Carl Beam puise son influence artistique au sein d’un vaste éventail de sources, notamment l’iconographie historique autochtone, les techniques traditionnelles de céramique, les procédés novateurs d’estampes de Robert Rauschenberg (1925-2008), la vidéo contemporaine et les œuvres de performance inspirées par Joseph Beuys (1921-1986). Expérimental et inventif, Beam mélange les modes abstraits et figuratifs, souvent par des juxtapositions déconcertantes. Son travail est intime et autobiographique, symbolique et critique, poétique et monumental. Sans relâche, il s’efforce d’encourager le public à réfléchir aux ravages du colonialisme européen et à l’éradication des peuples autochtones, ainsi que de leur culture et de leur spiritualité.
Subvertir par la sémiotique
La quasi-totalité de l’œuvre de Beam est fondée sur la sémiotique, une théorie critique à laquelle il s’initie dans le cadre de sa maîtrise en beaux-arts à l’Université de l’Alberta entre 1975 et 1977. Le mot « sémiotique » apparaît fréquemment dans son art, que ce soit dans les éléments textuels de l’imagerie ou dans les titres de nombre de ses œuvres, telle que Semiotic Converts (Prosélytes de la sémiotique), 1990. Bien qu’il laisse tomber ses études lorsqu’on le décourage de réfléchir à l’art autochtone contemporain de manière critique et significative, il continue de s’intéresser à la sémiotique tout au long de sa carrière artistique.
En tant que théorie, la sémiotique explore la signification des signes visuels et des symboles qui communiquent un sens au-delà du langage écrit. Beam veut que ses œuvres soient des vecteurs de sens complexes et qu’elles fonctionnent à plusieurs niveaux : métonymique (figuratif), métaphorique et contextuel. Il trouve dans la sémiotique un cadre conceptuel et créatif exhaustif qui lui permet d’exprimer beaucoup de choses en même temps. Il est marqué par sa lecture d’Umberto Eco (1932-2016), un éminent sémioticien dont les théories sur le texte ouvert affirment que la littérature et l’art sont des champs de signification plutôt que des récits prescrits qui ne peuvent être lus que d’une seule manière. Beam adopte les théories d’Eco qui avance que les textes ouverts sont dynamiques et communiquent le sens en fonction des expériences et des interprétations personnelles des signes et des vocabulaires. Il aborde son art à travers cette perspective élastique, considérant ses compositions comme des champs d’images ouverts qui provoquent une réflexion sur le processus même d’élaboration du sens.
En expérimentant les paramètres de la création de sens, l’approche de Beam rappelle celle de l’artiste conceptuel et performeur allemand, Joseph Beuys (1921-1986), qui explore les relations entre la pensée, la parole et la forme par le biais de performances impliquant des gestes et des matériaux symboliques comme le feutre et le miel. Beam admire Beuys (l’artiste est même représenté, sans tête, dans la peinture monumentale de Beam, Summa, 2003), et il partage sa conviction que l’art doit subvertir les messages dogmatiques ainsi qu’encourager le public à forger sa propre connaissance. La sémiotique donne à Beam la philosophie et les techniques de la subversion, qu’il utilise ensuite pour exposer les absurdités et les tromperies en jeu à son époque de même qu’à la nôtre. Elle lui permet également d’expérimenter différents moyens d’expression et pratiques créatives – du collage et de l’émulsion photographique à l’expression vidéo et à la performance – qui contribuent à l’évolution de son art tout au long de sa carrière.
Outre la sémiotique, Beam explore les philosophies de Martin Heidegger et d’Emmanuel Kant, la littérature moderniste de James Joyce et de Samuel Beckett, ainsi que la métaphysique mathématique de Stephen Hawking. Cette étude approfondie de la pensée occidentale constitue pour lui un terrain fertile pour examiner les limites du rationalisme en tant que système intellectuel. Des images d’écrivain·es et de philosophes sont intégrées à des œuvres telles que Albert in the Blue Zone (Albert dans la zone bleue), 2001, qui présente un portrait du physicien Albert Einstein. Ensemble, ces pièces forment un panthéon qui représente les tiraillements du vingtième siècle.
