huile sur panneau, 29,2 x 34,3 cm, collection privée.

 

À l’automne 1938, McCarthy commence à chercher un endroit à elle. En novembre, elle trouve un terrain près des falaises de Scarborough, en Ontario, pour y construire sa nouvelle demeure : « Un endroit paradisiaque, douze acres en angle avec des falaises et un grand et beau ravin naturel sur trois côtés, mon beau lac, le ravin, les vastes champs comme à Normandale. C’est un endroit parfait! […] Mère le surnomme “ton paradis d’une folle”, et je l’ai écrit en majuscules et l’ai rendu officiel. » Un an plus tard, McCarthy quitte la maison familiale. Les tensions entre elle et sa mère ont atteint un point critique. Elle déniche un bungalow à louer dans le quartier de Beaches, relativement près de son terrain.

 

 

Une carrière en art

Doris McCarthy, The Drawing Class (Le cours de dessin), 1946, huile sur toile, 76,2 x 86,4 cm, localisation inconnue.
Doris McCarthy, Idea for Fool’s Paradise [Floorplan I] (Idée pour le Paradis d’une folle [Plan d’étage I]), v.1938-1940, aquarelle sur papier, 26,7 x 37,5 cm, Galerie Doris McCarthy, Scarborough.

Avec le début de la Seconde Guerre mondiale, les collègues de McCarthy, Charles Goldhamer et Carl Schaefer (1903-1995), sont recrutés comme artistes de guerre, ce qui la laisse avec des classes de dessin et de peinture de niveau supérieur remplies d’élèves nourrissant un intérêt pour l’art. Noreen (Nory) Masters se marie pendant l’été 1940 et Virginia Luz (1911-2005), une ancienne élève, obtient son poste. Très vite, McCarthy et Luz se lient d’amitié.

 

Pendant ce temps, McCarthy poursuit la construction de la maison de ses rêves, Fool’s Paradise ou le Paradis d’une folle, en se servant des compétences acquises auprès de son père. Un autre collègue enseignant, Bob Ross, conçoit la girouette en pin représentant un ange qui deviendra la marque de commerce de la maison. McCarthy l’inclut dans certaines de ses œuvres.

 

La peintre expose fréquemment pendant la guerre, notamment en raison des possibilités accrues offertes aux femmes artistes, et son travail attire davantage l’attention de la critique. En général, ses peintures n’ont pas beaucoup évolué, bien qu’elles témoignent d’une grande habileté technique – Haliburton, New Year’s Eve Day (Haliburton, jour de la veille du Nouvel An), 1940, en est un bon exemple. Après une exposition solo au grand magasin Simpson’s de Toronto en 1944, McCarthy est finalement élue membre de la Ontario Society of Artists. Ce moment marque sa réussite en tant que praticienne professionnelle ou, comme elle le dit, en tant « [qu’]artiste parmi les artistes ». À cette époque, McCarthy se voit probablement plutôt comme une enseignante qu’une créatrice et elle n’a pas la motivation nécessaire pour faire progresser son travail. Cette reconnaissance et son exposition continue aux œuvres paysagistes de ses contemporaines, telles que Paraskeva Clark (1898-1986) ou Isabel McLaughlin (1903-2002), l’encouragent à développer une approche plus inédite.

 

Doris McCarthy, Haliburton, New Year’s Eve Day (Haliburton, jour de la veille du Nouvel An), 1940, huile sur panneau, 30,5 x 34,3 cm, localisation inconnue.
Paraskeva Clark, Our Street in Autumn (Notre rue en automne), 1945-1947, huile sur toile, 68 x 76,5 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

Lorsque ses collègues reviennent à la fin de la guerre, McCarthy est à nouveau reléguée à l’enseignement des classes préparatoires à la Central Technical School, ce qui ne l’enchante guère. À la fin de l’année 1946, elle se console en achevant sa maison, fièrement surnommée le Paradis d’une folle, où elle vivra jusqu’à la fin de ses jours.

