Peintre, graveur, céramiste et artiste de performance, Carl Beam (1943-2005) remet en question les idées reçues sur la créativité des Premières Nations ainsi que sur le style et le contenu de l’art autochtone. Son œuvre est une réflexion sur les expériences contemporaines des peuples de l’île de la Tortue. En 1985, Beam est à l’avant-garde d’un mouvement qui fait pression sur l’élite artistique canadienne pour que soient incluses les perspectives négligées dans les expositions et les publications. Il est le premier artiste issu des Premières Nations à voir ses œuvres achetées par le Musée des beaux-arts du Canada à titre d’art contemporain autochtone. La carrière artistique de Beam reflète son engagement à lutter contre les stéréotypes et les préjugés. Catalyseur de changement, il pousse le Canada à reconnaître son histoire coloniale et raciste.
Premières années et noms
Combien de mots me faudrait-il pour décrire le pouvoir de l’absence, ou l’état d’une « absence de mot », et quel serait le pouvoir d’un mot « écrit » par rapport à un mot « parlé » et à un mot « remémoré »?
—Carl Beam, poésie spontanée inscrite sur une œuvre d’art sans titre dans les Archives Carl Beam, Musée des beaux-arts du Canada.
Carl Beam naît le 24 mai 1943 dans la Première Nation M’Chigeeng, également appelée West Bay, sur l’île Manitoulin dans la baie Georgienne, un bras du lac Huron. Manitoulin, la plus grande île entourée d’eau douce au monde, est connue des Anishinaabeg sous le nom d’île de l’Esprit. Elle marque le cœur de l’île de la Tortue (l’Amérique du Nord) et est la demeure du Grand Esprit, Gitchi Manitou. L’île Manitoulin est un lieu sacré pour les Ojibwe et pour de nombreuses autres Premières Nations d’Amérique du Nord; c’est là que les grands chefs anishinaabeg sont enterrés depuis des millénaires.
Pour le jeune Beam, l’île Manitoulin est un endroit où il se sent ancré dans l’histoire de ses ancêtres. Carl reçoit l’enseignement de sa mère, Barbara Migwans, et d’autres membres de sa communauté. Il apprend aussi en interagissant avec l’environnement naturel ainsi qu’en découvrant l’histoire et les légendes qui animent la terre. Mais ce chez-soi est aussi un lieu de perturbations inquiétantes. Son enfance est marquée par le chaos qui découle de la détresse et des abus, de la toxicomanie et de la disjonction sociale résultant de l’éclatement des familles et des communautés. À l’âge adulte, Carl reconnaît que l’environnement dysfonctionnel dans lequel il a grandi l’a traumatisé. Plus tard, il cherche à supprimer les souvenirs de la souffrance de son enfance, mais il honore également les enseignements reçus pendant cette période. Il n’a pas peur de puiser dans son passé en quête d’inspiration créative, même si le processus est douloureux ou dérangeant. Son traumatisme exige une réponse artistique.
Carl est l’enfant aîné de Barbara Migwans et Edward Cooper, qui se fiancent à sa naissance. Edward, soldat de l’armée américaine stationné à Philadelphie, déserte pour épouser Barbara, fille du chef ojibwe de West Bay, Dominic Migwans, et d’une femme ojibwe-mohawk de Sturgeon Falls, dans le nord de l’Ontario, Annie Commanda. Lorsque le prêtre devant célébrer le mariage avertit secrètement la police militaire, Edward est renvoyé dans son régiment et le mariage n’a jamais lieu. C’est le milieu de la Seconde Guerre mondiale, et Edward est expédié au front peu de temps après. Il est capturé et interné dans un camp de prisonniers de guerre à Bad Soden, en Allemagne, où il meurt en 1945.
Barbara donnera finalement à Carl, ainsi qu’à ses sept autres enfants, le nom de famille de son nouveau partenaire, Dallas Beam. Mon père m’a raconté les violences physiques qu’il a subies aux mains de Dallas. Je pense que ses grands-parents, Dominic Migwans et Annie Commanda, étaient également au courant, car ils l’ont accueilli chez eux et l’ont élevé avec leur famille jusqu’à ce qu’il entre au pensionnat Garnier de Spanish, et pendant les étés qui ont suivi. Ils ont élevé leur petit-fils sous le nom de Carl Edward Migwans, et c’est ainsi qu’il est inscrit sur le registre de sa réserve d’origine. Jeune adulte, Carl utilise les deux noms de famille : Migwans et Beam.
Carl porte également un nom ojibwe, Ahkideh, qui signifie « brave, courageux ou vaillant ». Ce nom lui a été donné par les sages de la communauté pour honorer la relation presque mystique qu’il entretient avec son animal spirituel, l’ours. Carl est un jeune garçon quand son grand-père Dominic abat un ours qui menace la communauté. Tandis que les autres enfants craignent l’animal, Carl étonne tout le monde en rampant jusqu’à lui et en jouant avec lui. Plus tard, quand il est âgé d’environ treize ans, Carl combat un ours pour protéger ses jeunes frères et sœurs. Alors que l’animal s’approche de la cabane où ils restaient pendant que leur mère s’occupait de son terrain de trappage, Carl installe son frère et sa sœur sur une étagère surélevée et maintient ensuite un matelas contre la porte tout en repoussant la bête avec un couteau de cuisine. Il plante finalement le couteau dans l’ours. Ni le couteau ni l’animal n’ont jamais été retrouvés.