Influences du collage et du pop art
Beam reçoit une éducation artistique formelle au début des années 1970, en commençant par un programme de dessin à temps partiel à la Kootenay School of the Arts de Nelson, en Colombie-Britannique. En 1974, il obtient un baccalauréat en beaux-arts de l’Université de Victoria. C’est à cette époque qu’il se familiarise avec les techniques des avant-gardistes de l’art contemporain comme Andy Warhol (1928-1987), dont la répétition d’images de la culture populaire s’accorde avec le penchant de Beam pour la sérialité, et Robert Rauschenberg (1925-2008), dont les œuvres multimédias s’appuient sur les techniques Dada du début du vingtième siècle. Les premiers collages de Beam, tels que Stuffed Fish & Deer Antlers (Poisson farci et bois de cerf), 1983, ressemblent aux « combines » (de grandes toiles incorporant des objets trouvés) de Rauschenberg, tel Collection, 1954-1955. Rauschenberg conçoit une stratégie novatrice en matière de collage qui constitue un point de référence important pour Beam à une époque où il commence à tracer sa propre voie en tant qu’artiste.
Beam trouve dans le collage une stratégie de création d’images en harmonie avec les principes de la sémiotique, c’est-à-dire permettant l’expression d’un sens ouvert. Il est attiré par l’idée que les systèmes de signes juxtaposés (sous forme de collage) dans une même œuvre peuvent créer simultanément des lectures multiples, dynamiques et allusives. Pour Beam, le collage oblige la personne qui observe son œuvre à interpréter le sens à partir d’indices fournis par l’imagerie, la composition et le contexte. Il apprécie l’idée que les associations personnelles que ses images collées suscitent chez le public sont peut-être plus porteuses de sens que les explications rationnelles des relations d’une image, d’un système de signes ou d’un vocabulaire visuel.
La grande peinture Meltdown (Fusion), 1984, démontre l’usage habile que fait Beam de méthodes de collage sur différents supports. L’autoportrait peint de l’artiste figure en bonne place dans un champ d’images défini par des lavis de couleur et des textes écrits à la main ou au pochoir, qui émergent et s’effacent de l’espace pictural. Des images collées de wapitis qui courent – provenant des archives du photographe Eadweard Muybridge (1830-1904) –, ainsi que d’un oiseau, d’un cerf et d’autres glyphes symboliques, sont disposées dans la composition. Nombre de ces images apparaissent fréquemment au sein d’œuvres réalisées grâce à d’autres moyens d’expression – l’oiseau, par exemple, est repris à nouveau dans le bol en terre cuite Parts of a Bird #2 (Parties de l’oiseau no 2), 1985, de même que dans l’aquarelle Untitled [Parts of a Bird] (Sans titre [Parties de l’oiseau]), 1982. La sérialité de l’œuvre de Beam sert son intérêt pour la subversion du sens : l’oiseau suscite des associations diverses lorsqu’il est juxtaposé au wapiti en course dans Effondrement et lorsqu’il est associé à la terre vue de la surface de la lune dans Sans titre [Parties de l’oiseau]. Parmi les différents signes et scénarios, Beam invite le public à lire l’œuvre fragment par fragment et à créer un récit dont le sens dépend entièrement de son propre point de vue ainsi que du contexte dans lequel il fait l’expérience de l’œuvre.
