À qui appartient cet espace de toute façon 2002
L’œuvre À qui appartient cet espace de toute façon est un exemple significatif de la manière dont la sémiotique influence la méthode de collage de Carl Beam. Elle représente aussi l’aboutissement de son élaboration, sur plusieurs décennies, d’une bibliothèque visuelle de symboles. L’artiste demande à son public d’être ouvert à des lectures simultanées d’images-signes et de s’immerger dans la poésie graphique allusive de l’œuvre. L’« espace » auquel il fait référence est à la fois spécifique – la terre, la mer, la lune, l’utérus – et métaphysique, un espace poétique formé par le rapprochement d’images disparates.
L’image dominante de la baleine, qui symbolise l’humanité et la terre, rappelle que son destin est lié à celui des êtres humains. Je me souviens que mon père a dit à plusieurs reprises lors de conférences d’artistes et parmi ses collègues : « Je n’arrête pas d’entendre “Sauvez la planète, sauvez la terre”, comme s’il s’agissait d’une chose extérieure. Mais les gens devraient plutôt dire : “Sauvez les êtres humains”, parce que nous ne sommes pas une partie distincte de ce système. »
Pour composer un champ d’images aussi dense à une échelle relativement grande, Beam réalise plusieurs petites études sur papier. Ces études préliminaires comportent nombre d’images d’une pomme, qui est également utilisée dans sa grande œuvre Epistemological Reconstruction Work (Travail de reconstruction épistémologique), v.1990, une émulsion photographique sur toile. Dans le coin inférieur gauche de À qui appartient cet espace de toute façon se trouve l’image de soldats témoins des premiers essais de la bombe atomique sur le site de Trinity au Nouveau-Mexique, debout, en civil, se couvrant les yeux suivant les ordres qu’on leur a donnés.
À qui appartient cet espace de toute façon est achetée par la Smithsonian Institution après le décès de Beam, bien que les circonstances entourant l’achat sont tellement absurdes qu’il aurait pu lui-même les orchestrer comme une parodie de la relation entre la création autochtone et les institutions artistiques. À l’origine, la Smithsonian a voulu acheter le triptyque Burying the Ruler (L’enterrement de la règle), 1992, présentée lors de l’exposition rétrospective de Beam. Mais cette œuvre comporte des plumes d’aigle fixées à l’un des panneaux, donc, en raison des restrictions imposées par l’amendement de 1977 à la Migratory Bird Treaty Act ou la loi fédérale américaine sur la protection des oiseaux migrateurs (1918), elle ne peut pas entrer aux États-Unis. De nombreuses conversations ont eu lieu pour savoir si les plumes pouvaient être remplacées. Finalement, il a été décidé que la Smithsonian devait tout simplement choisir une autre œuvre, soit À qui appartient cet espace de toute façon – une décision qui ne tient pas compte de la comédie politique de la ligne imaginaire (la frontière canado-américaine) que la première peinture ne peut franchir.