Les ours occupent une place prépondérante dans l’iconographie artistique de Carl, qui les représente soit comme son alter ego, soit comme une manifestation subconsciente de lui-même. Dans sa plus grande peinture, une acrylique sur lin de 12,2 mètres intitulée Time Warp (Une brèche dans le temps), 1984, une inscription manuscrite rappelle une conversation qu’il a eue en rêve avec un ours. Il fait remarquer à l’époque que les rêves d’ours portent chance, « mais seulement si vous n’avez pas peur dans le rêve».
Pensionnat Garnier
Erratum autobiographique n° 502 : Me voici [enfant] avec un pistolet dans chaque main, affublé d’un complexe de John Wayne. Je suis sûr… et les trois photos du bas représentent certains des cauchemars et des épreuves qui m’ont été infligés par la suite, en tant qu’être humain sentient… mais je crois pouvoir voir la folie de tout ça, y compris la mienne, ou peut-être surtout la mienne, on ne sait jamais… Bien sûr, c’est de la pure poésie.
—Carl Beam, v.1988
La mère de Carl, Barbara Migwans, est déterminée à envoyer son fils à l’école primaire, car elle n’a pas eu la même chance. Elle voulait devenir enseignante, mais en tant que fille aînée de sa famille, elle n’avait pas le droit d’aller à l’école et devait aider à élever ses frères et sœurs plus jeunes. Pour offrir à son fils les meilleures possibilités d’éducation, elle l’envoie à l’école secondaire Garnier à Spanish, en Ontario, sur la rive nord du lac Huron. Également connue sous le nom de Pensionnat indien pour garçons de Spanish, Garnier était le seul pensionnat au Canada dirigé par les Jésuites. Carl y devient pensionnaire à l’âge de dix ans.
Garnier est tristement célèbre pour ses conditions de vie épouvantables de même que pour les négligences et abus odieux subis par ses élèves. La Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR) a montré que plus d’un tiers des Jésuites « accusés de manière crédible » d’abus sexuels sur des mineurs travaillaient dans des communautés des Premières Nations ou à Garnier en tant qu’enseignants, préfets, cuisiniers et entraîneurs. Les abus subis par les élèves n’étaient pas isolés; il est désormais manifeste que la violence est imprégnée dans le système des pensionnats partout au Canada. La séparation forcée des enfants de leur communauté faisait partie d’un mandat visant à assimiler les populations autochtones, ce que les agents du gouvernement ont invoqué pour justifier une cruauté inimaginable. Dans son œuvre, telle Survivor of Education (Survivant de l’éducation), s.d., Carl fait la lumière sur ces questions. Son expérience à Garnier est déterminante dans sa remise en question des systèmes de connaissances, de religion et des hiérarchies de pouvoir occidentaux.
Les abus dont Carl est victime à Garnier sont de nature à la fois culturelle et sexuelle. Sa langue maternelle, l’anishinaabemowin, est interdite; Carl et ses camarades de classe n’ont pas le droit de la parler. Il déclare plus tard : « Cela aurait été plus facile s’ils m’avaient dit que j’allais en prison. J’aurais pu mieux comprendre et survivre. » Lorsque les élèves rentrent chez eux à l’île Manitoulin pour l’été, personne ne parle de ce qui se vit à l’école. Même si les abus se poursuivent, Carl n’arrive pas à les admettre.
Dans son premier acte de rébellion contre un système éducatif et social qu’il considère comme archaïque, étouffant et nocif, Carl abandonne l’école Garnier en dixième année. Il s’inscrit à des cours par correspondance et obtient son diplôme d’études secondaires à la fin des années 1950, avant ses anciens camarades de classe.
Quête identitaire
À la dérive après avoir quitté l’école, Carl commence à chercher du travail. Il occupe une série d’emplois dans le secteur de la construction et, dans les années 1960, il travaille sur la ligne de métro Bloor-Danforth de Toronto, ainsi qu’en Colombie-Britannique, dans une équipe qui lutte contre les incendies de forêt et sur un projet de barrage hydroélectrique qui lui coûte presque la vie. Alors qu’il se tient sur le toit en ciment placé sur une turbine en mouvement, le grutier perd le contrôle des commandes et Carl bascule dans l’embouchure de la turbine. Lorsqu’il revient à lui, il se retrouve miraculeusement sur une mince tablette composée de barres d’armature, la seule chose qui l’empêche de plonger dans les pales en rotation en dessous. Il réussit à se mettre à l’abri, et lorsqu’il rentre chez lui, il découvre qu’il était présumé mort.
Entre le milieu et la fin des années 1960, un moment marqué par des emplois précaires et sporadiques, Carl commence à peindre pendant son temps libre. Expérimentant avec divers styles et modes de représentation, il se lance dans une quête de découverte de soi et de guérison, à la recherche d’une voix créative authentique. Au cours de cette décennie, Carl épouse sa première femme de laquelle il a cinq enfants : Clint, Carl Jr., Laila, Veronica et Jennifer. Ce mariage sera annulé par la suite.