Le collage permet une lecture ouverte des compositions de Beam, de la même manière que la poésie et la métaphore. Ses processus artistiques ont été décrits comme combinant et recombinant « des fragments visuels et textuels du passé et du présent pour interroger l’histoire et éclairer l’expérience contemporaine ». À propos de la manière dont il construit ses compositions – d’une manière similaire à la composition d’une poésie visuelle spontanée –, l’artiste déclare : « Les choses ont un pouvoir en elles-mêmes… une émanation particulière. La tâche de l’artiste est d’établir un dialogue entre les objets. »
En plus de refléter et de compléter ses idées sur la sémiotique, la méthode du collage offre à Beam une forme visuelle pour exprimer la cosmologie anishinaabe. En 1989, il déclare : « Nous [les Anishinaabeg] avons une vision de la vie qui s’apparente au collage, que nous pourrions qualifier de cyclique, sans qu’un seul point de vue ne prédomine. » Cette idée sous-tend l’ensemble de son œuvre, dans tous moyens d’expression. Par le collage, Beam crée des analogies visuelles d’une conception du monde complète qui vise à trouver un nouveau sens et de nouvelles formes de connaissance par la juxtaposition d’images apparemment disparates et irrationnelles.
Imager le texte
L’intérêt de Beam pour le collage et la sémiotique peut être considéré comme une conséquence du harcèlement et de la violence qu’il a subis au pensionnat Garnier dans les années 1950. Il considère l’école comme un microcosme de la société : un endroit où la valeur de chaque personne – sa valeur – est basée sur la capacité à parler, lire et écrire l’anglais et le latin, ainsi qu’à penser en anglais et en français. Les élèves qui n’en étaient pas capables étaient vulnérables. Il s’est donc forcé à acquérir ces compétences linguistiques pour échapper aux mauvais traitements. Plus tard, il s’est servi du texte et de la langue comme cheval de Troie pour transmettre ses messages.
Dans des œuvres de grand format telles que Bashmi Cri [Reduced to Ashes] (Bashmi Cri [réduit en cendres]), 1999, Beam exploite l’aspect visuel de langues dites étrangères telles que le sanskrit, le grec, le latin et l’ojibwe pour provoquer la vulnérabilité. Le titre de l’œuvre, qui se traduit par « réduit en cendres », est écrit en sanskrit sur un fond orange rougeoyant, et est juxtaposé à des images de chefs autochtones posant avec un agent des Affaires indiennes nommé M. Meany. Sous les portraits des chefs figure la capture d’écran d’un ancien forum en ligne intitulé « Residential Schools: An Essential Component of Genocide [Les pensionnats : une composante essentielle du génocide] ». Face à cette combinaison de textes étrangers et d’images collées, le public ne doit d’abord rien supposer. Il est contraint d’observer la surface à la recherche d’indices permettant d’extrapoler le sens, et peut-être, de cette manière, de gagner en empathie ou en respect pour la complexité d’une autre langue ou d’un autre système de pensée.
En illustrant du texte, Beam travaille à la manière d’imminents artistes conceptuels canadiens tels Greg Curnoe (1936-1992) et Ken Lum (né en 1956). Curnoe utilise des tampons et des pochoirs ou des fragments de texte écrits à la main sur la surface de ses toiles, comme dans View of Victoria Hospital, First Series: #1-6 (Vue de l’Hôpital Victoria, première série : no 1-6), 1968-1969. De son côté, Lum s’inspire des formes visuelles de panneaux d’affichage pour sa série des années 1980, Language Painting (Peinture linguistique), chargeant souvent le public de décoder le texte présenté. En revanche, les œuvres textuelles de Beam évoluent à partir d’un style profondément personnel. Les lignes de texte dans des œuvres telles que Autumnal Idiocy Koan #814 (Koan automnal idiot no 814), 1986, sont conçues comme des écrits spontanés en prose ou comme des extraits exploitant le flux de conscience à la manière de Jack Kerouac (1922-1969) et d’autres poètes de la Beat Generation que Beam admire et lit. Il appelle ce type d’écriture « koan », en référence à une forme de dialogue bouddhiste zen destinée à susciter l’illumination. Ses lignes de texte ne sont jamais préétablies ou préconçues. Elles jaillissent de la plume ou du pinceau directement sur le papier, la plaque à graver ou la toile. Sans suppression. Sans arrière-pensée.