 

En août 1948, après la levée des restrictions sur l’essence en temps de guerre, McCarthy se rend à Rockport, dans le Maine, puis à la Rocky Neck Art Colony à Gloucester, au Massachusetts. Elle visite l’atelier d’Umberto Romano (1906-1982), un peintre de second plan de l’expressionnisme abstrait américain qui y dirige une école. McCarthy est intriguée par les couleurs intenses et riches des tableaux qu’elle voit dans l’atelier : « J’en suis ressortie quelque peu ivre de couleurs et de peinture, et déterminée à jeter la prudence à la mer. » C’est le début de sa « période post-Romano »; elle adopte une palette de couleurs vives dans sa peinture, qu’elle approche aussi de manière plus libre, comme on peut le voir dans Red Rocks at Belle Anse, Gaspé (Rochers rouges à Belle-Anse, Gaspé), 1949.

 

Doris McCarthy, Red Rocks at Belle Anse, Gaspé (Rochers rouges à Belle-Anse, Gaspé), 1949, huile sur toile, 61 x 68,6 cm, Art Gallery of Mississauga.

 

C’est à cette époque que les relations s’améliorent entre McCarthy et sa mère, mais lorsque celle-ci visite enfin le Paradis d’une folle au cours de l’été 1949, elle tombe dans l’escalier de la cave et se brise le dos. Malgré cela, McCarthy écrit « [qu’]à partir de ce moment-là, […] ma mère m’a acceptée comme sa fille, sa confidente, son soutien ». À l’aube de ses quarante ans, en 1950, McCarthy écrit : « Je n’étais plus gênée par mon incapacité à me marier. Au contraire, j’avais accepté mon statut de femme célibataire et découvert qu’il y avait de riches consolations […]. J’étais devenue une enseignante heureuse […]. J’avais ma propre maison […]. Ce que je voulais encore […] c’était m’épanouir en tant qu’artiste. » Elle célèbre la nouvelle étape de sa vie par une année mémorable de voyages.

 

 

Les voyages et la maturité

Doris McCarthy et Virginia (Ginny) Luz, v.1950, photographie non attribuée, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough.

En juin 1950, Doris McCarthy et Virginia Luz partent en Europe pour une année sabbatique. La côte ouest de l’Irlande est le premier endroit où elles s’arrêtent pour peindre, notamment la campagne du Connemara. Au début, McCarthy n’est pas satisfaite de son travail : « Ces jours passés à peindre en Irlande auraient été idylliques si j’avais pu me détendre et me contenter de représenter le paysage et les conditions météo. Au lieu de cela, je me poussais à créer du grand art […]. Ce n’est que plus tard que j’ai constaté que mes images capturaient l’humeur de la lumière changeante ainsi que l’éclat inhabituel de la couleur de l’Irlande mouillée. »

 

McCarthy et Luz entament ensuite un tour de l’Angleterre et de l’Écosse en voiture. McCarthy est particulièrement impressionnée par les cathédrales gothiques, un sujet qu’elle avait abordé dans son cours d’histoire de l’art à la Central Technical School (Central Tech). Les artistes apprécient énormément les pièces de théâtre qu’elles voient – Henry VIII de John Fletcher et William Shakespeare, The Cocktail Party de T. S. Eliot et Ring Around the Moon de Christopher Fry (une adaptation de L’invitation au château de Jean Anouilh). Cependant, McCarthy vit sa plus grande émotion du voyage grâce à Dorothy L. Sayers (1893-1957), dont elle lit les livres depuis l’enfance et qui accepte de manger avec elle, un midi.

 

Ensuite, McCarthy et Luz se rendent en Hollande et en Allemagne, où la fête de Noël à Düsseldorf est célébrée en grand. Le duo traverse ensuite l’Autriche pour rejoindre le nord de l’Italie, puis rencontre un ancien étudiant de McCarthy, Stanislao Dino Rigolo (né en 1924), qui guide les voyageuses à travers Venise, Ravenne, Florence et Tarquinia. À cette époque, McCarthy crée des œuvres très variées en adaptant son style à l’esprit des différents lieux qu’elle visite.