En 1970, Carl apprend qu’il peut bénéficier d’une formation professionnelle par l’intermédiaire du ministère de la Main-d’œuvre du gouvernement fédéral. Il s’inscrit à un programme de dessin à la Kootenay School of the Arts de Nelson, en Colombie-Britannique, et choisit l’art commercial comme option. Il trouve ce cours si stimulant qu’en deuxième année (pour laquelle il obtient une bourse), il passe du programme de dessin à celui de beaux-arts.
Plus tard, Carl entame des études en littérature et en céramique à l’Université de Victoria. L’une de ses professeures est Frances Maria Hatfield (1924-2014), qui a elle-même étudié avec le célèbre potier britannique Bernard Leach (1887-1979). Elle éveille chez Carl un amour pour la céramique japonaise qu’il cultivera toute sa vie et qui nourrira sa pratique de la faïence des années 1980 aux années 2000.
Carl obtient son baccalauréat en beaux-arts en 1974. La même année, il s’inscrit au programme de maîtrise de l’Université de l’Alberta. Il souhaite rédiger un mémoire sur l’œuvre de l’artiste américain Fritz Scholder (1937-2005), un membre de la tribu Luiseño qui a souvent affirmé ne « pas être Indien ». Carl est profondément influencé par la pensée de Scholder sur le « nouvel art indien ». En 1970, Scholder plaide en faveur d’une forme d’expression autochtone « marquée par ce qui se passe aujourd’hui ». Il souligne qu’un art autochtone contemporain peut et doit s’inspirer de toutes les tendances actuelles. « Pour la première fois, affirme-t-il, les artistes indiens réalisent qu’ils vivent dans le monde entier, et pas seulement dans le monde indien. » Tout en appelant les jeunes « artistes indiens » à embrasser le présent, Scholder les exhorte également à ne pas perdre de vue leur héritage.
Carl est inspiré non seulement par l’engagement de Scholder en faveur d’une nouvelle forme d’art « contemporain mais… très indien », mais aussi par ses peintures, lithographies et eaux-fortes, qui représentent des personnes autochtones ainsi que leurs conditions de vie actuelles. En adaptant les styles du pop art occidental, Scholder interpelle son public avec des images surprenantes et bouleversantes telles que Indian with Beer Can (Indien avec une cannette de bière), 1969. Cependant, Carl se fait dire par l’un de ses professeurs que l’art de Scholder n’est pas un sujet digne d’une étude académique. Offensé par ce qu’il perçoit comme le dénigrement raciste d’une voix unique prônant un nouveau paradigme visuel de l’expression artistique autochtone, Carl abandonne ses études en 1977 pour devenir un artiste à temps plein.
Carrière en art
La décision de Carl de se consacrer entièrement à l’art est un incroyable acte de foi, compte tenu du fait que l’on compte peu d’artistes d’origine autochtone au Canada dans les années 1970. Pour lancer sa carrière, il participe à sa première exposition collective au Emily Carr Centre de Victoria en 1975.
En tant qu’artiste autochtone, Carl n’apprécie pas d’être catalogué comme un disciple de son contemporain ojibwe Norval Morrisseau (1931-2007), qui, grâce à son école de Woodland, a placé l’art et les artistes autochtones au premier plan du paysage culturel canadien. Parmi les autres membres de l’école de Woodland, citons Daphne Odjig (1919-2016), Carl Ray (1943-1978), Joshim Kakegamic (1952-1993), Roy Thomas (1949-2004) et Blake Debassige (1956-2022). La popularité de leurs œuvres crée des attentes chez les adeptes de l’art autochtone, qui en viennent à croire que cet art est, et doit être, l’expression picturale des enseignements culturels présentés à la manière de Morrisseau.
Bien que Carl respecte le style de l’école de Woodland, il ne pense pas qu’elle lui donne la latitude créative nécessaire pour explorer sa voix naissante. À la place, comme l’a fait Fritz Scholder, il se tourne vers les modalités contemporaines du pop art, tels que les « combines » de Robert Rauschenberg (1925-2008), les œuvres en techniques mixtes de Jasper Johns (né en 1930) et les procédés de sérigraphie popularisés par Andy Warhol (1928-1987). Il est particulièrement attiré par les œuvres basées sur le collage auxquelles il a été exposé pendant son éducation formelle. Dans son art, Carl commence à associer des objets trouvés avec de la peinture, des collages, de la prose et de la poésie pour produire des « champs d’images » richement stratifiés, engageant le public comme agent dynamique et actif dans le processus de création de sens.
Dans ses premières œuvres, telles que The Elders (Les anciens), 1978, une commande pour la Ojibwe Cultural Foundation, Carl travaille à partir de photographies de référence, rassemblant dans ce cas-ci des portraits, des paysages ainsi que des images d’un aigle en vol et appose même une plume d’aigle sur une toile peinte. Plus tard, il intègre du matériel photographique dans ses compositions en utilisant une technique de transfert de solvant inspirée des lithographies de Rauschenberg. Grâce au collage, Carl trouve un mode d’expression flexible qui correspond à son intérêt naissant pour la sémiotique, qu’il a explorée durant sa maîtrise en beaux-arts à l’Université de l’Alberta. La sémiotique l’aide à traiter les points de vue et les systèmes de connaissances contradictoires (et, selon lui, souvent ridicules) qui s’imposent à lui en tant qu’étudiant.