C’est cette immédiateté et cette honnêteté qui interpellent le public. Les compositions, iconographies et lignes de texte presque impénétrables d’œuvres telles que Bashimi Cri [réduit en cendres] obligent le public – sans qu’il ne s’en rende compte – à la lecture impatiente et furtive que nous avons pu connaître dans notre enfance, lorsque nous parcourions subrepticement le journal intime de quelqu’un et que, ce faisant, nous envahissions les sentiments et les pensées les plus intimes de cette personne sans tenir compte de sa vie privée.
Beam inscrit des mots sur ses œuvres à l’aide d’encre de Chine noire, argentée, dorée, magenta, bleu foncé et blanche, toujours résistantes à la lumière, ce qu’il teste avec soin pour éliminer celles qui s’estomperaient avec le temps. Parfois, comme dans The North American Iceberg (L’iceberg nord-américain), 1985, il change de couleur et combine une écriture manuscrite frénétique avec un bloc de texte au pochoir à l’effet très mesuré et autoritaire, qu’il recouvre d’une grille, son autre outil de prédilection. Par exemple, New World (Nouveau Monde), appartenant au projet The Columbus Suite (La suite Christophe Colomb), 1990, comprend de la prose écrite en cursive sur un champ visuel composé de mots au pochoir et d’encre qui coule. De tels traitements reflètent la conviction de Beam à savoir que la culture dominante est obsédée par les systèmes de grille dans tous les domaines, de la rémunération à l’agriculture en passant par la générale prise de mesures, afin de contrôler les autres êtres humains et le monde naturel.
Transfert de photos et art d’impression : poésie nouvelle
Grâce au transfert photographique et aux procédés d’estampes – l’eau-forte et la sérigraphie – Beam développe des pratiques créatives innovantes qui soutiennent sa stratégie de collage. En 1983, peu de temps après avoir déménagé à Peterborough, en Ontario, il achète une grande presse à graver de Praga Industries – le seul meuble, à part la table de cuisine et un futon, dans toute la maison du 222, avenue Carlisle. Avec l’aide de sa femme Ann, Beam développe rapidement sa première série d’eaux-fortes, The Zeitgeist Suite (La suite Esprit du temps), 1983-1984. Il s’agit d’une série précurseure de La suite Christophe Colomb, 1990, de format et de portée similaires.
Toujours au début des années 1980, Beam commence à expérimenter la technique du transfert photographique, qu’il utilise pour reproduire des images sur une variété de surfaces, du papier aquarelle à la toile, en passant par le Plexiglas et les t-shirts en coton. C’est Ann qui l’initie à ce procédé novateur. Bientôt, Beam commence à incorporer du matériel photographique à ses œuvres en techniques mixtes, développant ce qu’Ann et lui appellent des « images de travail » – soit des archives de photographies rappelant leur vie familiale et leurs voyages, ainsi que d’expositions de musées, de coupures de journaux et de manuels scolaires. Beam recourt également à une caméra vidéo pour documenter le monde qui l’entoure, ce qui donne lieu à la performance Burying the Ruler (L’enterrement de la règle), 1989, laquelle fournit des clichés supplémentaires réinvestis dans plusieurs de ses œuvres de transfert de photos de fin de carrière. À partir de là, les archives d’images de travail constituent le fondement de la pratique artistique de Beam, en particulier en ce qui à trait aux collages.
Beam trouve dans le transfert photographique une méthode puissante pour générer de la poésie visuelle. Elle est facilement adaptable et peut être employée pour créer des juxtapositions radicales d’images reconnaissables, que ce soit les siennes ou celles tirées des médias imprimés contemporains. À cet égard, Beam trouve des modèles à imiter dans les collages de l’artiste pop, Robert Rauschenberg. Beam est particulièrement inspiré par la lithographie audacieusement innovante de Rauschenberg, Booster (Propulseur), 1967, qu’il voit lors d’une exposition organisée au Musée des beaux-arts de l’Ontario en 1998. Cette lithographie et son champ d’images collées sensibilisent Beam au potentiel poétique des juxtapositions radicales dans les estampes de grand format. Des œuvres telles que Various Concerns of the Artist (Les différentes préoccupations de l’artiste), 1984, témoignent de l’influence des estampes de Rauschenberg. Pour Beam, cet artiste est un précurseur qui développe un nouveau type de langage poétique en tirant parti du texte, des images et des procédés picturaux et, ce faisant, fait progresser l’idée de ce qu’un poème peut être : une déclaration visuelle autant que textuelle dont les significations sont aussi ouvertes qu’elles sont allusives et métaphoriques.