 

Doris McCarthy, Virginia (Ginny) Luz et Dino Rigolo devant la basilique Saint-Marc à Venise, Italie, 1951, photographie non attribuée, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough.
Doris McCarthy, Square St. George and St. John, Rome (Place Saint-Georges et Saint-Jean, Rome), 1962, aquarelle, encre de couleur et mine de plomb sur papier, dimensions et localisation inconnues.

 

Début février, les deux artistes arrivent en France, où, là encore, elles dessinent et peignent. Après un voyage en Grèce, elles visitent Paris et repartent finalement pour l’Angleterre et l’Irlande, revenant sur les lieux qu’elles avaient pris plaisir à peindre des mois auparavant. Leur « année merveilleuse » s’achève quelques jours avant la reprise des cours d’automne à Central Tech. Cette sabbatique expose McCarthy à une profusion d’arts, de cultures et de géographies qui enrichissent ses connaissances en histoire de l’art, une matière qu’elle enseigne. Toutes ces expériences élargissent sa palette et assouplissent son style, lui donnant presque le talent du caméléon pour traduire la personnalité des lieux qu’elle choisit de représenter.

 

L’année qui suit est productive pour McCarthy, avec six expositions personnelles, plusieurs expositions en duo avec Luz et neuf expositions collectives, et ce, malgré le peu de galeries commerciales que compte Toronto à l’époque. Au fur et à mesure que sa réputation grandit, elle vend davantage de tableaux et, en 1951, elle est élue associée, d’abord à l’Académie royale des arts du Canada, puis en 1952, à la Société canadienne de peintres en aquarelle. Elle est ensuite secrétaire de cette dernière de 1953 à 1955 et présidente en 1956. McCarthy poursuit ses voyages annuels en Gaspésie et à Haliburton, produisant des œuvres emblématiques telles que The Government Pier at Barachois (Le quai du gouvernement à Barachois), une œuvre cubiste aux angles multiples datant de 1954. Ces excursions sont ponctuées de deux retours en Europe au cours des étés 1955 et 1958. Charles Goldhamer succède à Peter Haworth à la tête du département d’art de Central Tech, et McCarthy commence à donner des cours de peinture à des groupes plus avancés. À la fin des années 1950, sa vie personnelle se stabilise également. Avec quatre camarades, elle achète deux maisons de campagne voisines sur la baie Georgienne, en Ontario, et, en 1960, elle ajoute un atelier au Paradis d’une folle. Plus tard dans l’année, sa mère décède, et McCarthy se la remémore avec tendresse : « Mère m’a donné la forte constitution, l’énergie physique et émotionnelle, la capacité d’organisation et l’amour du public qui font partie de mes dons les plus remarquables. »

 

À la fin du mois de juin 1961, McCarthy part seule pour un voyage d’un an autour du monde. Elle souhaite notamment photographier les œuvres et les sites qu’elle a étudiés dans le cadre de son cours d’histoire de l’art et demande une subvention au Conseil des arts du Canada pour financer son voyage. Sa demande est refusée, mais un legs de sa mère lui permet de poursuivre son projet. Elle commence par San Francisco, puis se rend au Japon, mais elle juge ses peintures peu imaginatives et les détruit presque toutes. Elle s’arrête ensuite à Hong Kong, après quoi elle espère visiter la Chine, mais son visa lui étant refusé, elle se rend en Nouvelle-Zélande. C’est là qu’elle retrouve son enthousiasme pour les croquis : « Je me souviens m’être assise sur une colline herbeuse […] et m’être dit à haute voix : “Parles-en. N’essaie pas de l’imiter. Raconte-le, ne le montre pas”. Et alors un peu de magie a commencé à poindre. »

 

Doris McCarthy lors d’une cérémonie de thé ou d’un souper dans le jardin, invitée par Mme Tamaki, à Kyoto, Japon, 1961, photographie non attribuée, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough.
Doris McCarthy, Blenheim, New Zealand (Blenheim, Nouvelle-Zélande), 1961, aquarelle sur papier, 38 x 56 cm, collection privée.