En 1978, Carl participe à la National Native Artists Conference sur l’île Manitoulin. Il y rencontre Elizabeth McLuhan, Roz Vanderburgh, Beth Southcott, Tom Hill ainsi que d’autres spécialistes et commissaires qui joueront un rôle déterminant dans la promotion de styles alternatifs d’art autochtone contemporain au-delà de l’école de Woodland. Carl n’est pas un traditionaliste dont l’iconographie est ancrée dans le rituel et le symbolisme tribal ni dans la transformation et le développement personnel. Au contraire, son style personnel évolutif, qui rompt avec un paradigme raciste, adapte des modes de représentation novateurs. Le contraste entre Ojibway Shaman Figure (Figure de chaman ojibway), 1975, de Morrisseau, et Les anciens, 1978, de Carl, montre à quel point il s’éloigne du mouvement de l’école de Woodland.
Pour un artiste autochtone de son temps, la voie suivie par Carl est à la fois courageuse et peu conventionnelle sur le plan créatif. De plus, elle est proprement sienne – influencée par les mouvements artistiques, les modes de représntation et les styles occidentaux qu’il a absorbés, elle exprime un point de vue différent sur l’autochtonie moderne. Il le fait remarquer plus tard : « Je n’ai pas été initialement séduit par mon propre talent ni par quelqu’un qui m’aurait dit que j’étais un artiste né. J’étais complètement non naturel. » Pourtant, à l’époque, il est bien parti pour trouver sa propre voix, qu’il continuera à affiner au cours des décennies suivantes.
Famille et pratique créative en expansion
Carl rencontre sa future épouse, Ann Weatherby (1944-2024), lors d’un voyage à Toronto en août 1979. États-Unienne élevée à Fairmount, au New Jersey, elle arrive au Canada en tant qu’objectrice de conscience à la guerre du Vietnam et obtient le statut de résidente permanente en 1967. Lorsqu’elle rencontre Carl, elle vit à Toronto et est membre active de la communauté artistique locale ainsi qu’enseignante à l’école progressiste Three Schools of Art. Ann voit l’art de Carl pour la première fois alors qu’elle travaille comme illustratrice médicale au service des médias éducatifs de l’Université de Toronto. Il y avait laissé des œuvres à l’attention des collectionneurs que sont Levi Courier, chercheur à l’Institut des sciences médicales, et le Dr Bernhard Cinader, qui dirigeait à l’époque le département d’immunologie de l’université. Ann demande qui a créé l’œuvre qu’elle regarde et on lui répond que l’artiste sera au bureau le lendemain. Ann et Carl deviennent inséparables dès le moment de leur rencontre.
Le 24 octobre 1979, deux mois après leur rencontre, le couple se marie au Nouveau-Mexique. Comme Ann le raconte: « Dès le début, Carl et moi […] nous voyagions beaucoup. » Ann et Carl partagent un profond respect et une grande estime l’un pour l’autre ainsi que pour leurs pratiques artistiques respectives. Le couple collabore souvent et expose parfois ensemble. En raison de la trajectoire professionnelle de Carl, Ann devient son archiviste générale, suivant les ventes de ses œuvres de même que leur localisation, et documentant nombre de leurs discussions personnelles et professionnelles sur l’art contemporain.
Ann et Carl retournent à Toronto pour ma naissance en décembre 1980. Puis, lorsque j’ai huit mois, notre famille retourne dans le Sud-Ouest américain, s’installant d’abord en Arizona puis trouvant une petite maison en adobe à Arroyo Seco, au Nouveau-Mexique, juste au nord de Santa Fe. Cette « terre d’enchantement », le surnom de mes parents pour notre nouvelle maison, leur permet d’explorer leurs racines autochtones de façon novatrice en tant qu’artistes et céramistes tout en se mettant à l’écoute de l’ancienne énergie mystique et créative qu’ils ressentent dans cette région. Ma mère s’en souviendra plus tard :
C’est là que nous avons découvert les techniques de poterie autochtone qui allaient devenir un véritable « buzz » pour les prochaines années. Nous vivions sur le haut plateau désertique du nord du Nouveau-Mexique, près des Pueblos du nord… et juste au-dessus de l’ancien monde anasazi.
Les œuvres d’Ann et de Carl sont rapidement adoptées par les marchés de l’art de Santa Fe et de Taos, plus accueillants, et le couple peut poursuivre ses activités créatives librement. Le duo s’intéresse aux styles de poterie autochtone, en particulier à la poterie noire de Santa Clara et aux techniques de fabrication à la main. Bien que Carl peigne surtout des aquarelles de grand format pendant son séjour dans le Sud-Ouest, c’est aussi une période prolifique de poterie pour lui et Ann. Les deux artistes creusent leur propre argile et cherchent des engobes, des pierres à peindre et de la trempe. Carl et Ann visitent également les sources thermales près de Truth or Consequences, au Nouveau-Mexique, où le célèbre chef de guerre apache Geronimo s’était retiré pour soigner ses blessures et reprendre des forces. Le site laisse une telle impression sur Carl que les images de Geronimo se retrouvent dans plusieurs de ses estampes et de ses peintures tout au long de sa carrière.
