Anne Frank 1 1985
Après un voyage à Amsterdam en 1985 et à la lecture du Journal d’Anne Frank, récit à la première personne d’une adolescente naïve morte dans un camp de concentration nazi, Carl Beam commence à incorporer les écrits et l’image d’Anne Frank dans une série de peintures à l’huile, d’estampes et de bols en céramique. Anne Frank 1 est la plus viscérale de ses œuvres représentant la jeune fille, dont le portrait (tiré d’une épreuve prise dans une cabine photographique en 1943 – l’année de naissance de Beam) est juxtaposé à l’image de deux fœtus inversés. Une photo du médecin nazi Josef Mengele, qui a mené des expériences médicales inhumaines sur des personnes emprisonnées au camp de concentration d’Auschwitz, est répétée dans le bas de la composition. La surface de la toile est recouverte d’une peinture rouge qui ressemble à du sang – un rappel explicite de l’horreur du régime nazi.
La série Anne Frank de Beam fait partie d’une critique plus large de la prédilection pour la pensée européenne occidentale au détriment de la pensée autochtone. Dans l’Europe de la Seconde Guerre mondiale et dans l’Holocauste, l’artiste trouve des parentés avec sa façon de penser. Avec ses références à Anne Frank, Beam crée un langage visuel obsédant pour explorer comment l’autobiographie peut dénoncer les tragédies à grande échelle infligées à des communautés impuissantes par des gouvernements malveillants. Plus précisément, Beam voit dans l’histoire d’Anne Frank une fenêtre à travers laquelle regarder les abus commis sur les jeunes Autochtones dans les pensionnats canadiens, qui étaient encore en activité à l’époque.
L’image d’Anne Frank est une référence lourdement chargée et liée à des traumatismes de longue date qui sont ancrés dans la mémoire des générations suivantes du peuple juif, comme l’ont montré nombre de spécialistes de l’Holocauste. En incluant Anne Frank dans son œuvre, Beam fait dialoguer ces réalités avec celles des Autochtones. Cette idée est renforcée par un bol en céramique qui porte l’image d’Anne Frank sise au sein de motifs en zigzag rappelant les dessins mimbres. La chercheuse Mathilde Roza note que, par cette représentation sur le bol, Beam « implique une comparaison entre la violence génocidaire contre les peuples autochtones d’une part, et l’Holocauste d’autre part ». Mais cette comparaison est difficile à faire, affirme Roza, car « dans de nombreuses cultures de la mémoire, l’Holocauste est considéré comme un événement “unique” dans l’histoire de l’humanité, sans aucun équivalent ». Beam suggère qu’en fait, des solidarités peuvent être établies par le truchement de ces juxtapositions inconfortables.
En interprétant l’histoire d’Anne Frank dans son art, Beam confronte courageusement la culture du silence qui entoure les abus institutionnels commis sur les enfants dans les pensionnats canadiens, y compris le sien, le pensionnat Garnier. Cette culture s’est même imposée parmi les élèves qui avaient fréquenté ou qui fréquentaient encore ces établissements sous la contrainte. La série Anne Frank de Beam constitue une étape importante dans le processus de guérison, pour lui et pour d’autres ayant subi des traumatismes similaires.