 

McCarthy se rend ensuite à Singapour, en Thaïlande et au Cambodge, où elle visite le temple d’Angkor Wat. L’Inde se révèle « trop riche, trop diversifiée, trop bondée et trop difficile pour [elle] ». Ses aventures la conduisent ensuite en Afghanistan, puis en Iran, où elle visite les vestiges de la cité antique de Persépolis, en Irak, au Liban et en Turquie où, à Istanbul, elle s’émerveille devant la mosquée Sainte-Sophie. Istanbul devient sa troisième ville préférée après Londres et Rome. Elle se rend en Grèce, puis en Égypte, où elle photographie le temple de Karnak, et après, elle passe Noël en Israël. Partout, elle prend des photos. À Rome, McCarthy retrouve son ancien étudiant, Rigolo, avant de se rendre en Espagne, où elle visite la grotte d’Altamira. Par la suite, elle se dirige vers le sud de la France et, enfin, en Angleterre où, comme prévu, elle retrouve Luz.

 

Doris McCarthy, Dhal Lake, Kashmir (Lac Dhal, Cachemire), 1961, aquarelle sur papier, 57,8 x 75,6 cm, Galerie Doris McCarthy, Scarborough.

 

L’année passée à parcourir le monde en solitaire est longue, mais McCarthy n’a aucun regret : « Les milliers de diapositives de sculpture et d’architecture que j’ai rapportées chez moi m’ont permis d’offrir aux élèves une expérience vivante d’un art au passé lointain et de partager avec eux mon enthousiasme pour cet art. » Sa production créative est prodigieuse, comme à l’habitude, et elle peint des scènes fabuleuses, notamment d’exquises aquarelles de Rome, en peaufinant les leçons apprises lors de son année de voyage précédente en compagnie de Luz.

 

William Perehudoff, Nanai #6, 1969, acrylique sur toile, 189,5 x 173 cm, Musée d’art contemporain de Montréal. Très proche de Jack Bush, Perehudoff (1918-2013) est l’un des peintres canadiens les plus importants de la peinture colour-field.
Hortense Gordon, Colour Rhythm (Rythme de couleurs), 1958, huile, fusain, 60,8 x 50,9 cm, The Robert McLaughlin Gallery, Oshawa.

De retour à Toronto, McCarthy constate un changement sur la scène artistique : « C’était plus stimulant […]. Les catalogues des expositions avec jury des années soixante montrent un mélange éclectique de styles et de points de vue, l’abstraction et l’expressionnisme abstrait dominent de plus en plus les galeries et musées. L’inspiration semble venir en grande partie de Montréal et New York. Jack Bush […] produit désormais de grandes toiles en colour field, saluées par la critique. »

 

La fin des années 1950 et la décennie 1960 marquent une période d’expérimentation dans le monde de l’art qui résulte en une production d’œuvres très différentes des paysages plus traditionnels qui caractérisent la production de McCarthy jusque-là. En tant qu’enseignante, elle sent qu’elle doit suivre le rythme de son époque. Inspirée en partie par ses élèves, McCarthy commence à expérimenter l’expressionnisme abstrait ainsi que la peinture hard-edge et colour-field, avec des résultats surprenants. Parmi ceux-ci, Rocks at Georgian Bay I (Rochers sur la baie Georgienne I), 1960, avec sa facture frénétique et hachée qui traduit des motifs tourbillonnants, ponctués de traces de bleu, de vert, de violet et de jaune. La composition apparaît telle une interprétation paysagiste de l’abstraction gestuelle déployée par quelques membres du Groupe des Onze et par leurs sources d’inspiration américaines.