Au cours de l’été 1981, Ann et Carl s’installent sur l’île Manitoulin, en Ontario, où le duo travaille et organise des ateliers de poterie. Un an plus tard, leurs céramiques attirent l’attention de Jerome (Jerry) Brody, conservateur du Maxwell Museum of Anthropology de l’Université du Nouveau-Mexique, pour leur imagerie « idiosyncrasique », comme dans la composition de Carl sur le bol Shaman Family (Famille de chamans), 1986. De plus, les deux artistes exposent leurs poteries au Museum of the Southwest à Midland, au Texas. À l’automne 1982, mes parents retournent dans le Sud-Ouest, à Black Canyon City, en Arizona, et y poursuivent leur pratique de la poterie en utilisant la terre rouge caractéristique de la région. Ann et Carl font des recherches sur le tissage navaio, une technologie et une tradition que les deux artistes ramènent ensuite sur l’île Manitoulin.
Reconnaissance critique
Au début des années 1980, période de voyages et de créativité accrue, le travail de Carl est inclus dans deux expositions marquantes : New Work by a New Generation (Nouvelles œuvres par une nouvelle génération), 1982, un projet coopératif de l’Assemblée mondiale des Premières Nations, du Saskatchewan Indian Federated College et de la Norman MacKenzie Art Gallery à Regina (aujourd’hui la MacKenzie Art Gallery), sous la direction de Robert Houle (né en 1947), et Renewal: Masterworks of Contemporary Indian Art from the National Museum of Man (Renouveau : chefs-d’œuvre de l’art indien contemporain du Musée national de l’Homme), 1982, présentée au Thunder Bay National Exhibition Centre and Centre for Indian Art (aujourd’hui la Thunder Bay Art Gallery). Ces deux expositions remettent en question les notions dominantes du soi-disant art indien. Le travail de Carl – qui adopte une nouvelle approche des thèmes et problèmes contemporains urgents auxquels sont confrontés les peuples autochtones – s’impose naturellement.
Les pièces présentées dans ces deux expositions permettent à Carl de se distinguer en tant qu’artiste visuellement fort, dont les idées prennent forme suivant des modalités résolument contemporaines. Dans New Work by a New Generation, il expose Stone Geometry (Géométrie de la pierre), 1980; Buried Images (Images enfouies), 1980; et Stellar Associations (Associations stellaires), 1981. Dans Renewal: Masterworks of Contemporary Indian Art, il présente la peinture qui a donné son nom à l’exposition, Renewal (Renouveau), 1980. La commissaire de l’exposition, Elizabeth McLuhan, souligne la complexité de la composition de l’œuvre, observant que « l’image oppose le passé et le présent dans les représentations juxtaposées du vol : la grâce naturelle de l’aigle et la technologie non naturelle de l’homme ». Soutien actif et précoce de la carrière de Carl, McLuhan organise également sa première grande exposition solo dans une institution publique, Altered Egos: The Multimedia Art of Carl Beam (Égos altérés : l’art multimédia de Carl Beam) au Thunder Bay National Exhibition Centre and Centre for Indian Art en 1984. Cette exposition présente son aquarelle sur papier grandeur nature suscitant la controverse, Self-Portrait in My Christian Dior Bathing Suit (Autoportrait dans mon maillot de bain Christian Dior), 1980.
D’un carnet de croquis à l’autre, mon père documente cette période fertile et formatrice. Ces volumes sont remplis de notes d’amour et de portraits – certains par Ann de Carl, et d’autres par Carl de Ann. Ils contiennent des détails sur leur vie et sur leur vie commune, ainsi que des schémas que Carl dessine souvent (envisageant de futurs projets de sculpture), des idées de peintures et des notes sur l’architecture. Inspiré par le travail de Jack Kerouac (1922-1969) et d’autres poètes de la Beat Generation, Carl se sert également de ses carnets pour enregistrer ses écrits spontanés. Ses idées de flux de conscience inspirent une grande partie de son travail. Il appelle ces écrits des « koans », en référence à la tradition bouddhiste zen qui consiste à mettre au défi les disciples avec des déclarations, des questions ou des dialogues souvent paradoxaux dans le cadre d’une pratique méditative. Les koans obligent les élèves du zen à créer un nouveau sens à partir de relations apparemment illogiques, ce que la méthode de collage de Carl est idéalement adaptée pour faire. Nombre de ses koans sont écrits sur les surfaces de ses aquarelles et de ses peintures à l’huile, comme Associations stellaires.
Au milieu des années 1980, Carl continue à développer ses compétences dans différents moyens d’expression et commence à adopter la technique du transfert photographique dans son travail. Cette technique convient parfaitement à son processus de collage, qui consiste à juxtaposer des sujets et des images de différentes périodes historiques et même de différentes disciplines, comme la science, la philosophie et l’anthropologie. En réunissant des images sans rapport les unes avec les autres dans une même composition, il peut faire des commentaires politiques, comme en témoignent des œuvres telles que The Artist with Some of His Concerns (L’artiste avec certaines de ses préoccupations), 1983, et Exorcism (Exorcisme), 1984, qui lui est commandée pour l’exposition Altered Egos.