Le processus de création d’estampes de Beam met également à profit des négatifs de sérigraphie pour reproduire des images dans différentes séries. Par exemple, un écran pour Three Graveside Figures (Trois figures près d’une tombe), 1984, qui fait partie de La suite Esprit du temps, est employé pour imprimer la même image en polarité positive sur la face d’une feuille de Plexiglas faisant partie de L’iceberg nord-américain, 1985. Ce même écran est ensuite employé pour reproduire Trois figures près d’une tombe, 1984, en une eau-forte grand format. Les pièces à polarité négative sont imprimées directement sur des plaques d’acier à l’aide d’une émulsion d’asphalte agissant telle de l’encre d’imprimerie. Ces séquences de retournement d’images – qui commencent par une image négative et se terminent par une image positive, construisant ainsi l’imagerie « à l’envers » – sont une caractéristique de l’approche unique de Beam dans la plupart des moyens d’expression. Par exemple, en écrivant à l’envers sur du Plexiglas, l’artiste s’assure que le texte est lu correctement par le public.
Céramique et connexion culturelle
L’amour de mon père pour la céramique a toujours été présent dans mes souvenirs, en particulier dans ma petite enfance. Nous allions dans tous les musées, centres culturels, boutiques de bord de route, pueblos, cuisines. Je me souviens l’avoir vu échanger des peaux d’ours contre des boîtes de l’insaisissable glaçure noire utilisée dans les créations des Mimbres et d’autres peuples pueblos contemporains. Dans tous ces endroits, il était également à la recherche d’un lien avec sa propre culture, documentant les collections à Midland, en Ontario, ainsi qu’au Musée Gardiner et au Musée Royal de l’Ontario à Toronto. Partout, on lui disait que les Anishinaabeg, ou Ojibwe, n’avaient pas de culture de la céramique, qu’ils étaient les commerçants de la région, avec les Odawas, et se procuraient des céramiques auprès des Mohawks, au sud.
À la fin des années 1980, alors que mon père rendait visite à sa famille à M’Chigeeng, son jeune cousin est rentré de l’école avec une histoire intéressante. Avec d’autres jeunes de la région, il avait participé à des fouilles archéologiques dans la baie de Providence, sur l’île Manitoulin. Il a expliqué avoir trouvé un bol et, lorsque mon père lui a demandé à quoi il ressemblait, le jeune homme a répondu : « Il s’apparente à ceux que vous fabriquez ». Mon père a continué à chercher ce bol, ou toute autre indication d’une culture de la céramique, mais l’objet semblait avoir été perdu dans les collections archéologiques. Il a alors poursuivi ses explorations de la tradition céramique autochtone, en dépit des nombreuses personnes qui répétaient que cela ne faisait pas partie de la culture. Il ressentait un lien avec ce travail et le partageait avec d’autres artistes, dont David Migwans, le plus avide et le plus compétent des céramistes contemporains.
Bien des années plus tard, en 2017, alors que je travaillais pour la Ojibwe Cultural Foundation, je suis tombée sur le pot dont mon père avait entendu parler il y a si longtemps. Il avait été rapporté d’un entrepôt appartenant au ministère du Tourisme, de la Culture et du Sport. Ce pot crénelé était une merveille à voir. D’une grande finesse et d’une forme magnifique, c’est un exemple parfait des 126 fragments de récipients découverts lors des fouilles de 1980 par l’archéologue Thor Conway. Les pots sont bien ojibwe, comme mon père l’avait supposé, et dans les notes archéologiques relatives à ce récipient, on trouve des descriptions de fosses de stockage remplies d’argile transformée en boules, prêtes à être façonnées en pots et en bols. Il existait en fait une tradition céramique anishinaabe florissante, ignorée par les universitaires et les archéologues pendant des décennies. Conway donne à ces céramiques le nom d’Algoma.
