L’enterrement de la règle 1989
La première et la plus connue des quatre œuvres vidéo de Carl Beam, L’enterrement de la règle, documente la performance qu’il a réalisée lors de l’un de ses fréquents voyages dans le Sud-Ouest américain, le long de la légendaire Route 66. La séquence s’ouvre sur un éclat de soleil et le rugissement du vent, signalant l’approche d’un orage. Beam, torse nu et coiffé d’un chapeau de cow-boy, traverse une plage de sable en direction de la caméra (et du public), comme s’il sortait de nulle part. Il est l’émanation adulte de lui-même, tel qu’il est représenté dans sa gravure Self-Portrait as John Wayne, Probably (Autoportrait en John Wayne, probablement), tirée de The Columbus Suite (La suite Christophe Colomb), 1990, et dans la version animée de Self-Portrait in My Christian Dior Bathing Suit (Autoportrait dans mon maillot de bain Christian Dior), 1980. Après plusieurs pas, il s’arrête, tend la main vers le sable, et commence à creuser un trou qui prend la forme d’une tombe. Beam tient à la main une simple règle en bois. Au fur et à mesure que le récit progresse, il devient clair qu’il utilise la règle pour creuser sa propre tombe. Lorsque la tombe est terminée, il place délicatement et respectueusement la règle dans le trou fraîchement ouvert. Puis, il remplit tendrement le trou de terre, l’aplanit et le saupoudre de sable pour dissimuler toute trace de dérangement avant de se lever et de marcher vers la tempête qui s’approche.
Avec L’enterrement de la règle, Beam adapte sa critique de la domination coloniale, du déplacement forcé et de la déshumanisation des peuples autochtones à un nouveau moyen d’expression. La vidéo confronte la notion erronée selon laquelle si une chose peut être mesurée, pesée ou décrite rationnellement, elle peut être entièrement comprise, donc contenue, et vidée de ses qualités inconnues ou de son pouvoir magique inné. Cette œuvre démystifie la domination du savoir occidental en tant que système de compréhension du monde. La règle représente le contrôle colonial de l’identité de Beam en tant qu’Autochtone et la perte d’agentivité qu’il a subie lors de la rééducation forcée au pensionnat Garnier. L’acte d’enterrer cet objet peut être interprété comme un manifeste pour la libération de ces formes d’oppression – comme il le fait remarquer « il y a plusieurs sortes de chefs ».
La vidéo est enregistrée à Animas Creek, à la frontière du Nouveau-Mexique et du Texas. Le site est un ancien lit de rivière très large, au sol profond, presque rouge sang, plein de coquillages fossiles. Ironiquement, grâce à sa compréhension du latin qu’il a étudié à Garnier, Beam sait que le mot latin animas signifie « âmes ». Il considère ce site ancestral comme un lieu de pouvoir, et c’est pourquoi il y voit un endroit approprié pour réaliser un acte chamanique. Des images fixes extraites de la vidéo apparaissent dans de nombreuses estampes et peintures au cours de la carrière de Beam, notamment dans son triptyque en techniques mixtes de 1991, Burying the Ruler (L’enterrement de la règle), et dans une œuvre en techniques mixtes sur papier titrée pareillement datée de 1992.
L’enterrement de la règle reflète l’influence de l’artiste conceptuel et performatif allemand Joseph Beuys (1921-1986), que Beam admire. Comme lui, Beuys croit que le recours à la raison pure peut entraîner une perte de créativité. Nombre de ses œuvres, telles que I Like America and America Likes Me (J’aime l’Amérique et l’Amérique m’aime), 1974, sont créées à l’aide de matériaux symboliques qui transmettent un message plus large sur la guérison des blessures de la société par l’art. Né du respect de Beam pour le pouvoir de l’art contemporain comme pont entre deux cultures – européenne occidentale et autochtone – L’enterrement de la règle met en lumière l’intention de Beuys. Plus tard, en parlant de cette œuvre, Beam notera : « Eh bien, j’ai enseveli la règle de manière respectueuse. Je n’ai pas pissé sur la règle. J’aurais pu faire beaucoup de choses à la règle, mais je l’ai ensevelie avec respect, et c’est un processus continu. Je dois continuer à ensevelir la règle sans relâche. »