Lutte pour l’égalité de traitement
En 1983, de plus en plus mécontent que l’art autochtone du Sud-Ouest soit présenté principalement comme un objet décoratif, sans tenir compte des traditions esthétiques et conceptuelles autochtones, Carl retourne au Canada et à son combat inachevé d’affirmer sa voix créative et son style personnel comme il l’entend. En 1983, après un été sur l’île Manitoulin, nous déménageons à Peterborough, en Ontario, et nous nous installons au 222, avenue Carlisle, une propriété à loyer contrôlé qui fait partie d’un programme fédéral visant à mettre des maisons (souvent dans des quartiers pauvres) à la disposition des Autochtones vivant hors des réserves. Mon père achète ensuite une grande presse à graver à Praga Industries et commence à expérimenter différents procédés d’estampes.
L’entrée de Carl sur le marché de l’art canadien le bouleverse. Il veut être un artiste au Canada au même titre que d’autres qui ont la latitude nécessaire pour explorer la pensée visuelle et leurs propres iconographies, espoirs, rêves et créativités innées, sans que des qualificatifs raciaux y soient appliqués. Il veut briser les attentes liées à l’« autochtonie » qui font obstacle à son évolution créative et à son acceptation critique, ainsi qu’à celle de ses pairs. À chaque fois qu’il montre ses œuvres à des collectionneuses et collectionneurs, des administratrices et administrateurs de musée, des commissaires ou des collègues artistes, il ressent une barrière invisible et persistante de désapprobation.
Je me souviens avoir observé ces interactions et je me rappelle la colère et la confusion de mon père. Je le vois arriver dans un musée ou dans d’autres lieux où se réunissent les adeptes de la collection et sortir un tableau pour le montrer à la personne à qui nous rendions visite. Le plus souvent blanche, cette personne prenait l’œuvre en main, puis riait d’une manière étrange en disant : « Carl, qu’est-ce que c’est? » Ou encore : « Eh bien, ce n’est pas de l’art indien. » Ce genre de rejet mettait mon père en colère, car il s’interrogeait sur les préjugés raciaux qu’il trahissait. Comment cela pouvait-il ne pas être de « l’art indien » alors que c’était lui qui l’avait créé? Comment se fait-il qu’à leurs yeux, son principal objectif devait être de créer quelque chose qui ressemble à leur conception de l’« art indien »? C’est là qu’il expliquait, encore et encore : « C’est moi l’artiste! Je marque mon expérience de cette manière! »
Mon père était connu pour sa personnalité dynamique; lorsqu’il entrait dans une pièce, l’électricité était palpable. Je regardais les gens changer lorsqu’ils s’approchaient de lui, presque comme s’ils fondaient. Il était toujours au centre d’une foule. Il était intransigeant sur son droit absolu de choisir les thèmes et les sujets de son art – là-dessus, il ne cédait pas – et il n’avait pas peur de faire savoir aux gens qu’il considérait leur incapacité à l’accepter comme l’expression de leur racisme invétéré. Plus d’une conversation avec la direction de musées ou avec des commissaires se soldaient par : « Appelez-moi quand vous aurez surmonté votre racisme. »
Alors que le marché de l’art s’attend à ce que Carl s’inspire des traditions culturelles autochtones (et, dans son cas, anishinaabeg), il déconcerte les critiques parce qu’il est attiré par des modes d’expression artistique résolument non autochtones. Les différences entre les camps « traditionaliste » et « moderniste » de l’art contemporain autochtone sont débattues lors du troisième National Native Indian Artists Symposium (Symposium national des artistes amérindiens), à Hazelton, en Colombie-Britannique, en 1983. Après un rassemblement pacifique incluant des fêtes traditionnelles et un spectacle, la discussion se tourne vers l’expression « art indien ». Quelques artistes sur place, notamment Lawrence Paul Yuxweluptun (né en 1957), suggèrent que ce terme est là pour rester, compte tenu de son institutionnalisation et de sa commercialisation. Défendant fermement les modernistes, Carl plaide pour un changement d’appellation et insiste sur le droit à une vision esthétique personnelle.
Carl déclare au groupe que son ambition est d’être exposé à la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) et qu’il se battra pour l’égalité de traitement de sa production créative. C’est dans l’atelier du salon du 222, avenue Carlisle qu’il crée The North American Iceberg (L’iceberg nord-américain), 1985 – la première œuvre d’un·e artiste contemporain·e issu·e des Premières Nations à être acquise par le Musée des beaux-arts du Canada.