 

Doris McCarthy, Rocks at Georgian Bay I (Rochers sur la baie Georgienne I), 1960, aquarelle et encre sur papier, 56 x 76 cm, Passages Art Inc., Toronto.

 

 

Le succès

McCarthy devient la première femme à être élue présidente de la Ontario Society of Artists (OSA) en 1964. Son mandat est marqué par des changements importants. La Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario), dirigé par William Withrow (1926-2018), commence à rompre les liens avec l’Académie royale des arts du Canada et avec l’OSA dans le but de renforcer sa réputation internationale. Le financement provincial de l’OSA est également supprimé. En outre, McCarthy agit comme témoin de la défense dans le procès pour obscénité intenté contre la galeriste Dorothy Cameron (1924-2000) et son exposition Eros ‘65 montée en 1965. McCarthy crée et participe aussi à une émission de radio hebdomadaire, OSA on the Air, diffusée sur CJRT-FM.

 

Doris McCarthy, Georgian Bay From the Air (La baie Georgienne vue du ciel), 1966, huile sur Masonite, 61 x 76,2 cm, Galerie Doris McCarthy, Scarborough.

Au cours de cette période très active de sa vie, McCarthy expérimente avec le paysagisme hard-edge. Ces œuvres comptent parmi les plus distinctives, contemporaines et mémorables de son corpus. Si elles repoussent la frontière entre l’art figuratif et l’art abstrait, la peintre les aborde avec une aisance et une familiarité qui lui valent la reconnaissance professionnelle : « Je travaillais dans un style hard-edge et colour-field simplifié […]. [Je me suis réfugiée] dans la baie Georgienne […] où j’ai tenté de raconter les rochers et les mouvements de l’eau de la manière la plus simple possible […]. Dans cette période très mouvementée de ma vie, mon travail était teinté d’une sérénité nouvelle. »

 

Elle approche de la soixantaine lorsque Laszlo (Leslie) Reichel, un jeune immigrant hongrois qui admire son art, acquiert une quarantaine de ses tableaux et, après les avoir encadrés, organise une exposition intitulée Doris McCarthy à la Gutenberg Gallery, sur Yonge Street à Toronto. Comme les œuvres se vendent toutes, d’autres marchand·es réalisent qu’il y a un engouement pour l’art de McCarthy, qui peine à répondre à la demande par la suite.

 

Au milieu des années 1960, lorsque Virginia Luz est promue directrice adjointe du département artistique de la Central Technical School à la place de McCarthy, celle-ci est « anéantie ». Elle tient bon et, trois ans plus tard, elle accepte la commande d’un drapeau pour la ville de Scarborough. Son dessin abstrait de la feuille d’érable rouge et des falaises surplombant le lac Ontario suggéré par des vagues est encore en usage aujourd’hui. En 1969, Luz devient chef du département et McCarthy est nommée directrice adjointe. Elles travaillent bien ensemble et ces nouvelles responsabilités rendent les dernières années de McCarthy, à l’école, plus agréables.

 

Portrait de Doris McCarthy à l’occasion du début de son mandat en tant que première femme présidente de la Ontario Society of Artists, 1966, photographie de Peggy Todd, Bibliothèque de l’Université de Toronto Scarborough.
Doris McCarthy, City of Scarborough Flag (Drapeau de la ville de Scarborough), 1968.

 

 

Les meilleures années

Après quatre décennies passées à la Central Technical School, McCarthy décide de prendre sa retraite. Curieusement, elle n’entrevoit pas de poursuivre sa pratique : « Je pensais que je peignais pour être une bonne professeure et qu’une fois que j’aurais cessé d’enseigner, j’arrêterais de peindre. » Heureusement, elle utilise son indemnité de fin d’emploi pour partir en Arctique avec Barbara Greene (1917-2008), une nouvelle enseignante à l’école remplie d’audace.

 

Doris McCarthy, Iceberg Fantasy #2 (Iceberg inventé no 2), 1972, huile sur Masonite, 87,6 x 96,5 cm, Collection d’objets d’art du président de l’Université de Regina.