La céramique occupe une place importante dans la pratique créative de Beam. Dès ses études à la Kootenay School of the Arts et à l’Université de Victoria, il est attiré par ce matériau en ce qu’il permet de revisiter l’histoire. Sa professeure, Frances Maria Hatfield (1924-2014), éveille chez Beam un amour de la céramique asiatique qui durera toute sa vie. Nombre de ses expériences avec ce moyen d’expression sont inspirées par les pratiques japonaises de style Kenzan, qui sont nommées d’après le potier et peintre de Kyoto Ogata Kenzan (1663-1743) et qui se caractérisent par un type de poterie cuite selon la technique raku, faite de glaçures décoratives délicates et de formes brossées. Plutôt que de s’approprier l’imagerie de Kenzan, Beam imprègne ses œuvres de son propre lexique de signes et de symboles. Dans le plateau de céramique Re-Alignment (Reconstruction), 1984, il juxtapose un portrait sériel du chef Poundmaker avec un oiseau et ces mots peints au pochoir : « RE-ALIGNMENT 1984 MULTIPLE MELTDOWN NOTATION [RECONSTRUCTION1984 NOTATION DE LA FUSION MULTIPLE]. » Un morceau de prose spontanée écrit en cursive par Beam se lit comme suit : « general info for the machine [info générale pour la machine]. »
Alors qu’il vit dans le Sud-Ouest des États-Unis, Beam élargit son répertoire en étudiant les bols des Mimbres et d’autres peuples ancestraux pueblos. Le graphisme puissant de ces œuvres et les surfaces contrastées des récipients – rugueuses à l’extérieur et lisses à l’intérieur – le séduisent tant qu’il imite ces caractéristiques dans ses propres pièces. Il est attiré par le fait que ces objets semblent nier tout sens chronologique de l’histoire. Beam notera plus tard à propos de ces œuvres :
Lorsque j’ai découvert qu’elles avaient été réalisées il y a 1 000 ans, j’ai été complètement surpris. Pour moi, c’était ça! Enfin, une forme que je pouvais utiliser pour être absolument créatif, comme l’avaient fait les Anasazis qui avaient créé ces magnifiques œuvres d’art, car elles n’étaient rien de moins que des œuvres d’art. La qualité hémisphérique d’un grand bol m’enthousiasme toujours… comme aucune tasse, théière, assiette ou autre forme d’argile ne peut le faire. C’est un univers en soi, où tout peut arriver – les motifs sont illimités.
Pour Beam, les céramiques sont à la fois contemporaines et enracinées dans des traditions culturelles anciennes – travailler avec elles peut ouvrir la voie à des modes d’expression plus fluides. Une fois qu’Ann et lui ont adopté les motifs et les techniques de fabrication à la main des poteries des Mimbres et d’autres peuples ancestraux pueblos, les deux artistes deviennent accros. Comme le rappelle Ann : « notre engouement pour la poterie s’est développé jusqu’à ce qu’il devienne une frénésie dévorante. »
En 1982, deux ans seulement après l’établissement de Beam et sa femme Ann dans le Sud-Ouest des États-Unis, ses céramiques attirent l’attention de Jerome (Jerry) Brody, conservateur du Maxwell Museum of Anthropology de l’Université du Nouveau-Mexique. Brody est impressionné par l’inventivité des pièces de Beam et note qu’elles « ressemblent plus à des peintures de chevalet qu’à des objets artisanaux et que, pour cette raison, elles soulèvent de nombreuses questions sur nos catégories de beaux-arts, d’art artisanal et d’art ethnique ». Il est vrai qu’avec ses céramiques, Beam fait tomber les barrières comme jamais auparavant.