Confrontation avec le colonialisme
Toujours en 1985, Carl entame un nouveau projet dans le but de surmonter le traumatisme qui perdure depuis son séjour au pensionnat Garnier. Lors d’un voyage aux Pays-Bas pour assister au vernissage de l’exposition Challenges (Défis), au Centre culturel de Meervaart à Amsterdam, il donne une conférence de presse devant la Maison Anne Frank. Il profite de l’occasion pour mettre en scène une performance artistique à la manière de l’artiste allemand Joseph Beuys (1921-1986), qui avait défendu le potentiel social de l’art dans ses propres performances hautement symboliques. Debout, vêtu d’un costume et la moitié du visage peinte en rouge, Carl explique aux journalistes qu’il est venu d’Amérique du Nord pour alerter le monde sur la déshumanisation continue des peuples autochtones. Il évoque directement la culture du silence qui entoure la maltraitance systémique des enfants dans les pensionnats canadiens, qui étaient encore en activité à l’époque et qui n’avaient pas encore été considérés comme les instruments d’un génocide culturel parrainé par l’État contre les peuples autochtones de l’île de la Tortue.
À son retour d’Amsterdam, Carl commence une série d’œuvres incorporant l’image d’Anne Frank. Avec cette série, qui compte des peintures, des estampes et des céramiques, il développe des stratégies de résonance pour traiter de sujets difficiles et urgents. En effet, l’image d’Anne Frank – peut-être l’une des victimes les plus connues de l’Holocauste – évoque un passé douloureux, mais Carl pense que son histoire peut favoriser de nouveaux modes de compréhension interculturelle. Dans ces œuvres, son public voyage avec lui à travers les siècles pour assister au développement, au déploiement et à la dévastation des structures coloniales. Ces associations évolueront au fil du temps, au fur et à mesure que l’artiste continuera à se confronter à des doctrines, des institutions et des systèmes de pensée néfastes dans sa pratique créative.
En 1988, une invitation à participer à une réunion d’anciens élèves de l’école Garnier incite mon père à se pencher davantage sur son expérience dans un pensionnat. Pour lui, cette invitation est un acte effrontément insensible et il y répond en créant des affiches pour la réunion de Spanish de ’88 et en imprimant des t-shirts qu’il apporte à l’événement et distribue gratuitement à ses camarades de classe d’autrefois. Lors de la réunion, je me souviens que, du haut de mes huit ans, je me promenais avec mon père dans ce qui restait de l’école. Il m’a montré un grand dortoir où se trouvaient de minuscules lits en métal, des salles de bains en briques et des douches. Lorsque nous sommes arrivé·es dans une pièce où se trouvait une bibliothèque, il l’a parcourue et y a trouvé le manuel d’histoire du Canada qui était le sien lorsqu’il était élève, qu’il avait signé et rempli de caricatures. Mon père l’a emporté avec lui. Le livre est resté sur l’étagère de son atelier jusqu’à la fin de sa vie.
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Carl Beam, Veni, Vidi, Vici, s.d.
émulsion photographique sur toile, 50,8 x 40,6 cm
collection privée
© Succession Carl et Ann Beam/CARCC Ottawa 2024 -
Carl Beam, Forced Ideas in School Days (Idées forcées à l’école), 1991
émulsion photographique et encre sur papier, 94 x 74 cm
Banque d’art du Conseil des arts du Canada, Ottawa
© Succession Carl et Ann Beam/CARCC Ottawa 2024 -
Carl Beam, Sauvage, 1988
matériaux divers sur Plexigas avec bois peint et objet trouvé (carabine), 308 x 109,9 x 15 cm (avec cadre)
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
© Succession Carl et Ann Beam/CARCC Ottawa 2024
Pendant que nous étions dans le bâtiment, les autres étudiants sont restés à l’extérieur, assis sous des tentes blanches. Peu d’entre eux étaient prêts à entrer. Les prêtres ont été surpris de constater que de nombreux anciens élèves étaient malheureux et désemparés, et ils ont été consternés de voir qu’il pouvait y avoir un tel ressentiment.
La colère de Carl vis-à-vis son expérience à Garnier se reflète dans des œuvres telles que Veni, Vidi, Vici, s.d.; Forced Ideas in School Days (Idées forcées à l’école), 1991; et Sauvage, 1988 – une œuvre en techniques mixtes qui montre une image du Christ crucifié dans le cimetière de Garnier, au-dessus d’une image d’Hiroshima après l’explosion de la bombe atomique. Ces œuvres fournissent des contextes et du vocabulaire pour discuter de l’histoire tristement célèbre des pensionnats. Après la réunion de Garnier, Carl se lance dans une enquête sur l’histoire du colonialisme sur l’île de la Tortue – une enquête qui lie son travail sur les pensionnats au 500e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb dans le soi-disant Nouveau Monde. Ses recherches ont débouché sur The Columbus Project (Le projet Christophe Colomb), un vaste ensemble d’œuvres réalisées entre 1988 et 1992 exploitant plusieurs moyens d’expression, notamment la peinture, l’émulsion photographique sur toile et l’eau-forte de grand format.