Le 5 juillet 1972, McCarthy et Greene entament leur voyage vers le nord, d’abord à Resolute Bay, puis à Eureka, Grise Fiord et Pond Inlet. McCarthy vit toute une série de péripéties, notamment une chute dans une crique gelée et une éjection hors d’un traîneau à chiens. Pourtant, les deux voyageuses ont la chance d’observer la culture et les coutumes de la population inuite locale, en de rencontrer le directeur de la colonie de Pond Inlet et son épouse, John et Joan (Colly) Scullion. Elles visitent même un iceberg dont elles foulent le sol : « C’était la première fois que je voyais le turquoise brillant et le vert incroyable des profondes crevasses glaciaires. » Le Nord séduit McCarthy qui y retourne fréquemment; elle produit un ensemble impressionnant d’œuvres qui rend compte des couleurs subtiles, de l’éclairage et de la majesté des formes de cette région, en particulier, les icebergs.

 

Une fois à la retraite, l’énergique McCarthy se lance dans plusieurs autres projets. Elle s’inscrit à l’Université de Toronto et obtient en 1989 un baccalauréat spécialisé en littérature anglaise. Lorsque son amie de toujours, Marjorie Beer, décède en 1974, elle organise la création de bannières religieuses qui sont accrochées à l’Église unie métropolitaine en sa mémoire. Ces bannières deviennent pour elle « le début d’une série de tentures liturgiques ». En fait, McCarthy, qui manifeste un intérêt constant pour l’expérimentation de divers moyens d’expression, notamment la conception de marionnettes, la gravure et la sculpture sur bois, a réalisé ses premières bannières en 1956 et en 1957. L’artiste est infatigable dans toutes les facettes de sa vie.

 

En 1975, McCarthy décide de changer la galerie qui la représente et s’adresse à The Pollock Gallery, située sur la rue Dundas, en face du Musée des beaux-arts de l’Ontario. Le propriétaire Jack Pollock (1930-1992) l’accepte à condition qu’elle peigne des tableaux plus imposants. La peintre travaille alors sur des toiles de 1,5 sur 2,1 mètres, mais quand elle parvient à créer suffisamment d’œuvres pour une exposition individuelle, The Pollock Gallery ferme ses portes. McCarthy est alors prise en charge par la Merton Gallery, qui « [s’avère] être un excellent emplacement […] et suffisamment spacieuse pour [ses] nouvelles grandes toiles ». Au printemps 1973, elle devient « membre à part entière de l’Académie royale des arts du Canada et l’une de [ses] fantaisies sur les icebergs est acceptée comme morceau de réception ». L’œuvre soumise est Iceberg Fantasy Before Bylot (Iceberg inventé devant Bylot), v.1974, une superbe scène arctique composée de formes à la fois opaques et transparentes, rendues en des tons variés de blanc et de bleu pâle. Lorsque la Merton Gallery ferme ses portes à la fin de 1978, McCarthy se tourne vers la Aggregation Gallery de la rue Front, dirigée par Lynne Wynick et David Tuck et rebaptisée Wynick/Tuck Gallery en 1982. L’artiste y est représentée avec beaucoup de succès jusqu’à la fin de sa vie et l’est encore aujourd’hui.

 

Doris McCarthy, Iceberg Fantasy before Bylot (Iceberg inventé devant Bylot), v.1974, huile sur toile, 76 x 122 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

Au printemps 1982, McCarthy et deux camarades louent un véhicule récréatif et partent vers l’Ouest canadien, dans les badlands de l’Alberta, où Wendy Wacko la filme pour le documentaire Doris McCarthy: Heart of a Painter (1983). Malgré de nombreuses mésaventures, le film est achevé et présenté en première à Toronto, puis à New York et à Londres. McCarthy apprécie l’expérience et repasse le film dès qu’elle en a l’occasion.