Pendant quatre ans, Le projet Christophe Colomb, sous toutes ses formes, domine le travail d’atelier de mon père. Il s’attaque à la notion de « découverte » et à l’hypothèse de la supériorité des systèmes de connaissances rationnels de l’Europe occidentale par rapport aux autres approches de l’acquisition, de la transmission et de la perception des connaissances, en particulier celles des Premières Nations de l’île de la Tortue pendant la période pré-contact. Il soulève l’idée que « le contact entre l’Ancien et le Nouveau Monde ne pouvait plus être célébré comme une découverte triomphale », mais doit plutôt être considéré comme un prélude à des siècles de génocide et d’anéantissement culturel. Le projet Christophe Colomb est l’une des nombreuses expositions qui réévaluent la colonisation des peuples autochtones des Amériques.
Alors que Carl travaille sur Le projet Christophe Colomb, il explore également le thème de la domination coloniale dans la série multimédia Burying the Ruler (L’enterrement de la règle). Le titre est un jeu de mots ironique, « ruler » en anglais signifiant à la fois « règle » et « chef (d’État) ». Dans la vidéo qui capture sa performance, le système de connaissances incarné par le chef dans l’objet de la règle est enterré, le rendant inaccessible, mort. Les photographies de ce rite funéraire serviront de base à d’autres œuvres de la série, notamment Burying the Ruler (L’enterrement de la règle), en trois panneaux, 1991, qui est incluse dans l’exposition phare Indigena, tenue au Musée canadien des civilisations (aujourd’hui le Musée canadien de l’histoire) en 1992, et du même titre L’enterrement de la règle, l’une des quatre émulsions photographiques présentées dans l’exposition Land, Spirit, Power/Terre, esprit, pouvoir au Musée des beaux-arts du Canada en 1992.
Dernières années et héritage
En 1999, après avoir construit une maison en adobe avec sa famille sur l’île Manitoulin, après avoir mangé des pommes de terre et du maïs qu’il a cultivés sur ses terres et après avoir mangé de la viande sauvage et du poisson provenant de fermiers locaux, Carl se rend à Toronto, ville monolithique. Là, il continue de peaufiner sa pratique de l’estampe, travaillant avec Gordan Novak pour développer des techniques de sérigraphie sur une variété de surfaces, notamment la soie. Mais la vitesse à laquelle il développe ses idées et ses projets ne correspond pas à la lenteur glaciale du marché de l’art contemporain de Toronto; en effet, l’œuvre tardive de Carl est nettement éloignée des attentes et du goût du public.
Au tournant du millénaire, mon père explore les liens à la fois entre les mondes végétal et humain ainsi qu’entre les mondes humain et naturel. De cet intérêt naît la série The Whale of Our Being (La baleine de notre être), 2001-2003, qui, en plus de l’œuvre en techniques mixtes du même titre, comprend des pièces telles que Big Dissolve (Le grand effet de fondu), 2001, et Only Poetry Remains (Seule la poésie demeure), 2002. Pour exprimer sa thèse selon laquelle l’être humain est voué au même sort que la baleine, il colle des images de la chasse à la baleine commerciale et du dépeçage avec d’autres images représentant la capacité humaine à tuer à grande échelle, comme l’avion qui a largué la bombe atomique sur Hiroshima, qui apparaît dans Driver (Moteur), 2001.
Au cours des dernières années de sa carrière, Carl trouve l’appui de la commissaire, écrivaine et administratrice Joan Murray (née en 1943), qui présente l’exposition The Whale of Our Being (La baleine de notre être) à la Robert McLaughlin Gallery d’Oshawa en 2000. C’est la dernière exposition de Carl au Canada de son vivant. Il reste fidèle à ses intérêts ainsi qu’à ses impulsions critiques et créatives, ce qui, ensemble, crée une exposition malmenant ouvertement le marché de l’art et la société de consommation, et jugeant leur incapacité à offrir des options et un accès aux artistes autochtones. Dans un essai pour le catalogue de l’exposition, Murray cite mon père pour expliquer ses préoccupations écologiques par rapport au public canadien et au marché de l’art : « Derrière la figure de la baleine se cachent la marchandisation, les dollars et la tuerie, tout ce qui est possible. Démontez tout cela et concentrez-vous sur l’esthétique, la beauté, les mélanges de rouge et de vert. La baleine de notre être comprend tout ce qui est arrivé à la baleine, ce qui d’une certaine façon arrive à tout le reste. Peut-être même à notre disparition collective du monde. »
En 2005, Carl reçoit le Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques. Sa santé et sa vision défaillant, il se déplace en fauteuil roulant lors de la cérémonie. Il est aidé jusqu’à l’estrade, où la gouverneure générale Michaëlle Jean lui remet le prix. Plus tard, lorsqu’une photo de l’événement est livrée à son domicile dans un cadre majestueux, il déclare : « Je n’ai même pas besoin de la voir. Elle est probablement juste au-dessus de moi, regardant de haut. »
Le 30 juillet de la même année, mon père s’éteint en esprit à la suite de complications liées à un diabète de type 2. Trois ans plus tard, le premier ministre Stephen Harper signe une loi de restitution pour les personnes survivantes des pensionnats et leur présente des excuses publiques. De manière peut-être prophétique, à la suite de la réception du Prix du Gouverneur général, on a demandé à mon père, lors d’un entretien radiophonique à la CBC, s’il se sentait « validé », sachant que tout son travail avait enfin été reconnu. Il a répondu : « Non, ce n’est pas une validation. Mon travail constitue sa propre validation. »