 

Doris McCarthy reçoit l’Ordre du Canada, 1986, photographie non attribuée.
Couverture de Celebrating Life: The Art of Doris McCarthy, avec les contributions de William Moore et Stuart Reid, Kleinburg, Collection McMichael d’art canadien,1999. 

En 1986, McCarthy reçoit la plus haute distinction nationale, l’Ordre du Canada, après que Joyce Wieland (1930-1998), une de ses anciennes élèves, pour qui elle a été une source d’influence, ait proposé sa candidature. La photo de McCarthy avec la gouverneure générale Jeanne Sauvé devient sa deuxième photo préférée, « après l’igloo d’Arctic Bay ».

 

Guidée par le cours d’écriture créative qu’elle a suivi dans le cadre de son baccalauréat, McCarthy se lance dans la rédaction de son autobiographie en deux volumes, A Fool in Paradise: An Artist’s Early Life (1990) et The Good Wine: An Artist Comes of Age (1991). Ces deux ouvrages sont bien accueillis par la critique.

 

La première grande rétrospective de l’artiste, Doris McCarthy: Feast of Incarnation, Paintings 1929-1989/Festin de l’incarnation, peintures 1929-1989, est inaugurée à la Gallery Stratford en mai 1991, avant de faire la tournée de neuf galeries en Ontario et d’une au Québec. L’année suivante, elle est nommée à l’Ordre de l’Ontario et reçoit le premier de ses cinq diplômes honorifiques. En 1996, la ville de Scarborough proclame le 4 juin la « Journée Doris McCarthy ». La décennie se conclut par une autre rétrospective, Celebrating Life: The Art of Doris McCarthy (Célébration de la vie : l’art de Doris McCarthy), organisée en 1999 et en 2000 par la Collection McMichael d’art canadien.

 

Entre-temps, McCarthy a toujours aussi soif de voyage dans les années 1990 et entreprend des périples en Espagne, dans l’Antarctique, à Hawaï, en Angleterre, en Ukraine, au Portugal, en Chine, au Nouveau-Mexique et en Arizona, tout comme elle visite ses lieux de prédilection habituels au Canada. Néanmoins, consciente de son âge, elle décide de faire du Paradis d’une folle un lieu pour tenir des retraites d’artistes, que gérera la Fiducie du patrimoine ontarien. Depuis 2015, la propriété accueille un important programme d’artistes en résidence, dont l’autrice de livres pour enfants Kathy Stinson (née en 1952) et l’artiste visuel Tristram Lansdowne (né en 1983). McCarthy achève également le troisième volume de son autobiographie, Doris McCarthy: Ninety Years Wise (2004).

 

Doris McCarthy, Weather Over the Hills at Yawl (Jeu des éléments sur les collines à Yawl), 1999, huile sur toile, 61 x 76,2 cm, collection privée.
Doris McCarthy, Morning Hush Near Guillan, China (Le silence du matin près de Guillan, Chine), 1998, aquarelle sur papier, 38,1 x 55,9 cm, collection privée.

 

McCarthy commence à ralentir à l’approche du nouveau millénaire, mais sa curiosité et sa soif de vivre ne diminuent jamais. Elle a toujours une pratique de peinture à l’aquarelle, et écrit un nouveau chapitre pour la version abrégée de son autobiographie, Doris McCarthy: My Life (2006). Le 25 novembre 2010, à l’âge de 100 ans, Doris McCarthy s’éteint paisiblement. La même année, la dernière exposition rétrospective de son œuvre, Roughing It in the Bush (À la dure dans la nature), est inaugurée dans la galerie qui porte son nom, permettant la découverte de ses paysages les plus abstraits des années 1960, qui avaient rarement été vus. Cette rétrospective consolide la place de McCarthy dans l’histoire de l’art canadien.

 

Doris McCarthy, 1989, photographie de Patti Gower, Toronto Star Historical Newspaper Archive, Bibliothèque publique de Toronto.

 

 

 

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